Intervenants : Claude Klein, Paul Thibaud et Marcel Gauchet.
Une double question m’est posée : celle du bilan et des perspectives de la laïcité. Où en sommes-nous et que pouvons-nous faire sur ce terrain de la laïcité dans les deux cas de figure qui nous été présentés [ La France et Israël]?
I
« Victoire ambiguë » en effet car selon l’expression de Claude Klein « Israël n’est pas un Etat laïque mais il n’est pas un Etat théocratique ». Il fonctionne de manière laïque mais il fait une place privilégiée à la religion en tant que détentrice de l’identité collective. C’est sur ce terrain que le sionisme radical a échoué. Ce n’était pas d’ailleurs seulement un projet national. C’est aussi devenu, dans le cours de son affirmation, un projet socialiste. Cela a tout de même énormément compté. « Socialiste » dans le sens original et général d’un projet de société émancipée mais juste. C’est le socialisme comme figure de l’avenir sioniste qui a échoué. Il a été rattrapé par le passé, c’est-à-dire par l’identité historique du peuple juif déposée pour le principal dans le judaïsme. Cette identité ne dit pas ce que le politique doit faire - c’est ce qui permet à Israël de ne pas être une société théocratique - mais elle est cœur de la définition de l’être-ensemble. Je voudrais poser la question à Claude Klein en tant qu’interpellateur. Il me semble important de se demander combien la victoire de l’identité religieuse comme identité politique met cette identité à rude épreuve. Il me semble également qu’elle l’a dores et déjà travaillée et transformée dans le sens de la sécularisation ou de la laïcisation en donnant à l’identité juive - par son incarnation dans un Etat où les religieux ont une place éminente - une identité de plus en plus historique. On a affaire, y compris sous l’ordre religieux, me semble-t-il - en tout cas je soulève la question - de moins en moins à une identité de mémoire greffée sur le messianisme et de plus en plus à une identité construite sur l’histoire du peuple juif ancrée dans la connaissance critique de son passé.
Autrement dit, je crois qu’il faut parler des transformations de la société israélienne et de la montée du religieux mais qu’il faut également parler de l’effet en retour de cette inscription du religieux dans une société politique qui en change considérablement les perspectives même si au plan de la prescription ça ne se voit pas nécessairement. En ce sens, la laïcisation se poursuit bel et bien à l’intérieur de la conscience juive quoiqu’il en soit de la laïcité au sens juridique.
Ce que la France et Israël ont en commun du point de vue qui nous intéresse, c’est cet échec d'une laïcité radicale mais pas avec les mêmes résultats.
II
Je ne reviens pas sur la description très inspirée et juste à mon sens que Paul Thibaud nous a donné de la laïcité républicaine dans sa portée spirituelle. J’y ajouterais une note incidente, au passage, qu’il n’a pas évoquée. C’est la manière dont la laïcité communiste, pour aller vite, s’est greffée sur cette laïcité républicaine. La manière dont ces deux conceptions profondément différentes se sont greffées dans notre histoire explique beaucoup de choses. Cela a été un facteur d’adhésion au communisme de beaucoup de gens venant du camp républicain. D’une certaine manière, la laïcité communisme accomplissait l’idée de laïcité républicaine en chargeant le politique, au-delà simplement de la gestion de l’être-ensemble, de la solution de l’énigme de l’histoire. Là où pour les républicains il ne s’agissait en somme que de l’autonomie de la volonté commune, pour les communistes il y allait de l’autonomie par la socialisation intégrale. La laïcité française a été un support de l’idée communiste et cela explique beaucoup de choses de ses vicissitudes ultérieures.
De ce point de vue, la rupture est radicale. S’il y a une chose qui est massivement acquise dans notre culture politique, c’est que le politique n’est plus en charge de la solution du problème de l’histoire. Il suffit d’évoquer ces termes pour avoir l’impression d’avoir franchi en quelques décennies des siècles tellement la perspective même parle aujourd’hui à très peu de gens. Le politique est indépendant des religions. C’est acquis. D’autant plus que – c’est là où le cas de figure français diffère profondément du cas israélien – les religions, surtout bien entendu le catholicisme dominant, se sont beaucoup affaiblies. Victoire donc en ce sens quelque ait été la rupture dans l’histoire de la laïcité. Mais le politique a énormément perdu dans l’affaiblissement des religions en face desquelles il se posait sous les traits de la laïcité. Son énergie, nous le voyons chaque jour un peu davantage, était empruntée à son adversaire. C’est sa prétention à dominer les religions qui l’assurait de son éminence. Dans sa dernière phase, le principe d’éminence de l’Etat, si important dans la culture politique française, vivait de la laïcité en empruntant aux religions une transcendance qui par lui-même lui faisait défaut. Il en allait de même de la valorisation de la citoyenneté au travers de l’éducation. Si nous avons en France un tel problème de l’éducation, c’est en grande partie le contrecoup de cette perte de l’affrontement avec les religions dans la laïcité.
J’apporterais une nuance capitale par rapport à la lecture que nous proposait Paul Thibaud. Il me semble qu’il accorde trop d’importance à la morale dans le républicanisme. Le thème était mis en avant mais surtout, me semble-t-il, sur un mode défensif parce que c’était l’objection des curés tout bêtement ( « Qu’est-ce que vous avez à proposer sur le plan moral ? ». Réponse des républicains : « On a tout ce qu’il faut »). La vraie préoccupation des républicains était politique. La morale passait par le politique. Ce qui comptait c’était le choix éclairé fait en commun grâce à l’éducation et à la culture. En fait, le républicanisme était une morale civique beaucoup plus qu’une morale personnelle et privée et néanmoins une vraie morale mais coulée à l’intérieur du politique. C’était sa force. C’est devenu à un moment donné sa faiblesse. Je crois que pour comprendre sa faiblesse il faut avoir eu l’idée de ce qui faisait sa force.
III
Trois observations, très vite, à propos des points vifs sur lesquels l’échec de l’Etat républicain laïc – échec sur fond de victoire – est le plus marquant. Trois points qui nous permettrons de marquer avec précision les difficultés de la définition et du politique démocratique et de la laïcité.
La dérive communautariste est un délit imaginaire
Le politique, donc, est affaibli et l’une des principales manifestations de cet affaiblissement est sa difficulté face à ce phénomène général des sociétés contemporaines qu’on peut résumer dans un mot barbare mais clair : l’identitarisme comme mode de constitution des identités collectives.
En même temps, peut-on parler d’une exaspération des hétérogénéités et des querelles religieuses ? Je crois que la formule est excessive. Certes, nous avons affaire à une transformation identitaire des religions. Elle est en court pour le catholicisme. Elle nous réserve d’ailleurs de bonnes surprises parce que ce sera l’identité la plus forte et la plus consistante. De ce point de vue là, le pire est devant nous et pas derrière nous. Mais en pratique, en dehors de cette menace future, ce à quoi nous avons affaire c’est à deux discussions qui ne me semblent pas en fin de compte si lourdes de difficultés. Tout d’abord, la demande de reconnaissance de l’islam qui n’est pas une explosion des hétérogénéités mais plutôt une requête à laquelle nous pouvons répondre dans le cadre républicain. Nous avons ensuite, ce qui nourrit le public, j’y reviendrais pour finir, tout le débat d’ordre anthropologique autour de la famille, de la procréation, de la sexualité. Là non plus, je ne crois pas, si vives que soient les tensions, qu’on ait affaire à quelque chose de si dramatique et de si irrémédiable du point de vue de la gestion de l’identité collective.
Dans l’autre sens, c’est là où je nuancerais le propos de Paul Thibaud – alors là nous sommes dans le cas exactement inverse d’Israël. Le plus intéressant de la situation politique dont nous sommes témoins est de voir l’Etat soumis à une épreuve inattendue. Il n’est plus en charge d’un spirituel quelconque mais il ne peut pas être purement gestionnaire. Ce n’est pas possible. Au fond, la plupart de nos responsables politiques s’y résigneraient assez aisément. Ça leur faciliterait l’existence mais ce n’est pas possible. En dépit de la séparation, en dépit du pluralisme religieux qui renforce d’une certaine manière le principe de laïcité, il se révèle que le pouvoir politique entretient un rapport de structure avec le spirituel dont il est pour le moment bien embarrassé. Il ne sait pas quoi en faire en vérité. Tout simplement – le point mériterait une longue analyse technique mais pour notre discussion nous pouvons nous satisfaire d’établir la difficulté – parce que le pouvoir politique demeure le lieu de réalisation des fins ultimes dans l’ordre terrestre. Certes, aucune vision particulière des fins ultimes ne peut prévaloir dans un système laïc mais il n’empêche que – que ce soit par un consensus délibéré, par un recoupement ou par une agrégation plus ou moins automatique – l’Etat concrétise et est le bras armé de ce que nous pouvons nous proposer comme fins dernières dans l’ordre terrestre. Il y en a d’autres mais celles-là, dans l’ordre terrestre, c’est par lui qu’elles passent. L’Etat ne peut pas se désintéresser en ce sens des discours qui parlent des fins dernières même si dans son fonctionnement il lui est interdit d’en faire état. C’est toute la difficulté du gouvernement d’une démocratie moderne et c’est ici que se joue ce phénomène encore mal cerné qu’est le retour des religions dans l’espace public. Il ne s’agit pas de les remettre au pouvoir. Là-dessus, les réflexes réactionnels des vieux laïcs qui ne comprennent pas très bien de quoi il s’agit sont à côté de la plaque. Mais en revanche, il y a retour des religions dans l’espace public au titre de source possible de signification par rapport aux finalités non pas que l’Etat veut matérialiser mais qu’il a de fait en charge.
Définir un autre langage politique et civique
Je laisse tomber – ce n’est pas essentiel pour notre sujet – tout ce qui touche à l’affaiblissement du patriotisme sous l’effet de la mondialisation dont Paul Thibaud a parler au passage. J’aurais juste voulu lui signifier qu’après tout cela peut être aussi le contraire dans la durée. A beaucoup d’égards la question est ouverte. Mais je la laisse de côté pour en arriver à l’interpellation proprement dite.
J’essayerais de mettre en lumière l’interpellation que la situation actuelle adresse aux parties en présence dans le dialogue laïc. L’interpellation aux religions, qui est inscrite dans la dynamique de la situation où nous sommes, se résume dans un constat. Les religions n’ont pas compris la place que l’espace public actuel leur réserve. Elles ne voient guère qu’une société qui leur échappe avec les replis subséquents et l’appel identitaire. Or, c’est évidemment tout autre chose qui leur est demandé. Elles se saisiront ou non de cette demande. Il leur est demandé un changement radical de discours. Il leur est demandé, du point de vue de l’espace public – cela ne préjuge pas du discours à usage interne qu’ils ont vocation à tenir – de parler pour tout le monde à l’écart de leurs anciennes prétentions cléricales. Cela vaut pour toutes les confessions et pas seulement pour le catholicisme qui se trouve être simplement celle à laquelle on pense immédiatement parce qu’elle a été si longtemps dominante dans l’histoire de ce pays. Cette demande se porte sur trois terrains où le porte-à-faux est très sensible.
L’absence d’esprit de responsabilité
Le terrain de la responsabilité politique en premier lieu. On ne peut pas reprocher aux autres de perdre l’esprit de citoyenneté – on entend souvent cela - et ne pas l’avoir soi-même. A cet égard, nous sommes témoins dans la conjoncture présente d’un activisme chrétien qui se coule tout naturellement dans la situation idéologique des sociétés d’aujourd’hui. La langue des droits de l’homme, dans sa vogue récente, a réactivé le discours de l’inconditionnalité morale qui est la pente naturelle du discours chrétien. Pour employer une formule un peu excessive, j’ai parfois du mal à distinguer le discours des évêques de France d’un communiqué de la LCR. Je vous cite une phrase que j’ai lue tout à fait récemment dans un quotidien. C’est une déclaration officielle émanant de l’épiscopat français à propos d’un des problèmes les plus difficiles auxquels les sociétés européennes sont confrontées - la France en premier chef : « Les chrétiens refusent par principe de choisir en immigrants clandestins et immigrants réguliers ». Quand je lis cela, je me demande sur quel terrain on se situe. Si on lit bien le propos, cela veut dire : Nous chrétiens, nous avons le droit, le devoir moral, de nous asseoir sur loi républicaine. Est-ce une position civiquement tenable ?
J’ajoute d’ailleurs qu’il n’y a pas besoin d’être chrétien pour penser comme cela. C’est là où, même en termes stricts d’intérêts de l’institution, j’ai des doutes sur la rentabilité de l’opération qui dilue l’évangélisme dans le discours ambiant de la compassion et des droits de l’homme et dans laquelle la spécificité du message chrétien se perd complètement.
Je pourrais sans peine citer des déclarations du même genre sur le terrain de l’économie témoignant de la même absence d’esprit de responsabilité.
Résumons la chose d’une formule : les chrétiens confirment leur marginalisation par le refus de prendre en compte les problèmes aigus de la cité parce qu’en effet ils méprisent profondément l’ordre de la cité au nom d’un principe supérieur. Ce qui est leur droit absolu du point de vue de leur foi mais ne peut pas ne pas poser de problème du point de vue de l’existence civique et de la place qu’ils peuvent espérer y tenir.
Sur ce chapitre, je n’ai pas les compétences suffisantes pour traiter du cas du judaïsme. Est-ce que ce mépris du politique n’existe pas aussi profondément dans le cas du judaïsme en dépit des exemples sympathiques mais limités que nous donnait Paul Thibaud ? Je serais tenté de le croire mais je ne demanderais naturellement qu’à être démenti. Je n’ai aucune compétence particulière à faire valoir.
Le défi anthropologique
Je laisserais de côté, pour aller vite, le deuxième point que je voulais évoquer. Il est le plus facile à repérer. C’est la demande particulière qui est adressée aux religions sur le terrain de l’éducation. L’une des manifestations les plus significatives du changement d’attitude de nos sociétés à l’égard des religions c’est la manière dont des gens qui ne sont absolument pas croyants se tournent vers les institutions religieuses pour leur demander une éducation, non pas religieuse, mais une éducation laïque d’une autre nature que celle que sert l’école publique. Il y a là une demande dont le sens est à élucider et qui mérite à tout point de vue d’être explorée.
J’en arrive au dernier point, très brièvement : celui de la demande d’un discours anthropologique crédible. S’il y a un terrain sur lequel les religions, toutes confessions confondues, sont en porte-à-faux par rapport aux données de la société contemporaine, c’est le terrain anthropologique. L’idée de la famille, l’idée de la sexualité, l’idée de l’amour…Sur tous ces terrains, à l’évidence l’idée de nature - singulièrement dans le catholicisme et d’une toute autre manière dans le judaïsme où elle est présente par un autre biais - ne suffit manifestement pas. Si les religions veulent trouver l’oreille de leurs contemporains – mais elles ont le droit de ne pas le chercher -, si elles veulent participer au dialogue laïc, c’est sur ce terrain à l’évidence que la société contemporaine leur adresse une demande à laquelle pour le moment elles ne satisfont pas. Je crois que c’est peut être le point déterminant sur lequel se jouera ou le divorce définitif avec une condamnation morale de la société existante ou la possibilité de devenir de vrais partenaires dans un dialogue laïc.