C’est l’émergence de ces trois dimensions, connue sous le nom de modernité, que décrit La Révolution moderne, premier volume de l’entreprise, consacré à la révolution qui s’étend de 1500 au début du XXe siècle. Portant sur la période charnière 1880-1914, le second volume constitue cette démocratie des Modernes en « régime mixte » dans lequel s’entrechoquent, et parfois s’affrontent Etat-nation, droit et histoire. Si crise de la démocratie il y a, celle-ci doit donc s’analyser comme une « crise de croissance », due à la concurrence née de la coexistence de ces trois dimensions et de leur dynamique respective. Ce sont ces tensions qui conditionnent les bouleversements du siècle.
A quoi tient alors la singularité du moment présent ? Au fait que la reconquête du pouvoir ne s’impose plus à nous comme un objectif et qu’une fois la figure du collectif évanouie, seuls demeurent le sentiment de dépossession de l’individu et la frustration qui en résulte. La thématique des droits de l’homme illustre parfaitement la manière dont la remise en question de la démocratie s’inscrit au cœur même de son essence. En substituant la souveraineté de l’individu à celle du peuple, elle se conçoit désormais comme « minimale », le gouvernement de tous se réduisant à n’être que l’extension de la liberté de chacun. A cela s’ajoute un autre mode d’autodestruction, plus insidieux mais non moins efficace, celui à travers lequel la démocratie, sacrifiant toute revendication particulariste à un universel principiel et se dissociant de son cadre de fondation originel, l’Etat-nation, sape elle-même ses bases géographiques et historiques. Enfin, paradoxe suprême, elle se fait antipolitique par conformisme intellectuel, rejetant toute forme de pouvoir alors même qu’elle faisait reposer la souveraineté sur l’exercice public de la puissance.
L’une des nouveautés de l’analyse tient à la place accordée à la pensée de l’Histoire. C’est l’Histoire qui, en instituant la société comme détentrice de la dynamique collective et concurrente directe de l’Etat, opère l’un des renversements majeurs de notre histoire politique. C’est elle encore qui, effaçant toute dimension d’avenir, en balayant aussi les perspectives eschatologiques offertes par les révolutions passées que la protection d’un avenir collectif, traduit l’importance de la crise actuelle. Or c’est dans l’historicité, et elle seule, que Marcel Gauchet place l’espoir de voir se constituer un collectif capable d’animer le vivre ensemble. Cette idée de la démocratie comme processus toujours en devenir rend donc, on le voit, le travail d’élucidation auquel se livrent aujourd’hui historiens et philosophes d’autant plus ardu mais essentiel.
Perrine Simon-Nahum, Le Magazine littéraire, décembre 2007