La Gazelle. Journal du théâtre Dunois
n°9, novembre 2007
« Devenez vous-même en huit leçons ; réussissez votre vie en quinze… » L’individu est désormais sommé de s’épanouir. Mais l’injonction ne mérite-t-elle pas d’être questionnée à l’heure où les gens ne se sont jamais montrés si inquiets d’eux-mêmes ? D’où sort cet impératif qui oblige chacun à « réussir sa vie » ? Nos ancêtres ne vivaient pas avec ce poids là. Ils enduraient un autre joug, celui des obligations plus concrètement violentes, commandées par leur dépendance au collectif. Le « collectif »… il est vrai qu’on en parle encore… pour déplorer le plus souvent un sens en voie de disparition. Notre principal projet existentiel semble se réduire à la défense de nos droits. Au point d’oublier le projet politique de société sans lequel ces « droits » sont radicalement menacés ? C’est en partie la thèse de Marcel Gauchet, philosophe et historien, qui se demande où peut mener ce phénomène de sacralisation des individus. Entretien.
Vous invitez à penser « l’individu » non comme une donnée naturelle, mais comme le fruit d’une évolution historique…
Marcel Gauchet- Le narcissisme contemporain voudrait en effet penser l’individu comme une entité autonome qui se détache de toute appartenance et veut ignorer la société dans laquelle il vit. C’est oublier que l’individualisme n’est pas un phénomène nouveau mais une dimension originale de la culture occidentale que l‘on fait remonter à la Renaissance et qui a produit un discours singulier que l’on appelle « Psychologie ». Alors l’étude des manières de sentir, de se comporter des individus a commencé à paraître digne d’intérêt.
La nouveauté, c’est que ce mouvement individualiste a connu depuis les années 1970 une accélération spectaculaire dont l’expression la plus visible tient aux bouleversements des liens familiaux. La famille perd le statut d’institution qui soumettait ses membres à de fortes contraintes, à des rapports de dépendance, d’obligation, de hiérarchie. La famille n’est plus un rouage de l’ordre social, elle est devenue une affaire privée. C’est évidemment lié à l’émancipation des sexualités : la société a cessé de s’organiser autour de la contrainte de sa reproduction. Mais cette contrainte de la reproduction justifiait chaque existence comme le maillon d’une chaîne destinée à se prolonger. Jusqu’à peu, le sens de la vie tenait à la perpétuation même de la vie qui passait par vous pour se projeter indéfiniment plus loin. A partir du moment où l’individu ne vit plus que dans le culte de sa réussite personnelle surgit inéluctablement la question existentielle du sens de sa vie. Et comment être à la hauteur d‘un idéal aussi ambitieux que celui de « réussir sa vie » sans être menacé de frustration et de dispersion ?
Les nouvelles conditions de notre venue au monde ne sont pas non plus sans conséquence…
L’enfant est devenu le produit du désir singulier de ses parents. Il n’est plus le fruit de la nécessité de la vie qui se poursuit mais celui de la créativité de ses parents ce qui ne va pas sans incidences psychiques. Cet enfant du désir doit se construire avec ce fantasme : « Je ne suis pas le fruit du hasard, j’ai été désiré, voulu comme je suis ». Cela affecte les conditions mêmes de l’individuation psychique : nous devenons normalement des individus en assumant la contingence qui préside à notre existence, c’est-à-dire que justement nous n’avons pas choisi d’exister, nous n’avons pas choisi nos parents, le moment où nous sommes nés, notre physique, etc. Prendre en charge cette contingence et la solitude qui s’y attache, c’est ce qui fonde notre capacité d’indépendance psychique, c’est là que se joue la constitution de l’identité personnelle. L’enfant du désir souffre lui d’une nouvelle forme d’aliénation inconsciente à ce qui lui a donné la vie. Comment échapper à ses origines? L’individualisation ( fait social ) finit par se retourner contre l’individuation ( fait psychique ).
D’après vous, l’individualisation telle qu’elle s’exprime aujourd’hui menace également notre aptitude à la socialisation…
La famille est effectivement devenue un refuge contre la société. On le voit bien à l’école où de plus en plus de parents souffrent du fait que la personnalité de leur enfant ne soit pas suffisamment prise en compte. Mais l’apprentissage de la socialisation recouvre ce processus par lequel on apprend à se regarder comme un parmi d’autres. Il ne s’agit pas seulement de coexister avec les autres mais d’apprendre à se vivre comme anonyme, à se détacher suffisamment de soi pour acquérir le sens du public, de l’objectivité, de l’universalité, et de se placer au point de vue du collectif. Le grand mythe dont nous souffrons aujourd’hui, c’est celui du retour à l’état de nature, avec des individus autonomes qui s’ajusteraient de manière naturelle. Mais les rapports entre les êtres ne se régulent pas spontanément et il ne peut y avoir d’hommes libres sans société. La socialisation exige un apprentissage du détachement de soi qui paraît remis en cause.
L’individu aujourd’hui veut « rester soi même » en toutes circonstances et cette authenticité qu’il réclame devient antagoniste de l’inscription dans un collectif. C’est oublier aussi que ce désengagement n’est possible que parce que nous évoluons à l’intérieur d’un monde où nous n’avons plus à nous soucier de ce qui nous relie aux autres. Et le paradoxe, c’est que l’état n’a pas disparu, au contraire, il n‘a même jamais été aussi présent. Nous faisons comme s’il n’existait pas, nous lui reprochons d’en faire toujours trop et dans le même temps nous ne cessons de lui en demander davantage. Ce qui tend à disparaître, c’est le sentiment de responsabilité des individus face au lien social, comme s’ils n’avaient plus à l’entretenir, qu’il n’était plus à leur charge.
Mais la volonté de défendre les droits de l’homme n‘exprime-t-elle pas une forme d’attention nouvelle au collectif ?
Non, dans la mesure où les droits que l’individu contemporain tient à défendre s’apparentent de plus en plus à la défense de prérogatives privées. « La déclaration des droits de l’homme » vise à l’origine les droits d’un sujet rationnel, d’un être abstrait qui n’est pas envisagé sous l’angle de sa singularité, au contraire. On a suffisamment reproché ce formalisme au langage des droits de l’homme depuis deux siècles. Il a pleinement disparu aujourd’hui. On est passé d’une vision abstraite de l’homme à celle d’un individu concret. En oubliant peut-être que ce qui constituait la dignité de l’homme était de s’élever au dessus des particularités de chacun et de penser pour l’humanité en général. Mais on n’a plus foi dans « le peuple » ou même dans la souveraineté partagée entre les citoyens et le gouvernement. On a foi dans le droit qui protège et départage les individualités. Notre société d’individus voudrait assimiler les droits de l’homme à une politique, mais j‘ai longuement développé l’idée que les droits de l’homme ne sauraient tenir lieu de politique.
Mais pourquoi l'individu ainsi sacralisé semble de plus en plus inquiet?
Quand on est livré à soi-même, on mesure qu’on n’est pas grand-chose. L’individualisme finit par fonctionner comme une prison. Quelles perspectives d’avenir offre-t-il aux gens ? Le savoir ( qu’il soit d’ordre pratique ou intellectuel ) incarnait un moyen pour l’individu de rejoindre le courant général. Apprendre un métier par exemple offrait une forme de maîtrise et par là de puissance. Les conditions de l’entrée dans la vie professionnelle ont radicalement changé. Il n’est plus question de choisir une carrière. Il s’agit avant tout de se préparer à se déterminer soi-même. La vision traditionnelle de la maturité est ainsi remise en cause.
Rejoindre l’état adulte n’est plus une mission imposée par le collectif, et les bénéfices de reconnaissance sociale qui l’accompagnaient sont devenus caduques. L’idéal aujourd’hui est de « rester jeune ». Qu’est-ce qui se cache derrière cette formule ? « Rester jeune », c’est garder du possible devant soi. L’état adulte est par essence déterminé : on a choisi un partenaire amoureux, un métier, on a pris sur un plan social des engagements qui vous arrêtent et vous contraignent. « Rester jeune », au contraire, c’est rester aussi affranchi que possible de toute détermination. Ce nouvel idéal fait de l’individu un entrant permanent dans la vie qui dispose de cette faculté propre à la jeunesse de tout remettre en question.
Cela a aussi des conséquences sur notre manière d’appréhender l’art…
Nous avons vu triompher l’idée de création. La création, c’est le prolongement de l’individu, l’affirmation d’une individualité qui produit quelque chose qui lui ressemble.
Dans ce contexte, la notion de tradition, l’idée même de référence à une tradition passe au second plan. C’est oublier que pour inventer, il faut vraiment connaître. L’art n’a de sens que dans un mouvement historique dont l’artiste a conscience. Sinon, il se réduit à une production arbitraire.
Par ailleurs, si l’on prend l’exemple du théâtre, de tous les arts, c’est sans doute celui qui souffre le plus du triomphe de l‘individualisme. Il implique un rituel, un rapport au religieux entendu comme ce qui relie une communauté qui célèbre quelque chose à travers une représentation. L’intensité rituelle est ce qui fait tout le charme des grandes représentations. Le théâtre, c’est la troupe, le public, et comme le sens du collectif n‘est plus ce qui prime, le théâtre a du mal à définir sa place dans le monde contemporain.
Mais peut-on rester optimiste et envisager un avenir à cette société d’individus ?
Nous assistons à un étonnant paradoxe. La démocratie occidentale ne met plus en question les principes sur lesquels elle se fonde. Nous vivons une époque de pacification, de consensus sans voir que la démocratie est en train de perdre sa substance. L’individu ne peut rien sans la démocratie et pourtant elle n’a jamais été aussi méconnue dans ses conditions d’exercices.
L’avenir des individus exigera donc une renégociation des rapports entre eux-mêmes et leur société. C’est bien de cultiver l’estime de soi, mais l’individu doit affronter une question plus pressante : « comment parvient-on à obtenir l’estime des autres ? ». Comment survivre sans cultiver le désir d’appartenir à une collectivité qui fonctionne bien ? Il faut passer par la renégociation des rapports entre le « je » et le « nous »,que ce soit au niveau de la famille ou de la cité. Sinon, notre démocratie va se retrouver dans l’impasse.