La démocratie n'a plus d'ennemis et c'est à partir de cette disparition qu'il faut approcher ce trouble étrange qui la consume du dedans. Depuis deux siècles qu'elle chemine, elle n'avait cessé d'être en butte à des adversaires farouches sur ses deux flancs, les uns arc-boutés sur l'autorité de la tradition et de la nation, les autres, sur les promesses de la révolution. Une adversité qui, loin de reculer au fur et à mesure de son enracinement, y avait continûment trouvé de quoi se renouveler et s'amplifier. Ses efforts auront culminé au XXe siècle, au point d'avoir pu paraître un moment bien près de l'emporter. Qui, en 1939, en Europe, eût parié sur les chances des pitoyables régimes parlementaires et bourgeois? Ces formidables armées de la servitude ne sont plus qu'un souvenir. Nous avons vu s'évanouir, en peu d'années, tant les ombres subsistantes des prophètes du passé que la magie, elle bien vivante, des sorciers de l'avenir. Leurs causes ont brutalement cessé d'être soutenables. Il n'y a plus eu personne, tout d'un coup, pour rêver du retour de l'ordre organique et hiérarchique, ou pour croire au miraculeux avènement de la liberté substantielle, grâce au sacrifice des égoïstes indépendances individuelles. Entre 1974, quand la «révolution des œillets» abat à Lisbonne l'un des derniers vestiges de la réaction triomphante de l'entre-deux-guerres, et 1989, quand s'ouvre à Berlin une brèche décisive dans la citadelle communiste, la liberté sans restriction ni dépassement s'impose comme l'unique politique concevable. La démocratie devient l'horizon indépassable de notre temps.
C'est du sein de cette conversion générale qu'a surgi une adversité que l'on n'attendait pas, une adversité intime, sans porteurs déclarés ni visage identifiable, logée dans le fonctionnement même de ce régime dorénavant incontesté. La démocratie a changé autant qu'elle a gagné. Elle l'a emporté, jusque dans l'esprit de ses contradicteurs les plus rebelles, moyennant une métamorphose de sa compréhension d'elle-même qui l'a ramenée à son principe originel. Elle a retrouvé le sens de son fondement en droit, l'égale liberté de ses membres, et elle s'est remise à son école. C'est en renouant de la sorte avec les droits de l'homme qu'elle s'est vouée à la contradiction insaisissable qui la travaille du dedans. En même temps que cette réconciliation unanimiste lui a permis d'absorber ses anciens adversaires dans l'évidence communielle d'une norme avouée de tous, elle l'a disjointe d'elle-même, elle l'a installée dans le partage entre ses bases et ses buts, entre son idée et sa réalité, entre ce qu'elle veut être et ce qui lui vaut d'exister.
Le foyer du trouble est dans le ressort de la victoire, c'est ce qui rend la situation si confuse. Ce n'est nulle part ailleurs que dans le retour aux sources qui a propulsé la démocratie au pinacle qu'il faut chercher les racines du malaise qui l'étreint. Ce qu'elle y gagne en assurance de ses bases, elle le paie en incertitude sur son pouvoir. La logique de ses fondements tend à priver son exercice de substance. La consécration des droits de chacun débouche sur la dépossession de tous. Un pas plus loin, elle en arrive, sur sa lancée, à se retourner contre les communautés historiques où il lui revient de s'incarner.
L'inquiétude est diffuse, parce que la contradiction est cachée et qu'elle habite chaque acteur. Elle est obsédante, pourtant, parce que chacun sent, de la même manière obscure, que le cap franchi est irréversible. Il n'y a plus d'échappatoire. Nous n'avons plus d'autre avenir imaginable que celui qui nous est assigné par cette réappropriation des fondements de la démocratie. Il n'est pas absurde de déclarer l'histoire finie, en ce sens: on ne voit pas, en effet, quels autres principes nous pourrions avantageusement substituer, demain, à ceux qui définissent pour nous, désormais, toute politique acceptable et, plus largement encore, toute organisation collective souhaitable. Le XXe siècle a été dominé, durant la plus grande partie de son cours, par l'image de la différence du futur. Tous vivaient dans l'attente d'un dépassement plus ou moins inéluctable de l'individualisme bourgeois par un holisme ou un collectivisme d'un genre quelconque, traditionnel et autoritaire pour les uns, socialiste et égalitaire pour les autres. Il y en avait beaucoup pour l'espérer, un nombre plus grand encore pour le redouter, mais tous se retrouvaient pour penser et pour agir au quotidien sous cet horizon d'un avenir appelé à être substantiellement autre. La perspective s'est renversée. Il n'y a plus que du même devant nous. Le sacre de l'individualité que nous venons de connaître nous interdit de concevoir d'autres principes de l'existence personnelle et collective que ceux que nous pratiquons. Cela n'empêche aucunement d'envisager d'éventuelles régressions qui éloigneraient la réalité des sociétés de leurs fondements en droit, à l'opposé de la convergence dont nous avons la chance de bénéficier. Mais cela nous ferme la possibilité d'imaginer le surgissement d'une norme différente pour les régir. À nous supposer retombés sous l'oppression, nous n'aurions que cet idéal pour guider notre libération. Si loin que nous nous efforcions de porter le regard, nous nous découvrons bel et bien prisonniers en pensée de ce qui s'impose à nous sous la figure d'une fin.
Nous n'avons touché quelque chose comme un terme de l'histoire, n'en déplaise aux mânes de Hegel, que pour y trouver, non la maîtrise et la paix d'une pleine possession de nous-mêmes, mais l'inconnu d'une soustraction à nous-mêmes, d'autant plus angoissante qu'elle sourd de ce que nous sommes obligés de vouloir. Sommes-nous vraiment condamnés, sans espoir de retour, à l'agitation immobile et à l'agonie perpétuelle des morts-vivants de la post-histoire? N'avons-nous plus devant nous, pour toute perspective, que la déréliction festive des derniers hommes, célébrant leur impuissance à se gouverner avec leur arrivée au port de la certitude?
En bon hégélianisme, cette présence du négatif, cette lutte intestine du rationnel et du réel, ce travail de la contradiction au sein du savoir absolu ne peuvent que faire douter de la stabilité de ce stade supposément ultime. Nous sommes invinciblement portés à penser qu'il recèle une réserve de mouvement. De là le scepticisme ou la répugnance que soulève l'idée de fin de l'histoire, en dépit des raisons déterminantes qui l'accréditent. Elle est aussi incroyable qu'elle est incontournable. Il faut qu'il y ait de l'histoire après la fin de l'histoire, puisque cette terminaison prétendue se présente sous forme de dilemme à résoudre.
Non seulement il y a encore de l'histoire, mais cette fin est à tenir pour un commencement: le commencement d'une autre manière d'être de l'histoire, le commencement d'une autre façon, pour nous, de l'habiter et de la faire.