Auteur, vous êtes également éditeur chez Gallimard et, surtout, rédacteur en chef du Débat, la revue que dirige Pierre Nora. Vous êtes tous deux assistés, depuis la fondation en mai 1980, par Krzysztof Pomian. Des métiers complémentaires…
Le moteur, c’est ma passion pour le monde contemporain, l’impression d’être constamment en train de le découvrir. Mon travail au Débat, les livres dont je suis parfois l’éditeur, et mes propres livres, sont les instruments de l’exploration. Le moteur reste ma surprise devant ce qui se passe ou ce que nous sommes. Cela surprendra, peut-être. C’est pourtant la vérité : depuis que je l’observe (cela fait un moment…), je suis dérouté par le monde que j’ai sous le nez.
On penserait qu’au contraire vous avez les moyens de l’expliquer.
L’expliquer ? Sûrement pas. L’analyser, sans doute. Encore qu’il me faille sans arrêt revenir sur les dossiers, sur les phénomènes. Avec Le désenchantement, j’ai découvert le présent. J’ai découvert combien toutes nos évidences sont déroutantes. Nous, les modernes, nous pensons faire l’histoire, nous ne voulons pas la subir, mais des pans nous en échappent. Du jour où l’homme s’est affirmé libre, maître de lui-même et de sa raison, il s’est trouvé déstabilisé à l’extérieur et à l’intérieur. A l’extérieur, il découvre quelque chose d’immaîtrisable dans la démocratie. A l’intérieur, il découvre quelque chose d’immaîtrisable avec l’inconscient.
Tel est le paradoxe de l’autonomie moderne. L’individu tout-puissant, mais faible. Il y a de quoi aiguiser ma curiosité. Celle-ci se nourrit des livres que je lis, de ceux que j’édite et de toute l’alchimie qui fait Le Débat, à la fois observatoire, laboratoire, lieu de discussion.
Vous vous définiriez comme un curieux ?
S’il était possible d’acquérir un savoir encyclopédique au XXIe siècle, j’aimerais être encyclopédiste. Il ne faut pas rêver… Je me contente d’exercer une curiosité active sur toutes sortes de sujets, car je suis, en effet, curieux. Tout ce qui permet de comprendre le contemporain m’intéresse. Y compris le passé. J’ai de quoi m’occuper…
Le Débat se fixait ce programme, dès sa fondation, en 1980. Exercer une « citoyenneté éclairée ». S’efforcer de comprendre. Donner des réponses motivées. Réunir et faire se confronter, pour cela, des personnalités diverses.
Le passage de la revue aux livres se fait naturellement. Dans la plupart des articles se trouve un livre qui sommeille. Pierre Nora, Krzysztof Pomian et moi sommes, chacun, si je puis dire, les « officiers traitants » d’un réseau de correspondants. Ce qui produit des livres, chez Gallimard ou ailleurs.
Le Débat serait un clan, un « puissant petit groupe » ?
Nous n’avons pas l’esprit de clan. Le Débat est tout simplement un réseau, sans la connotation clandestine ou comploteuse que l’on donne parfois au terme. Entendons le mot au sens de l’informatique : un ensemble de terminaux interconnectés pour échanger des informations et partager des ressources. Si bien que Le Débat se renouvelle constamment.
Dans chaque numéro, nous publions des « habitués » mais aussi, toujours, des auteurs nouveaux, voire des premiers articles. Parlons plutôt, pour Le Débat, d’une « république des lettres » : une société de choix et de désignation par des pairs. Tous ceux que nous rencontrons nous informent sur la réputation de certains travaux, sur d’éventuelles propositions, sur des rumeurs – sachant qu’une rumeur n’est pas nécessairement négative. Il y a des rumeurs élogieuses. Bref, nous ne sommes pas l’organe d’une famille de pensée, ni d’une idéologie. S’il existe un esprit de famille chez nous, ce serait plutôt cette curiosité dont je parlais, cet appétit pour la nouveauté intellectuelle, pour le renouvellement des générations.
Le Débat prétend d’abord fournir un matériau. Nous ne sommes pas un relais de pouvoir. Nous ne cherchons pas à relayer ou flatter l’opinion de nos lecteurs. Ceux-ci, d’ailleurs, ne s’intéressent pas d’abord à l’opinion de nos auteurs ou à l’opinion qu’ils nous supposeraient. Ils s’intéressent à l’information que nous fournissons. Ils lisent Le Débat pour découvrir non pas « ce dont on cause », mais ce dont ils n’ont pas entendu parler. Le Débat coûte 15 euros. Pourquoi le lecteur l’achèterait-il pour y lire ce qu’on trouve dans une presse à 3 euros ? Si nous comptons environ cinq mille acheteurs, c’est bien parce qu’ils s’estiment payés de leur effort.
L’économie d’une revue est toujours difficile ?
Le problème est connu, mais endémique : la photocopie. On compte évidemment bien plus de 5000 lecteurs pour certains articles… Mais nous bénéficions d’un socle avec les achats passés par les bibliothèques, universitaires et généralistes. Ce qui n’empêche évidemment pas la photocopie…
Il y a aussi le soutien de Gallimard.
Il faut que ce soit clair. Le Débat ne bénéficie d’aucune subvention. Gallimard ne nous « subventionne » pas davantage. Nous ne devons compter que sur nous-mêmes. Disons qu’il existe une sorte de « troc ». Nous disposons du support commercial et de la diffusion Gallimard qui font remonter vers nous beaucoup d’informations. En retour, l’éditeur trouve dans la revue matière au renouvellement éditorial : des auteurs, une image. On peut dire du Débat qu’il est une « NRF » des idées.
Mais Le Débat n’est pas une revue littéraire…
Nous retrouvons ici les deux crises de croissance de la démocratie auxquelles je faisais allusion. Dans les années 1930, la littérature englobait la politique et le débat de société. Depuis les années 1970, le déclassement du rôle de la littérature est flagrant. Cela ne signifie pas que la littérature, elle-même, soit moins bonne. Mais son rôle social a changé. Sans doute, en partie, parce que la littérature ne veut plus assumer cette dimension. Il ne semble pas que les grands écrivains d’aujourd’hui veuillent succéder à Sartre ou Camus. Ils sont ailleurs.
L’affaiblissement du rôle politique de l’écrivain n’est pas dû à une volonté d’étouffement par la société. Il y a, certes, comme dans le domaine des idées, un mur médiatique auquel se heurtent les contenus de qualité. Mais l’ambition des écrivains a changé de nature.
La société n’attend plus d’écrivains mages. Les écrivains eux-mêmes ne se veulent plus mages, sauf quelques personnes qui écrivent pour être mages – c’est-à-dire médiatiques – bien plus que pour écrire. Pour les médias, il faut des vedettes. Et les écrivains vedettes sont d’abord…des vedettes ! Phénomène qui se retrouve dans le domaine des idées, avec la fin des « modes intellectuelles » au fil des années 1970, suivie de la disparition des Lacan, Derrida, Foucault, Bourdieu, etc.
Faut-il regretter cet effacement ?
Non. Car les médias imposent à la pensée les mêmes déformations qu’à la littérature. Un philosophe médiatique est d’abord une vedette, traitée selon la logique des vedettes, de l’image, etc. Le contenu importe assez peu. Le contenant passe avant.
En revanche, il existe une communauté intellectuelle, un public actif autour des idées, des idées politiques et de la décision politique. Il ne semble pas qu’il y ait, en littérature, d’équivalent. Il n’existe pas de communauté littéraire, même s’il existe un public plus large pour la littérature que pour les idées. Cette question intéresse depuis longtemps Le Débat. Nous avons consacré un certain nombre d’études à la critique littéraire, à la diffusion de la littérature, mais j’avoue que nous ne savons pas les causes de ces profonds changements. Sans doute sont-ils dus à l’importance croissante des médias et au fonctionnement presque autonome de ceux-ci par rapport à la société.
Les médias sont la part « immaîtrisable » de la seconde crise démocratique ?
Peut-être. En tout cas, on y trouve cet « immaîtrisable » qui m’intéresse dans la situation présente : l’approfondissement des principes démocratiques rend la démocratie immaîtrisable au nom de la démocratie.
Les médias jouent un rôle dans le phénomène, bien que leur apparente autonomie par rapport à la société soit quelquefois étrangère aux principes démocratiques. Revoici les problèmes posés par ce que j’appelle la « société politique de marché », une société dont le fonctionnement politique emprunte à l’économie le modèle général du marché, sans que ce soit nécessairement l’économie qui prime.
Je ne m’avancerai toutefois pas trop loin dans le domaine des médias, cette machine que personne ne maîtrise, encore moins ceux qui la font – machine qu’il nous reste à « penser ». En dépit de McLuhan, Debord, Bourdieu et quelques autres, on ne peut pas dire que la mécanique des médias soit encore déchiffrée, ni son rôle dans la vie sociale. Les médias manipulent peut-être mais ne sont pas manipulables – même par l’argent ou la puissance économique. L’analyse de ce phénomène reste l’un de nos grands chantiers.
Propos recueillis par Jean-Maurice de Montremy.