Ce qui remplace le bien commun, c’est la croissance. Cette notion va bien au-delà de l’économie : elle désigne des possibilités supplémentaires pour les individus et la collectivité d’aller vers un mieux-être. Nos sociétés tendent vers une espèce de prospérité globale, mais le processus par lequel on donne forme à ce bien commun appelé croissance nous échappe. Le phénomène renvoie à une difficulté encore plus grande, qui est la difficulté de nos sociétés d’individus de se représenter comme des sociétés. Aujourd’hui, l’autonomisation des personnes, des individus et des intérêts rend difficile la représentation du corps politique : les parties sont partout, et l’ensemble nulle part. C’est l’immense malaise des démocraties.
Que vous inspirent les propositions de la commission Balladur sur la réforme des institutions ?
Le diagnostic global me paraît pertinent. Il y a d’une part, de manière irréversible, l’enregistrement du caractère présidentiel des institutions françaises, et d’autre part la nécessité de rééquilibrer cette présidentialisation par de vrais contre-pouvoirs. Là, tout sera affaire d’exécution, car les propositions Balladur me paraissent timides. En tout cas, le Président tout-puissant mais irresponsable, ça ne peut plus marcher.
Que reste-t-il de l’esprit de la Constitution de 1958-1962 ?
L’essentiel : l’élection du président de la République au suffrage universel. Ce principe a été détourné, dans les années récentes, par la cohabitation et par une pratique conduisant à l’irresponsabilité du chef de l’Etat. Même si les textes le permettaient, c’était une faille de la Constitution : en élisant le Président, le peuple désigne un responsable qui doit conduire pour de bon la politique du pays. Là où les choses ont évolué, c’est que la Ve République, conformément à l’évolution générale des démocraties, est devenue un régime des partis, puisque c’est la faculté de présenter un candidat à l’élection présidentielle qui les motive. C’est un changement radical par rapport à l’esprit d’origine, mais c’est ainsi que la Constitution de la Ve République a réussi à stabiliser la démocratie dans ce pays, en permettant à l’opinion à la fois de désigner la tête de l’exécutif et de se reconnaître dans une division structurée en deux grands camps politiques. Toute la difficulté est d’ajointer cette démocratie des partis au système de l’élection du président de la République, avec ses effets inévitablement plébiscitaires.
Les révisions qui sont périodiquement apportées à la Constitution ne sont-elles pas contradictoires avec le caractère sacré que les Français accordent à leurs institutions ?
Il est évident que la manie française d’attribuer à la Constitution un rôle démesuré et l’absence de règle du jeu stable forment un handicap dans le fonctionnement de la démocratie. La Ve République a été conçue pour remédier à l’instabilité constitutionnelle, mais elle a été rattrapée par l’esprit d’ingénierie des Français dans ce domaine ! Dans le principe, l’idée de Nicolas Sarkozy de redéfinir dans une certaine mesure les institutions n’est pas mauvaise. Mais des modifications importantes ont déjà eu lieu, comme le quinquennat ou l’inversion du calendrier des législatives et de la présidentielle. Qu’il y ait encore besoin d’ajustement, oui. Il faut néanmoins que cette Constitution devienne une vraie Constitution, et pas un texte à géométrie variable. Ouvrir la boîte de Pandore de la révision permanente, ce serait un élément de crise supplémentaire dans une démocratie qui n’en a pas besoin. Réformons, mais en vue de la stabilité.
Avant l’élection présidentielle, on disait que les Français ne croyaient plus à la politique. Puis l’intérêt pour le scrutin a semblé prouver le contraire. Aux législatives, cependant, l’abstention a retrouvé un pic historique. Comment interpréter ces variations ?
Une association un peu simpliste entre abstention et crise de la démocratie avait été opérée. L’important, toutefois, n’est pas tant que les gens soient allés voter à la présidentielle, mais qu’ils soient allés voter parce qu’ils avaient l’impression d’une offre nouvelle. Les Français veulent croire en la politique : ils lui ont donc donné une nouvelle chance. Cependant, il ne faut pas en tirer de conclusion précipitée : on a voté, mais sur un fond de scepticisme radical que l’abstention aux législatives a manifesté. Quand on regarde des indicateurs comme la confiance dans les hommes politiques en général et la confiance dans l’avenir, rien n’a bougé de fondamental. On est loin d’en avoir fini avec la crise de la démocratie.
Quelles sont les causes profondes de cette crise ?
Il y a une crise générale des démocraties, avec des nuances et des intensités variables selon les pays. Cette crise se manifeste avec force en France parce que c’est le pays qui croit le plus en la politique. Ce qui met la démocratie en crise, c’est l’impuissance des gouvernements dans une situation de mondialisation qui limite leur marge de manœuvre, et qui confère aux citoyens un sentiment de désabusement vis-à-vis du pouvoir. Le problème est général, mais il est particulièrement et subjectivement ressenti en France. La mondialisation remet partout en question l’identité historique constituée des communautés politiques. En Europe s’y ajoute le fait que cette identité est remise en cause par un mécanisme endogène, qui est la constitution d’une union politique, dont on ne sait pas trop si elle est une unité de substitution, une identité à venir. Ce flou pèse terriblement sur le sens civique : pour se sentir citoyen, il faut une communauté d’appartenance claire. Etre citoyen, c’est être citoyen de quelque chose. L’idée de citoyenneté, aujourd’hui, est célébrée d’autant plus emphatiquement qu’on ne sait pas exactement à quelle réalité elle s’applique : la France ou l’Europe ? Aux Etats-Unis, la crise de la démocratie n’a absolument pas le même visage, les Américains ne doutant ni du pouvoir des Etats-Unis, ni de la communauté d’existence américaine.
Le quinquennat illustre l’accélération du rythme politique, à une époque où la révolution technologique nous habitue à l’instantané. En démocratie, qui se soucie du long terme ?
Personne, il faut être honnête. L’organisation de la vie collective sous le signe, chez les uns, de la revendication, et chez les autres, de la réponse à apporter à ces revendications, le plus souvent à des fins électorales et dans des calendriers serrés, fait disparaître l’horizon du long terme, qui est pourtant l’horizon décisif : la moindre décision politique ne révèle ses effets que dans le temps long. C’est le grand défi posé aux démocraties. Dans le passé, nous avions un contrepoids à ce phénomène à travers la continuité des institutions : les grands corps de l’Etat, comme la haute fonction publique, l’armée, la justice ou la diplomatie, raisonnaient dans le long terme. De plus, dans un pays à dominante catholique, l’Eglise était aussi source d’une culture de la durée. Or tous ces agents stabilisateurs se sont effacés dans leur fonction de réflexion collective. Puisqu’on ne peut s’en passer, il va falloir réintroduire cette préoccupation du long terme. D’où cela peut-il venir ? Non des institutions et des partis, dévorés par la logique du court terme, mais des citoyens conscients de l’enjeu par le canal d’associations et de sociétés de pensée (les « think tanks ») tournées vers la prévision. A leur échelle, les universités pourraient également jouer ce rôle.
L’attente vis-à-vis du nouveau président de la République est énorme. S’il échouait ou s’il décevait les Français, que se passerait-il ?
C’est ce que nous devons redouter par-dessus tout. Disons-le, pour les Français, Sarkozy, c’est la dernière cartouche. Si elle rate, ils se retrouveront devant une remise en question de ce qu’ils sont, de leur manière séculaire d’être, de sentir et de penser, qui ne pourrait être qu’une sorte de tragédie nationale, une crise de conscience d’une exceptionnelle gravité. Nous jouons très gros dans le moment présent, je ne crois pas que les gens s’en rendent compte. Toute la mise est sur la table, il n’y a pas de recours, car on ne voit pas qui pourrait reprendre le flambeau.
Au fond, est-ce que les adversaires du chef de l’Etat ne le savent pas eux-mêmes ?
Probablement. Ils préfèreraient le voir réussir, et le battre après qu’il a fait le travail. C’est de la politique : c’est humain….
Propos recueillis par Jean Sévilla.