Conférence de Marcel Gauchet prononcée le 8 juin 2004 dans le cadre du cycle « Démocratie et marché » organisé par Jean-Paul Fitoussi à la Bibliothèque nationale de France (Paris).
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Introduction
J’imagine bien que dans le cours de ce cycle de conférences, vous avez examiné sous tous les angles les corrélations qui unissent la démocratie et les marchés. Aussi ai-je choisi de prendre un angle d’attaque un peu particulier en prenant à la lettre la question que m’avait proposée Jean-Paul Fitoussi : la question de savoir s’il y a un déterminisme. Entendons – l’expression ne souffre pas l’équivoque du point de vue du sens commun – un déterminisme du marché à l’égard de la démocratie, de l’économie à l’égard de la politique.
A première vue, du point de vue du sens commun toujours, la question se présente comme tranchée. En effet, il y a historiquement une corrélation entre existence d’un marché économique et démocratie politique mais, entre les deux termes, la relation n’est pas mystérieuse : il y a un déterminisme du marché à l’égard de la démocratie. C’est ce que résume aujourd’hui sous une forme polémique l’expression populaire de « dictature des marchés ». Le problème étant de savoir, par rapport à une telle expression, si un marché peut exercer une dictature. Nous y reviendrons mais on voit bien l’idée.
Je souligne au passage, à ce propos, le beau paradoxe qu’offre la configuration intellectuelle présente. Nous sommes témoins simultanément de la débâcle du marxisme, qui a mis en forme cette relation, et du triomphe de l’économisme. Marx est peut-être mort mais l’idée que l’infrastructure détermine la superstructure n’a jamais été autant en faveur. La thèse selon laquelle l’économie commande a envahie l’espace politique entier, de la gauche où elle faisait figure jadis de flambeau de la démystification à la droite qui s’y est ralliée sans état d’âme. Elle fait l’unanimité dans des versions dures ou dans des versions douces et, chose importante à noter, elle est partagée par ceux qui s’opposent au capitalisme comme par ceux qui se réjouissent de son existence.
Et bien, c’est contre ce sens commun que j’irais tout en essayant de sauver les apparences sur lesquels il repose. Je m’efforcerais de déplacer les termes du problème et de faire ressortir la relativité de ce déterminisme qui nous semble quotidiennement omniprésent. Je m’attacherais à montrer combien nous sommes activement complices de ce déterminisme d’une manière qui oblige à y introduire quelque chose comme le concours d’une liberté. Servitude, peut-être, mais servitude volontaire assurément. Notre problème étant d’identifier la nature et les ressorts de cette volonté. Pour ce faire, il est indispensable de pendre du recul et d’adopter une vue historique longue. Il faut commencer par remettre en perspective ce qui est, ni plus ni moins, la formule architecturale des sociétés modernes. Formule architecturale qui commande la place qu’y tiennent l’économie et le marché qui coordonne l’activité économique. Formule qui fournit la clé de la capacité de commandement exercée par l’économie et qui permet d’en préciser les limites.
L’économie dans les sociétés religieuses
et dans la société de l’histoire
Il y a évidemment des activités de production et d’échange dans les sociétés religieuses. Elles occupent même la quasi totalité de la population au titre de la subsistance collective. Mais elles ne composent pas un domaine possédant une existence indépendante, dotée de mécanismes de régulation propres, ce que va désigner le marché. Les activités que nous appelons communément économiques, par une vue rétrospective un peu rapide, restent prises à l’intérieur d’un ordre social d’ensemble qu’elles ne commandent pas. L’échec du marxisme à expliquer les « sociétés pré-capitalistes » comme il dit, la féodalité ou la cité antique, à partir du mode de production ne me semble plus avoir besoin d’être longuement plaidé. Le déterminisme économique que le marxisme invoque à l’air de marcher plausiblement que dans les sociétés bourgeoises, industrielles et capitalistes. Et encore une fois, quand je dit qu’il marche, je veux dire qu’il y a une plausibilité élémentaire qu’il n’a absolument pas pour l’analyse des sociétés antérieures.
Pour caractériser ces sociétés religieuses, dans leur concept le plus englobant, je m’en tiendrais à trois traits connexes : hétéronomie, passéisme, primauté du politique.
L’hétéronomie c’est, très simplement, le fond du religieux. L’ordre social n’est pas de nous mais il nous est donné d’ailleurs, du dehors par un Autre. Il relève d’un principe invisible et supérieur auquel nous n’avons qu’à obéir. Nous ne sommes pas producteurs de notre société. Nous sommes produits ou plutôt, nous avons été produits une fois pour toute.
C’est ici que l’hétéronomie croise le passéisme dans l’acception fondamental du terme et sans la moindre nuance péjorative qu’il revêt dans son usage ordinaire. L’extériorité métaphysique du fondement implique, en effet, son antériorité temporelle. Ce qui nous commande du dessus nous commande aussi d’avant. C’est en ce sens que les sociétés religieuses sont des sociétés de tradition : des sociétés où le temps social légitime est le passé, source de modèles ancestraux auxquels il s’agit de rester fidèle.
Primauté du politique, enfin, troisième et dernier trait, parce que le politique, dans ce cadre, est le relais par excellence du fondement religieux parmi les hommes. Ses accointances envers l’invisible et le divin le légitiment comme le facteur d’ordre au sein de la collectivité. Il s’impose en leur nom comme la clé de voûte des hiérarchies par lesquelles l’organisation de la société communique avec son foyer d’en haut et y trouve son essencielle unité.
L’originalité des sociétés modernes, en regard, tient au processus de sortie de la religion qui les a arrachées à ce processus de structuration millénaire et qui a renversé ce mode de structuration terme pour terme. Je n’entreprendrais pas de retracer ce processus qui comporte plusieurs étapes et composantes. Je le considèrerais dans son dernier état, dans sa forme complètement développée qui est la société de l’histoire telle qu’on la voit s’affirmer à partir du début du XIXe siècle pour se contenter du repère conventionnel.
Le contraire de la société religieuse c’est la société de l’histoire c’est-à-dire la société qui, au rebours du passéisme religieux, se projette dans l’avenir et s’organise en vue du changement. Toutes les sociétés sont historiques en un sens en ceci qu’elles changent et qu’elles ne peuvent pas ne pas changer. Il n’empêche que la plupart des sociétés humaines ont fait le choix d’ignorer ce changement au profit de la célébration d’un ordre réputé intangible ou immuable d’origine sacrale. La religion, en ce sens, peut être dîtes l’organisation sociale contre l’histoire. Histoire au sens moderne il y a quand l’organisation collective bascule du passé religieux vers le futur profane. Un futur qui est réputé devoir être produit par les hommes eux-mêmes selon une causalité sociale immanente, interne. L’histoire telle que nous la comprenons, en d’autres termes, c’est la compréhension du devenir comme générateur. Pour le dire autrement encore, c’est la perspective de l’autoproduction du monde humain dans la durée.
Les conséquences du changement d’orientation temporelle :
le renversement libéral et la dissociation de la
société civile et de l’Etat
Il s’en suit de ce renversement futuriste un remarquable changement d’architecture des communautés humaines dont le trait le plus caractéristique est l’apparition de la dissociation de la société civile et de l’Etat. Le basculement vers l’avenir entraîne avec lui le renversement de l’ancienne primauté du politique au profit d’une primauté nouvelle de la société.
Le politique devait sa primauté à son rôle de relais de l’ordre transcendant, rôle qui exigeait qu’il ne fasse qu’un avec la communauté politique, ce que va exprimer dans les langues modernes de l’Europe le terme Etat qui désigne à la fois l’instance d’ordre qui commande tout et le tout lui-même.
La société conquiert la primauté en tant que foyer du mouvement, en tant que source de la dynamique historique et elle se sépare de l’Etat. Elle s’émancipe de son ancienne étreinte ordonnatrice au nom de sa capacité dynamique à définir son organisation par ses propres moyens. Elle doit être libre et protégée contre les empiètements de l’autorité politique parce que c’est la condition de sa fécondité créatrice dans tous les ordres. Elle sera d’autant plus laborieuse et inventive qu’elle aura la latitude de développer ses initiatives c’est-à-dire les initiatives de ses membres car l’émancipation de la société civile par rapport à l’Etat c’est simultanément, bien entendu, l’émancipation des individus qui la composent les uns par rapport aux autres. C’est la substitution de rapports sociaux fondés sur l’accord mutuel, les rapports contractuels, aux rapports statutaires contraints par les appartenances et les positions hiérarchiques prédéterminées.
Le renversement de ce rapport de forces entre Etat et société civile va se traduire dans l’avènement du gouvernement représentatif. Celui-ci consacre l’indépendance et la primauté de la société civile puisque c’est de cette société civile qu’émane le pouvoir. Il ne s’impose plus d’en-haut, il est désigné et formé par en-bas sans autre justification que les besoins de la société qu’il est destiné à servir.
C’est dans le cadre de cette différentiation/émancipation de la société civile qu’apparaît l’économie dans son concept moderne comme domaine indépendant des activités d’échange et de production pourvu de ses propres mécanismes internes de régulation, soit très exactement ce qui donne sens à l’idée moderne de marché.
Il y avait des marchés avant le concept de marché depuis très longtemps. Ne confondons pas les deux. Je parle ici de l’idée de marché. La séparation de la société civile par rapport à l’Etat commandée par l’irruption de la dynamique historique se prolonge en séparation de l’économie à l’intérieur de la société civile- séparation de l’économie par rapport au reste des autres activités sociales.
Il faut bien saisir la logique de cette genèse dont je n’ai pas besoin de dire que je la retrace ici sous une forme ultra schématique. Si l’économie est fondée de la sorte à se dissocier et à se clore sur son propre système de règles c’est parce qu’elle est le fer de lance de la puissance d’histoire. C’est par l’économie – et vous voyez le lien qu’il y a ici entre économie et marché que, pour la commodité de mon exposé, je pourrais employer indifféremment même s’il y aurait lieu de faire toute sortes de nuances – spécialement, spécifiquement, que passe l’autoproduction du monde humain dans le temps parce qu’elle est – il faudrait ici développer tout une analyse des raisons de cet état de fait – le système du travail – il faudrait mesurer ici le lien avec l’industrie et la technique – parce que l’économie est le vecteur de la transformation de la nature et de l’émancipation vis-à-vis des contraintes de la nature, parce qu’elle est l’agent de la redéfinition de l’espace humain sur de nouvelles bases matérielles et techniques.
Il est capital d’apprécier cette légitimité non dite ou implicite mais d’une implacable puissance dont jouit l’économie, ainsi comprise, au sein de notre monde. Elle est, au-delà de toutes les apparences immédiates sur lesquelles elle se livre, la matérialisation par excellence de l’orientation vers le devenir et c’est à ce titre que nous nous en remettons à elle. C’est faute d’ailleurs d’avoir apprécier cette légitimité que toutes les critiques de l’économie à ce jour ont échoué à emporter quelques convictions que ce soient.
Comment nous nous sommes aliénés à l’économie ?
Nous avons les bases de notre problème à partir de cette dissociation et de cette construction en système autonome de l’économie. Sur la base de cette dissociation et de cette autonomisation de Ses mécanismes autorégulés, l’économie – j’emploierais, je le précise, à partir de maintenant, indifféremment, pour les raisons que j’ai dîtes, économie, industrie, marché même s’il y aurait lieu encore une fois d’établir des distinctions – libre de se développer selon ses règles et ses fins propres devient un facteur d’entraînement. Le facteur d’entraînement décisif de la vie des sociétés modernes. Elle apparaît comme ce qui mène les sociétés au point de pouvoir être tenue à partir des années 1840 – la date est assez précise – comme le déterminant majeur de la manière d’être des sociétés modernes. Elle impose sa loi. Elle se transforme en « tyran collectif », une expression des années 1840 qui anticipe notre « dictature des marchés ».
L’économie, autrement dit, apparaît comme l’opérateur d’une aliénation collective. Nous nous sommes aliénés à l’économie mais nous nous y sommes aliénés en fonction de ce que nous en attendons. C’est nous qui avons fait le choix de notre aliénation. Nous sommes, malgré nous, des croyants dans l’économie car ce qui est investi en elle c’est la liberté collective de se faire qui est la liberté par excellence des modernes. C’est cela l’autonomie, pas comme l’étymologie du terme l’indique - « se donner sa propre loi » - mais bien davantage : le « se faire soi-même » de l’humanité dans le temps.
Vous avez reconnu la matrice philosophique de l’idée de révolution selon Marx dans ce qu’elle a d’extraordinairement profond et séduisant. Cette contradiction entre la liberté potentielle dont est chargée l’économie et l’aliénation collective que sa force de détermination aveugle engendre dans son mode de fonctionnement actuel, est ce que la révolution prolétarienne est chargée de dénouer de telles sortes que les promesses d’humanisation du monde et de la société inscrites dans le pouvoir d’autocréation de l’économie puissent s’accomplir. C’est avec cette contradiction entre une liberté promise et une aliénation ressentie que nous nous débattons toujours.
Le déterminisme économique s’amplifie corrélativement
à l’approfondissement de l’orientation historique
Mais cette base du problème ne suffit pas. Pour en avoir toutes les dimensions mais pour en cerner surtout les termes actuels, il est nécessaire d’approfondir quelque peu disons le « problème Marx ». Il est nécessaire de faire entrer en ligne de compte l’histoire de cette orientation historique dont a surgi l’économie et avec elle le problème du déterminisme du marché.
Quand je parle du basculement vers l’avenir, il s’agit de tout – vous vous en doutez – sauf d’un passage instantané qui se serait opéré une fois pour toute. Il s’agit d’un lent redéploiement des activités collectives qui n’a cessé de s’élargir et de s’amplifier depuis qu’il s’est engagé entre 1750 et 1800 - 1850 étant le moment où le processus est consommé. Il y a eu un approfondissement continu de l’orientation historique depuis deux siècle et un approfondissement corrélatif des dimensions qui vont avec. Au premier chef, la dissociation de la société civile et de l’Etat – l’autonomisation de la société civile – et la différentiation de l’économie à l’intérieur de la société civile. Nous sommes dans un moment critique, je crois, de cette accentuation de l’orientation historique et de l’autonomisation de la société civile et donc de l’autonomisation de l’économie et donc du déterminisme exercée par cette dernière. C’est ce moment qu’il nous faut essayer de mettre en perspective.
Fruit de l’émancipation de la société civile, agent de la liberté collective de création historique, l’économie se révèle être simultanément donc un facteur de servitude. Détaillons cette aliénation. Elle se manifeste au moins à trois niveaux.
Au niveau des rapports sociaux concrets et du contrat de travail. Elle se manifeste dans la servitude du salariat.
Elle se manifeste ensuite au niveau politique dans la reconstitution de puissances d’argent privé qui jouissent d’influences disproportionnées dans la délibération et la décision publiques. C’est tout le thème, apparu très tôt au XIXe siècle, des féodalités industrielles et financières.
Enfin, cette aliénation se manifeste à un niveau plus élevé encore, métaphysique pour ainsi dire, en entamant cette liberté collective qu’elle prétend servir et qu’elle détourne. Pour finir, ce sont les forces aveugles de la technique, de l’argent, de l’intérêt qui décident de l’ensemble du destin collectif sur leurs critères étroits et extrêmement particuliers. Etant donné, en même temps, la force de ces critères qui sont ceux de l’économie, ils entraînent la société toute entière dans une direction incontrôlée. L’économie est, pour les modernes, ce qui fait qu’ils ne savent pas où leur société va alors qu’elle est en charge de la créer dans ses assises.
Aussi, l’avènement du règne de l’économie n’est-elle pas allé sans susciter une réaction de grande ampleur. Elle est devenue la question de la société. Comment encadrer, maîtriser, humaniser, comment dépasser ces forces du marché ? Comment entrer en possession de ce qui devrait n’être, par statut, qu’un moyen et qui s’impose dans son fonctionnement réel comme une fin ?
Cette problématique se constitue à partir des années 1840 – j’y faisait allusion tout à l’heure. Elle devient centrale et dominante avec l’affirmation politique du mouvement ouvrier dans les années 1880-1914. Elle aura été la question cardinale du XXe siècle depuis la révolution bolchevique de 1917 jusqu’au tournant des années 1970. Elle aura suscité un gigantesque travail d’organisation – organisation est le maître-mot du court XXe siècle - sous l’égide de l’Etat. Le court XXe siècle aura été aussi le siècle de l’Etat pour le pire et pour le meilleur.
Travail d’organisation à multiples visages - que je ne puis détailler - pour remettre l’économie sous le contrôle de la politique selon deux voies. Ou bien la voie révolutionnaire de la suppression de l’économie de marché et l’appropriation collective des moyens de production. Autrement dit, le réenchâssement de l’économie sous le commandement du politique. Ou bien, la voie réformiste d’une régulation ne touchant pas aux mécanismes de l’économie libérale mais les plaçant sous contrôle public.
Du marché économique à la société de marché
Par rapport à cet effort séculaire, nous avons depuis trente ans complètement changé de problématique. Je n’ai pas besoin de m’y étendre. Ce que je voudrais juste souligner, au-delà des faits bien connus qui vont de la révolution libérale thatchero-reaganienne à l’écroulement de l’Union soviétique, de son bloc et à l’élargissement mondiale de l’économie subséquent, c’est la signification profonde de cette configuration nouvelle dans l’optique qui est la nôtre. Elle est loin de se réduire à ses péripéties politiques qui ne font que la mettre en musique.
Ce que nous avons vécu, ce que nous sommes en train de vivre depuis une trentaine d’années, c’est une nouvelle phase d’approfondissement de l’orientation historique. C’est cette relance qui est derrière ce vaste mouvement de libéralisation que nous constatons dans tous les domaines de la vie sociale car encore une fois il est très loin de se réduire à la seule économie. Il concerne l’organisation collective dans son ensemble. On pourrait le montrer et le détailler secteur par secteur. Il se marque à une autonomisation de la société civile, à une autonomisation de ses composantes – les composantes individuelles au premier chef mais aussi bien les composantes organisationnelles ou associatives. Il se marque aux changements des rapports politiques de cette société civile autonomisée avec la nature et le rôle de l’Etat. Ces transformations sont aussi cruciales que celles qui se sont jouées dans les années 1830-1840 ou 1890-1900.
Pour être tout à fait complet, il faudrait montrer en quoi cette accélération de l’histoire – entendons cette amplification de l’action historique et de ses moyens dans l’ensemble des secteurs – s’appuie sur les ressources d’organisation accumulées au cours de la période antérieure. Pour le dire d’une phrase : la libéralisation actuelle que nous vivons s’appuie sur la phase d’étatisation antérieure. Elle en sort. C’est cette phase d’étatisation qui a créé les conditions de possibilité du mouvement général de libéralisation de nos sociétés dans le présent dont la libéralisation de l’économie.
Cette approfondissement de l’orientation historique se traduit aussi donc par une autonomisation de l’activité économique, rendue à ses seuls critères, et par un redoublement de confiance dans ses mécanismes autorégulateurs. On peut dire même – c’est le trait distinctif de la période – par un élargissement prodigieux du domaine d’application de ses mécanismes autorégulateurs. Le modèle du marché a quitté, dans la phase récente de son développement, la sphère économique pour devenir un modèle de fonctionnement de la société en général. En poussant à la limite la proposition, il est possible de dire que nous sommes passés, en effet, du marché économique à la société de marché en un sens qui ne se réduit pas du tout à la marchandisation du monde comme dit le langage critique d’aujourd’hui. En un sens qui fait confiance aux mécanismes autorégulateurs de la société civile et des transactions spontanées entre individus. Exemple de cette confiance : le concept de gouvernance politique qui est ni plus ni moins un élargissement au politique du modèle du marché économique. Telle est la situation où nous retrouvons notre problème. En effet, comme jamais, l’économie dicte sa loi. Ses modes de raisonnement se sont imposés dans des secteurs de plus en plus large. Le modèle du marché comme modèle de composition des actions individuelles s’est diffusé dans la société et je dirais même un peut plus : il est entré dans la tête des individus.
Plus que jamais, donc, l’économie semble déterminer l’ensemble de la vie sociale. Mais, ce que la perspective que nous avons adoptée nous permet d’ajouter, c’est qu’elle ne tient pas ce rôle par nature. Elle le tient parce qu’elle a été mise dans cette position, parce que le système des convictions les plus profondes qui organise nos sociétés lui confère ce rôle recteur. L’économie n’a pas conquis d’elle-même le poste de commandement, elle y a été propulsée. C’est ce qu’il y a de tout à fait juste d’ailleurs, soit dit au passage, dans les analyses de cette métamorphose et de cet élargissement ou de ce mouvement de libéralisation récent, qui mettent en lumière le rôle des décisions politiques, voire du travail idéologique qui y ont présidés. Sauf qu’il faut replacer ces choix et ces évolutions idéologiques dans le mouvement d’ensemble qui les porte si on ne veut pas surestimer leur portée et si on ne veut pas – mieux encore – tomber dans une vision conspirative de l’histoire où quelques protagonistes judicieusement placés aux postes de commande auraient réussis à infléchir le cours de notre histoire sans que nous nous en rendions bien compte.
Si domination il y a, c’est une domination consentie. Nous voulons, collectivement. Nous voulons, entendons-nous bien, au sens où nous adhérons pour l’immense majorité d’entre nous aux principes et aux orientations qui conduisent à cette situation. Nous voulons collectivement, en ce sens précis, que l’économie commande. Nous ne sommes pas déterminés par l’économie comme si nous étions soumis, au travers d’elle, à la nécessité inexorable d’une loi physique. Nous ne sommes pas déterminés par l’économie comme si nous étions entraînés, au travers d’elle, par une loi de l’histoire. En termes marxistes, par la loi du développement des forces productives ou la loi de la reproduction élargie du capital.
Ceux qui protestent contre la dictature des marchés ne demandent pas moins à l’économie. Ils lui demandent davantage et ils contribuent, par cette pression, à l’installer dans une position encore plus hégémonique.
Nos sociétés sont organisées, autrement dit, de manière à se laisser déterminer par l’économie. D’où l’apparence inextricable des débats autour de cette question. Il y a du déterminisme. Qui pourrait sérieusement songer à le nier ? Qui pourrait révoquer en doute la force d’entraînement des marchés, la force d’entraînement des transformations techniques, la force d’entraînement des mécanismes marchands ? C’est tout spécialement vrai dans la phase actuelle pour une raison essentielle qui est que les barrières sociales héritées qui s’opposaient à la dynamique du capitalisme – y compris à l’époque du manchesterisme triomphant dans les années 1850-1870 – ont été levées de telles sortes que nos sociétés s’en remettent à une échelle absolument inédite à la nécessité de l’économie. C’est ce qu’il y a de juste dans cette expression – que j’emprunte là aussi à la critique sociale ambiante – de capitalisme total. Mais ce n’est pas le capitalisme qui, par sa dynamique irrésistible interne, s’est emparé de la totalité. C’est que la société s’est offerte en sa totalité à la pénétration du capitalisme. Ce qui est fort autre chose surtout lorsqu’on examine plus en détails ces mécanismes. Il y a du déterminisme, donc, mais la question est de savoir de quelle nature il est, d’où il sort et ce qui lui permet de s’exercer. Et là, on sort du déterminisme pour entrer dans la zone obscure des options civilisationnelles et très précisément, comble du paradoxe, dans ce qui oriente nos sociétés vers la liberté. Liberté à l’égard du fondement religieux, liberté juridique des individus, liberté politique des sociétés vis-à-vis des gouvernements, liberté historique des collectivités humaines de se créer elles-mêmes. Et bien, toutes ces libertés impliquent, par un jeu de conséquences que nous ne maîtrisons pas, de nous mettre sous le joug de l’économie. Nous sommes les esclaves de la liberté que nous revendiquons. Il me semble à cet égard que nous nous retrouvons très exactement devant le problème de Marx : celui de la contradiction entre d’un côté la promesse d’abondance et de liberté du développement des forces productives et de l’autre côté, l’aliénation économique. Mais nous avons plus, à la différence de Marx, l’excuse de la naïveté. Nous savons qu’il n’y aura pas de révolution pour lever cette contradiction et nous ne pouvons attendre l’issue d’une quelconque loi de l’histoire. C’est avec nous-même, avec ce que nous croyons et espérons, que nous avons à nous expliquer hors de tout déterminisme et sous le signe de la liberté. Je vous remercie de votre attention en vous priant de me pardonner d’avoir été un peu long.