24 novembre 2007
Dans une somme ambitieuse retraçant l’histoire de la démocratie, de la Renaissance à nos jours, le philosophe s’interroge sur les impasses politiques de notre société.
Marianne : Le temps présent n’a pas l’air de vous réjouir. Les remarques introductives de l’Avènement de la démocratie sont d’un scepticisme aigu : « Sommes-nous vraiment condamnés, sans espoir de retour, à l’agitation immobile et à l’agonie perpétuelle des morts-vivants de la posthistoire ? », comme vous l’écrivez. Quel programme !
Marcel Gauchet : Le diagnostic a pour lui beaucoup d’éléments de vérification dans notre actualité. Mais le sens de mon entreprise est précisément de faire éclater la prison du présent en prenant du recul historique. Je crois que, si on prend la peine de revisiter, sur la longue durée, le mouvement qui nous a conduit là où nous sommes, on voit du possible se profiler…
On voit peut-être du possible, mais on ne voit pas d’imprécateur se lever, comme vous le dites ; on ne voit pas se dessiner d’alternative particulière. Que voit-on ?
M.G. : Justement, on s’aperçoit dans le moment où nous sommes que les tâches les plus importantes, les plus lourdes, les plus décisives, ne consistent pas à se projeter dans un futur qui serait placé sous le signe de la différence radicale, mais tout simplement à réagencer les données lourdes de notre monde dans une autre distribution que celle dont nous sommes prisonniers aujourd’hui. Ce qui se cherche dans notre monde inquiet, ce n’est pas un avenir vraiment autre, c’est une transformation interne de très grande ampleur.
Vous voulez dire que tous les éléments sont à notre disposition, mais que nous ne savons pas quoi en faire ?
M.G. : Oui. Nous ne savons pas les agencer parce que nous n’avons plus les idées claires ; ce ne sont pas seulement les valeurs du progrès et de la solidarité qui se sont éclipsées, ce sont les finalités qui se sont absentées…
Vivrait-on dans une sorte de fuite en avant ?
M.G. : Une fuite en avant de tous les côtés, et il y en a des illustrations spectaculaires. Quand on voit les Etats-Unis se précipiter en Irak et prétendre remodeler le Moyen-Orient, voire le monde, à leur image. Ou bien si on considère la situation des retraités de l’histoire européenne, ces retraités de la posthistoire européenne, ne sont-ils pas eux aussi dans la fuite en avant ? Voyez cet élargissement conduit à l’aveugle, cette constitution inapplicable, et maintenant ce minitraité. N’est-ce pas la preuve que les bureaucrates qui bâtissent la construction européenne sont dans la fuite en avant ? Et ne parlons pas des entreprises, dont certaines naviguent à vue.
Réagencement interne, cela veut dire, chez vous, réagencement du progrès, de la solidarité de l’équilibre social, de la vision de la science, de notre conception de la puissance ?
M.G. : Ces livres sont un inventaire des données historiques lourdes avec lesquels nous devons procéder. Cette prise de conscience des éléments qui composent notre monde est le préalable à ce grand réagencement dont le symbole nous est fourni par la question écologique, qui n’est peut-être pas le dernier mot du problème, mais qui a une signification très forte. Il ne s’agit pas tant d’inventer autre chose que de faire autrement. Nous ne sommes plus dans l’âge des révolutions. On n’ose plus prononcer le mot « refondation ». Il dit pourtant quelque chose de très profond sur cette nécessaire ressaisie…
Quelles sont les valeurs qui ont vraiment un sens pour vous ?
M.G. : je n’ai aucune prétention prophétique pour annoncer des transmutations radicales. Je vous l’ai dit, nous avons toutes les données entre les mains.
Mais ça ne fait pas une politique ? Vous le dites vous-même !
M.G. : C’est pourquoi nous avons besoin du politique. C’est la chose du monde la plus difficile à faire entendre, parce que les droits de l’homme par eux-mêmes ne sont rien, si nous ne les associons pas à des structures politiques qui sont les seules susceptibles de leur donner un sens. Et je crois que c’est ici le point aveugle de notre monde, c’est stupéfiant. Il y a trente ans, tout était politique, et maintenant plus rien ne l’est. La politique sans pouvoir, qui est devenue un peu l’idéal onirique des démocraties européennes, ne nous mène nulle part.
Cela passe, selon vous, par une meilleure compréhension de l’histoire que nous faisons ?
M.G. : L’histoire est escamotée, la seule chose qui compte, pour la majorité de nos contemporains, c’est que l’économie fonctionne. L’idée que cette économie puisse participer à une histoire qui ait du sens, où la richesse d’un produit serait mise au service d’un façonnement de l’aventure humaine compris dans la continuité du passé et d’un avenir possible, cela est devenu une fiction, au même titre que l’intelligence de l’humanité à l’égard de son propre destin. Or, sans cette puissance de l’humanité, c’est-à-dire de la démocratie, notre monde est incompréhensible. Sous le nom de démocratie, nous mettons celui de liberté, mais donner la liberté aux individus ne suffit pas, il faut aussi leur donner du pouvoir, de la puissance d’agir.
Cette crise de l’action collective, au regard de l’année qui vient de passer, comment l’analyseriez-vous ?
M.G. : Nous avons un président de la République exemplaire, qui est un homme d’action ; seulement, il pense qu’on peut agir sans avoir la moindre analyse de pourquoi nous en sommes arrivés là et vers quoi cela peut nous mener. Il agit pour agir. Il espère mobiliser les gens, sans aucune perspective, sinon en leur proposant de travailler plus, pour gagner plus, ce qui est un peu étroit…On est tombé dans le socialisme le plus primitif qui soit : celui de la survie améliorée.
Un mot sur l’impérialisme, qui est un de vos chapitres importants. Quelle différence feriez-vous entre l’impérialisme colonial et les nouvelles formes d’impérialisme aujourd’hui ? Je pense surtout à celui de l’hyperpuissance américaine ?
M.G. : Deux constats : tout le monde est à peu près d’accord aujourd’hui pour penser que la théorie léniniste de l’impérialisme, ce n’était pas vraiment ça, mais, en même temps, personne ne se tracasse pour en établir une autre. Qu’est-ce qui s’est passé dans ce moment incroyable de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, moment de l’explosion mondiale de la domination européenne ? On parle aujourd’hui tout le temps de cette première mondialisation, mais sans chercher à la mettre en relation avec la nouvelle mondialisation dans laquelle nous sommes. Or, il faudrait la penser en liaison avec la première. Contrairement à ce que disait Lénine, et tous les marxistes de l’époque, la mondialisation 1900 fut une mondialisation politique. L’économie suivait. C’était une mondialisation par la domination. Aujourd’hui, nous baignons dans une mondialisation complètement différente. On assiste en Europe à la dissolution du politique dans le marché mondial. Sauf qu’à côté de cette dissolution, en marge de tous les autres pays, les Etats-Unis, eux, rejouent un impérialisme qui n’est pas sans rappeler l’ancien. Les gens qui ont le moins compris ce qui est en train de se passer dans le monde aujourd’hui, ce sont les gouvernants américains. On pourrait presque dire, mais c’est une formule excessive, une image : l’Allemagne qui fut le pays sur lequel la première mondialisation a le plus tapé sur la tête fut le problème du XXe siècle. Et les Etats-Unis, pour des raisons voisines, d’empire rêvé dans un monde qui n’est plus fait pour les empires, pourraient être le problème du XXIe siècle.
N’avez-vous pas tendance à réintroduire les philosophies de l’histoire par la bande…Vous insistez beaucoup sur le devenir, la projection dans le temps. Vous dites que ce sont les fluctuations de l’histoire qui nous échappent…
M.G. : Quelle est la bonne manière de sortir des philosophies de l’histoire ? Ce n’est pas en ignorant l’histoire, mais en la pensant pour de bon. Ce que nous savons des philosophies de l’histoire, c’est que leurs prises sur l’histoire réelle étaient assez modestes. Que s’est-il passé ? Que se passe-t-il ? Arrêtons-nous là. Comment faire l’économie d’une analyse du mouvement dont nous sommes les acteurs ? Faut-il se résigner à une espèce de nihilisme, qui est en gros la philosophie de notre société ? Il n’y a plus de philosophie de l’histoire, mais la philosophie de la croissance la remplace, et elle ne fait pas l’affaire. Aussi, la bonne manière pour sortir des philosophies de l’histoire, c’est de chercher à voir clair dans l’effectuation de l’histoire qui est la nôtre. C’est par la pensée de l’histoire que l’on échappe au piège de la naïveté des philosophies de l’histoire. Or la question qui se pose à nous est précisément celle du nous. Au fond, nous vivons dans une société du je. Il y a des acteurs, mais il n’existe pas de communauté d’action. L’Europe est devenue le monde et, en même temps, elle a l’air un peu pâle. Qu’est-ce qu’elle peut aujourd’hui proposer au-delà de l’économie ou de l’écologie ? Une société très écologique pourrait devenir une société abominable. Il y a un fascisme écologique potentiel. On le sent. L’écologie a une vertu symbolique parce qu’elle réintroduit la question de ce que nous pouvons sur nous-mêmes. Mais elle ne répond pas à la question : quelle communauté humaine voulons-nous ? Nous sommes obligés de repartir sur ce terrain. Les communautés historiques d’action politique dans l’histoire de l’Europe se nomment les Etats-nations. Nous devons réévaluer cet héritage. Car les Etats-nations sont la bonne structure de coopération entre les communautés humaines. Telle est la leçon de l’Europe depuis cinquante ans. Et les nations, ce n’est pas la guerre mais la paix, la coopération. Le miracle européen repose sur l’idée que les petits et les grands parlent d’une même voix. Les Français ne disent pas aux Luxembourgeois qu’ils sont des nains. De ce point de vue-là, l’Europe me paraît avoir une longueur d’avance, mais elle ne le sait pas elle-même : malheureusement.
Propos recueillis par Philippe Petit.