Rencontres démocrates
Vincennes, 25 octobre 2007
Dans son ouvrage L'Avénement de la démocratie, Marcel Gauchet développe une distinction très structurée entre le politique et la politique. De même, Il insiste sur la distance qui sépare le citoyen soucieux de l’intérêt général de l'individu libéral soucieux de ses propres intérêts. Dans cette intervention, il revient sur ces notions souvent mal comprises.
Le politique est l’un de ces objets très curieux que tout le monde sent très bien intuitivement et qu’il est en même temps très difficile d’expliciter. Je vais essayer de le faire en partant de deux points qui rendent la chose sensible.
Le premier point est, pour nous Français, quasi folklorique mais plein de sens. Il nous apparaît comme une espèce d’anomalie dans le paysage européen. Il est un fait que le plus grand nombre des démocraties européennes - qui n’ont rien à nous envier sur le terrain du fonctionnement démocratique - sont en même temps des monarchies. Mieux que cela : on a eu un exemple extraordinaire en Espagne où le retour à la démocratie s’est effectué pour une partie non négligeable au travers de la monarchie. De l’avis général des Espagnols, elle a rempli un rôle dans le retour à un fonctionnement démocratique normal après la dictature. Cela vaut la popularité du roi actuel. Cela donne à réfléchir. Il y a autre chose que la démocratie dans la démocratie.
Le deuxième point qui me permet d’entrer dans cette distinction entre le politique et la politique est la distinction que nous faisons très couramment et que tout le monde comprend à propos d’une certaine catégorie d’hommes politiques. Parmi eux, il y en a certains dont on dit : « Quoiqu’on en pense, c’est un homme d’Etat ». Ce sont les hommes politiques dont on reconnaît une qualité qui les met à part des autres. Qu’est ce que veut dire « homme d’Etat » ? Cela ne veut pas dire que tout les autres sont malhonnêtes et que celui-là serait honnête, par exemple. Cela ne veut pas dire non plus qu’il a une intelligence particulière et qu’il serait plus malin que la moyenne. Non, c’est autre chose. Quel est cet autre chose ? C’est que la plupart de nos hommes politiques sont dans la politique - ce sont nos représentants - et puis que, parmi ceux-là, un certain nombre d’entre eux ont le sens intuitif - ce ne sont pas en général de grands intellectuels et ils ne cherchent pas à l’être - du politique. Ils remplissent leur fonction - la même que tout les autres- d’une autre manière qu’eux. Nous le sentons sans pouvoir dire pourquoi. Voilà ce qu’il faut essayer de comprendre.
Repartons justement de l’histoire. Ces monarchies en Europe témoignent d’un âge du politique antérieur au nôtre : l’âge où le pouvoir tombait d’en haut avec une légitimité à la fois religieuse et traditionnelle. C’était l’héritage de l’histoire. C’est à l’intérieur de cette enveloppe qu’a pu se développer la démocratie.
Nous pouvons traduire ceci en disant que le politique précède la politique. Toutes les sociétés humaines, d’aussi loin que nous les connaissions, ont été des sociétés politiques. Je passe sur le très lointain passé - qui par ailleurs est très intéressant - pour ne m’intéresser qu’aux cinq derniers millénaires de notre histoire où on a des sociétés où le politique est très facile à identifier. Dans l’aire européenne, c’est un pouvoir, généralement d’allure monarchique, investi d’une autorité qui tombe du ciel et qui mêle la force des armes à la légitimité religieuse. C’est cela qui constitue jusqu’à une date tout à fait récente - nous en avons encore une très grande empreinte dans le paysage en Europe - le politique (caractéristique de toutes les sociétés humaines qui tiennent par un pouvoir).
Nous avons inventé quelque chose d’autre : la politique dont la définition est tout simplement le pouvoir par représentation. Au lieu qu’il soit désigné du ciel et donc qu’il échappe à la prise des gens qui lui obéissent, nous le formons à partir de la société par un vote. Cela s’accompagne par toute une série d’activités qui vont avec ce processus électoral comme celle à laquelle nous nous livrons ce soir. Nous discutons librement entre citoyens à propos de la politique. Cela va de pair avec un gouvernement où des gens se présentent à des élections. Il faut donc des partis politiques pour les élire. Cela suppose une presse et des médias pour discuter de la chose publique. L’ensemble des ces activités propres à la société moderne - qui n’existent guère en vérité que depuis le XIXe siècle - nous pouvons l’appeler la politique.
Deux visages donc complètement différents : une autorité impérative à laquelle on a qu’à obéir et qu’on n'a pas à discuter et, au contraire, une autorité qui se forme à partir des discussions de la société.
La question au fond est de savoir, pour le dire très simplement, si la politique - la désignation des gouvernements par le suffrage - a remplacé le politique. Est-ce que quelque chose de l’ancien politique, qui s’imposait avec une légitimité religieuse ou traditionnelle, ne survie pas à l’intérieur de la politique ? C’est précisément mon avis. Dans le monde de la politique il reste une part déterminante du politique.
Précisément, cela veut dire qu’il y a deux catégories d’action à l’intérieur du métier politique. Autrement dit, un homme politique fait deux métiers. Un métier officiel : il est l’élu qui agit en fonction du mandat qui lui a été confié et qui essaye de correspondre tant bien que mal aux vœux de ses concitoyens. Il fait ensuite un second métier caché, officieux, qui n’apparaît pas dans les programmes mais qui est néanmoins très souvent la raison pour laquelle il est choisi par les électeurs. C’est qu’il a le sens du politique. Ce sens c’est celui des exigences de l’identité collective, de la cohérence de l’ensemble qui ne se maintient pas de lui-même et qui est même, d’une certaine façon, toujours mis en péril par l’élection. Quand nous votons, nous nous divisons et le pouvoir est fait pour une grande partie de ses activités pour incarner l’unité de la collectivité d’une décision qui vaut pour tous. C’est un grand écart qui ne va pas du tout de soi. Il y a beaucoup d’hommes politiques qui sont incapables de faire cela et qui du jour où ils sont élus se comportent d’une manière sectaire, partisane, étroite, voire clanique qui en fait de très mauvais gouvernants. Un gouvernant en démocratie c’est quelqu’un qui, déjà, sait dépasser le mandat qui lui a été confié dans le sens d’être ouvert à ceux qui n’ont pas voté pour lui. C’est une alchimie très complexe. C’est là où la politique s’articule à du politique : avoir le sens de ce qui maintient la collectivité dans sa cohérence et ce qui permet à cette collectivité d’agir, d’avoir du pouvoir sur elle-même. Car ce n’est pas le tout de désigner quelqu’un par le vote pour lui faire faire quelque chose, il faut encore qu’il donne aux citoyens l’impression qu’ils peuvent quelque chose à leur sort. Nous avons vu beaucoup de gouvernements incarner à l’opposé l’impuissance et d’ailleurs nous le dire : « Tout cela est bien gentil mais nous n’y pouvons rien. Cela ne dépend pas de nous. »
Le génie de l’homme politique qui sait ce que c’est que le politique c’est de savoir mettre en scène et en forme le pouvoir des citoyens agissant en commun. Ce n’est pas une petite chose. Les hommes politiques sont doubles. Ce pourquoi il y en a certains qui savent être double : ce sont les hommes d’Etat. Les autres ne sont que des hommes politiques comme les autres voués à décevoir les citoyens.
D’une certaine façon, cela se retrouve au niveau des citoyens. Après tout, quand on nous demande de voter, nous sommes devant un choix sur la manière dont nous allons nous conduire dans cette liberté et ce pouvoir – petit, mais important - qui nous est confié. Nous pouvons nous dire et c’est d’ailleurs le message de plus en plus fort qui prévaut dans nos sociétés : « Je raisonne en tant qu’individu qui a des intérêts, des convictions, des choses à défendre et le reste je m’en moque. Je suis moi-même en votant et puis cela suffit. Le résultat global ?, on verra ce qu’il en sort.» Je peux au contraire me dire : « Je vote, en fait, comme si j’étais un gouvernant qui avait la responsabilité du sort de l’ensemble. » Cela ne donne évidemment pas du tout les mêmes choses. Cela donne des choix profondément différents. C’est cela en réalité qu’on appelle un citoyen dans la plénitude de l’expression. C’est quelqu’un qui ne se situe pas au point de vue de la politique, du point de vue d’un individu, d’une catégorie sociale ou de telle ou telle famille de pensée. Ça c’est la politique, la libre expression de la société qui est une composante importante. On peut faire le choix de se conduire au nom du politique et à ce moment-là non pas en tant qu’individu qui défend simplement ses intérêts ou sa manière d’être mais ce qu’il pense être le sens et la vocation historique de la collectivité à laquelle il appartient.
Au niveau même des citoyens, cette distinction de la politique et du politique fonctionne même si c’est d’une manière que nous n’avons pas besoin de nous expliciter, nous le sentons.
Je crois qu’il faut regarder la politique démocratique sous les deux angles du politique et de la politique pour bien la comprendre. Elle est un dialogue permanent entre ces deux dimensions. Imaginons une société où tous les acteurs se conduisent strictement selon leurs intérêts ou leurs convictions privées et où les gouvernants se conduisent strictement en se disant qu’ils ont été élus par une majorité qui souhaite telle ou telle orientation. Vous avez affaire alors à une société – c’est tendanciellement celle qui est en train de s’installer – qu’il faut appeler une société politique de marché. Il y a une agrégation des préférences des individus au niveau collectif et des hommes politiques qui à la fois maintiennent la règle du jeu et expriment cette agrégation tant bien que mal. C’est une société absolument invivable politiquement. C’est là où probablement nous touchons à la crise de la démocratie dans sa définition la plus profonde telle que nous la sentons aujourd’hui.