La remobilisation du politique au service de l’absence de politique

Centre Pompidou

Jeudi 4 octobre 2007

Résumé de la conférence-débat :

Discussion entre Marcel Gauchet, Frédéric Lazorthes, Jean-Vincent Holeindre et Olivier Ferrand à propos des premiers mois d’exercice du pouvoir de Nicolas Sarkozy et sur la situation de l’opposition démocratique.

Dans une première série de spécificités sur la situation politique française actuelle, Marcel Gauchet pense tout d’abord qu’avec Nicolas Sarkozy la France inaugure une expérience politique tout à fait inédite et déroutante du point de vue du devenir des démocraties. Saluant le talent « thaumaturgique » du Président de la République qui a réussi à redonner corps au politique, il souligne néanmoins que ce dernier ne semble pas savoir quelle politique mener. De son côté, l’historien Frédéric Lazorthes pense que nous sommes entrés dans un moment bonapartiste complet. Selon lui, la crise française est d’abord une crise du gouvernement national, de la responsabilité collective. La France se trouve objectivement dans une conjoncture historique situation structurelle d’affaissement de la fonction du politique dans notre société résultant de la quasi dissolution des corps intermédiaires. C’est seulement à la lumière de conjoncture historique objectivement bonapartiste que l’on peut comprendre le moment Sarkozy actuel. Lazorthes s’interroge par ailleurs sur le fait de savoir si c’est une exception française ou une tendance lourde des démocraties européennes. Enfin, pour Marcel Gauchet nous nous trouvons face à un déficit d’opposition qui pourrait se révéler très destructeur du point de vue du sentiment de la responsabilité collective. L’impuissance à se transformer du parti socialiste a des racines très profondes. La gauche n’a pas d’analyse de fond sur l’évolution des sociétés contemporaines, pas de vision historique du devenir des sociétés européennes et encore moins de récit adapté à la société française dans sa spécificité. Cette inertie théorique est considérablement renforcée leur vision économiste du monde. Cette croyance dans le primat de l’infrastructure économique place les socialistes devant une question presque inextricable : « Quand fondamentalement on ne croit pas à la politique, quand on est convaincu que la politique est déterminée par l’économie, qu’est-ce qu’on peut faire ? »

Ecouter le podcast de la conférence-débat (1h49mn):

Démocratie française: malaise dissipé ou déplacé (Téléchargez)

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Conférence-débat jeudi 4 octobre 2007 autour de Marcel Gauchet Texte intégral au format PDF [81.9 ko ]

Extraits de la discussion :

Q: Comment apprécier l’élection présidentielle de 2007? Comment est-on passé d’une campagne qui laissait penser qu’on allait franchir un seuil supplémentaire dans la dissolution du politique à ce que vous avez considéré comme une élection démocratique réussie comme rarement dans ce pays qui lui a permis de passer de la dépression à une reprise de confiance dans ses institutions et jusqu’à un certain point en lui-même ?

Marcel Gauchet : Cela montre que la surprise est toujours au rendez-vous dans les affaires politiques et collectives. La surprise a été d’une part le processus même de la campagne électorale et son issue et, d’autre part, le talent inattendu je dois dire, en tout cas à mes yeux, de ses principaux protagonistes qui ont su incontestablement donner une forme aux choix collectifs. Nous avons eu une des élections les plus claires de l’histoire de la Ve République. Qu’est-ce qui se passe dans un cas comme celui-là ? Nous avons un Président de la République qui joue sur deux tableaux. Contre ce que je pensais au point de départ de la campagne, Nicolas Sarkozy incarne en fait la politique ( le choix, la volonté, la détermination de mener à bien des engagements clairement adoptés en commun) sur fond néanmoins de l’idée que la politique est dépassée d’une manière profonde par une technique à la fois de gestion des affaires collectives et de gestion de la communication avec le peuple qui permet de faire l’économie de cette fonction d’identification collective des problèmes et de hiérarchisation des choix qui détermine la politique. Nous sommes en train de vivre une expérience politique en grandeur réelle extraordinaire du point de vue du devenir des démocraties qui mérite d’être scrutée de près. Je crois d’ailleurs que les citoyens ne s’y trompent pas puisqu’ils ont un grand intérêt pour la politique. Une expérience tout à fait étonnante donc où nous avons l’alliance de la politique au service ultimement de sa propre négation. Je crois que c’est un cas de figure inédit à cette ampleur et que c’est en fonction de cette alliance qu’il faudra juger évidemment du résultat dans la durée. [...]

Q: Pour durcir le paradoxe, on peut dire que l'obligation de proximité est une intuition juste sur l’état de la crise du politique. Néanmoins, est-ce que cette impératif n’est pas un élément qui accentue le risque de cette perte d’aura du politique que vous diagnostiquez dans la longue durée ?

Marcel Gauchet : Je crois que nous sommes d’accord sur un certain nombre de constats à commencer par la prudence nécessaire dans l’appréciation d’un phénomène à tous égards déroutant. Ce qu’on ne peut nier au Président de la République c’est une espèce de talent thaumaturgique face à une situation politique. Il a un talent "divinatoire". Vous parliez d’intuitions. Ce sont tous ces mots qui viennent à l’esprit puisque évidemment cela ne repose pas sur une analyse en profondeur. On est sur le sentiment de la crise de la communication politique entre la base et le sommet. Il a su trouver un style de proximité. Il a rompu dans le langage politique à un degré qui met à mal l’opposition qui n’a absolument pas su trouver l’équivalent dans son registre. Il a su comprendre ce qui était le point clé du malaise français, à sa surface en tout cas, qui tenait à une équation personnelle, institutionnelle très bizarre qu’incarnait le chiraquisme : l’irresponsabilité suprême. C’est une formule institutionnelle que très peu de constitutions ont donnée en exemple à travers l’Histoire. Un personnage investi des plus hauts pouvoirs mais qui a la faculté de se soustraire à la responsabilité de toutes les décisions qu’il prend. Il faut dire que cela avait créé dans ce pays un climat de désespérance à proprement parler, enregistré par tous les sondages, tout à fait singulier. Sarkozy l’a très bien compris et a su réagir sur ce point. Il a su donner corps à une espèce de foi invétérée des Français dans la capacité de la politique de faire bouger les choses. Pour quoi faire ? Ça c’est une autre question. Tout le problème est là. C’est un talent assez exceptionnel dans la politique que d’aller chercher en la personne d’Henri Guaino quelqu’un qui est à peu près aux antipodes de vos convictions politiques spontanées parce qu’on a le sentiment que c’est lui qui a le bon discours qu’il faut tenir pour la population. Il a réhabilité la politique sans du tout s’en rendre compte parce que je crois qu’on a affaire à une remontée quasi psychanalytique de passés et de modèles entre gaullisme et bonapartisme dans une synthèse très improvisée - puisqu’elle bouge tous les jours - qui n’a rien de stratégiquement pensée mais qui est opérante.

Mais c’est là où je disais remobilisation du politique, parce que telle est l’attente du peuple, de l’opinion, mais pour faire quoi ? Ce que nous avons pu voir c’est à quel point le rituel électoral – que là nous pouvons considérer vraiment comme tel – a une efficacité symbolique remarquable. Ça marche. Pour peu que les acteurs et le texte soient respectés, les citoyens retrouvent un sentiment de confiance dans la chose commune et dans la capacité collective à faire face aux problèmes qui se posent quand ils étaient dans la profonde détresse.

Est-ce que maintenant cela correspond à la compréhension des besoins politiques des citoyens ? Certainement.

Est-ce que cela correspond à une analyse en profondeur des problèmes posés à la société française au service de quoi cette volonté politique se mettrait ? Est-ce que cela correspond plus encore à une analyse stratégique et historique des difficultés singulières qui affectent les sociétés européennes dans la longue durée ? On a le sentiment que pas du tout. On a en effet une remobilisation du politique au service de l’absence de politique. C’est pourquoi le gain immédiat est certain et attesté.

Remarquons toutefois que, contrairement à ce qu’on a un peu vite cru observer au départ, la confiance des Français dans l’avenir n’est pas du tout revenue. Oui, il y a eu une espèce de confiance superficielle, un sentiment collectif de mieux-être – « au moins les affaires tournent » ; « il y a un pilote dans l’avion ». On sait qui est responsable de quoi, ce qui est décisif en politique. C’est le point que soulevait Frédéric Lazorthes sur lequel il faut insister. En effet, la personnalisation du pouvoir dans le monde où on est, caractérisé par la perception de forces impersonnelles massives qui agissent dans un enchevêtrement peu maîtrisable, c’est un monde où on a besoin de responsables. De ce point de vue là, nous savons au moins quel est le responsable. Le responsable sait qu’il doit être responsable. C’est déjà beaucoup. Mais pour faire quoi ? Il ne sait pas. Je crois, me semble-t-il, que c’est à peu près pour le moment la situation où nous sommes. A un premier niveau, une crise française a été résolue. Est-ce que les problèmes de la société française sont mieux envisagés ? Je ne sais pas. Est-ce que l’analyse de fond de la situation de nos sociétés, avec les problèmes très considérables qui les affectent, est considérée ? Je ne crois pas. Nous avons en quelque sorte un superbe outil politique - avec des aspects quand même un peu pathologiques, il faut bien le dire – mais une incertitude sur les finalités et les objectifs qui est à peu près complète. C’est l’expectative où nous sommes.

Il ne le dit pas bien sûr. Il dit le contraire en permanence.