On ne sait plus où situer les candidats

L'Express, 17/04/2007
Le philosophe Marcel Gauchet est l'un des analystes les plus pertinents de la vie politique. Il décrypte cette campagne où les trois favoris incarnent à la fois le renouvellement et la décomposition de leur propre camp.

L'Express : On disait les Français déçus de la politique. Pourtant, la campagne présidentielle a semblé les passionner. Pourquoi?

Marcel Gauchet: Le président demeure un personnage extraordinairement important dans l'imaginaire politique des Français. Parce que l'Etat, même s'il n'a plus l'autorité d'antan, continue d'occuper une place essentielle et que les Français en attendent toujours énormément. C'est pourquoi il faut qu'il ait une tête, une âme, un esprit, une inspiration, une direction. A ce titre-là, le poste de président de la République reste plus stratégique et déterminant que dans d'autres pays européens comparables. On le voit, a contrario, dans le bilan d'un président défaillant comme Jacques Chirac. L'incapacité de la présidence à faire face d'abord à la situation de 2002, puis aux défis qui étaient posés, est directement à l'origine de la dépression collective qui caractérise la situation française. Le sentiment dominant est qu'il n'y a pas de pilote dans l'avion et que l'on ne sait pas où l'on va. Or l'interrogation sur le déclin, l'immobilisme, l'incapacité à faire des choix clairs sur les grandes options d'avenir suscitent une attente plus grande à l'égard de la figure du chef de l'Etat. Lequel, une fois élu, ne peut que décevoir les espoirs placés en lui. C'est un cercle vicieux.

L'Etat ne joue-t-il pas le rôle d'idéologie de substitution face à l'incompétence des politiques?

La crispation française découle de l'absence de réponse de la part des politiques, droite et gauche confondues, à la question centrale de la mondialisation, qui conditionne l'identité nationale. Ce n'est pas l'immigration qui tracasse en priorité les Français, c'est la transformation profonde du contexte international: que devenons-nous dans ce nouveau monde qui ne nous ressemble pas? Quelles cartes avons-nous à jouer? Personne n'a su répondre de manière convaincante. Du coup, le sentiment de vulnérabilité, d'incertitude collectives est très grand. Les Français comptent d'autant plus sur l'Etat pour les protéger qu'ils se sentent incertains de leur place dans le monde. L'importance des extrêmes dans notre vie politique est directement fonction du poids de cette attente: les électeurs de Le Pen ne supportent pas un Etat qui se montre incapable de faire respecter l'ordre ou de surveiller les frontières, par rapport au problème de l'immigration; à l'extrême gauche, on s'insurge contre le fait que l'Etat ne soit pas l'acteur central en matière économique et sociale. Souvenez-vous comment Lionel Jospin a compromis toutes ses chances en prononçant [en 1999] la phrase: «L'Etat ne peut pas tout.»

Ce n'est pas forcément un signe de maturité démocratique...

Il existe une tradition française qui semble, en effet, très étrange. Ce peuple est parmi les plus politisés du monde, dans le sens où il manifeste des options idéologiques très marquées - le poids des extrêmes en est une bonne illustration. Mais il est en même temps un peuple peu participant. Les citoyens n'ont pas pour habitude de régler leurs affaires eux-mêmes, de militer dans un parti ou de s'engager dans un syndicat. Ils comptent sur leurs diverses élites, contre lesquelles ils ne cessent, en même temps, de protester. Quand ils se mobilisent, c'est pour refuser. La société française a très peu de capacités de proposition.

L'impuissance politique en découle...

Ce qui est sûr, c'est que les candidats fondent leur stratégie sur le principe: «Faites-moi confiance; avec moi, tout est possible.»

Est-ce un reste de personnalisation monarchique?

Je ne le crois pas. Sarkozy, Royal et Bayrou sont, au contraire, antimonarchiques, puisqu'ils ont la présomption d'incarner la «proximité». Ils représentent un nouveau type de personnages politiques, comme le prouve leur âge relativement jeune, qu'il faut situer dans le moment postmoderne.

Est-ce en soi une bonne nouvelle?

Dans un pays gérontocratique, c'est une bouffée d'air frais. Les électeurs ont l'impression d'avoir affaire à des gens de leur temps, à des personnages plus familiers, qui leur donnent le sentiment d'être «comme eux». C'est purement cosmétique, mais cela joue un rôle, notamment dans le regain d'intérêt que provoque la campagne. La bonne nouvelle s'arrête cependant là. Car Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal et François Bayrou ont en commun d'être trois candidats issus de la décomposition de leur propre camp. Chacun incarne les contradictions, insurmontables, de sa famille politique. Ce qui produit un brouillage indissociable du renouvellement: on ne sait plus où situer les candidats. Nicolas Sarkozy fait le grand écart entre un gaullisme patriotique d'emprunt et un libéralisme sur lequel il a fondé la phase initiale de son positionnement, à savoir la «rupture». Ségolène Royal, c'est Blair et Mitterrand à la fois. Quant à Bayrou, il mène le dernier bal du catholicisme progressiste, ce qui constitue un phénomène intéressant. L'avantage que la gauche a patiemment bâti sous la Ve République provient en effet du basculement d'une grande partie de l'opinion catholique vers le Parti socialiste: c'est une gauche modérée, réformiste, humanitaire, proche des idées de Rocard ou de Delors. Ce capital électoral, aujourd'hui épuisé et qui ne se renouvelle pas, ne trouve pas à s'exprimer dans un socialisme incapable de prendre le virage social-démocrate. D'où l'attrait qu'exerce François Bayrou sur des personnalités telles que Jean Peyrelevade. Il illustre la rencontre d'options incompatibles: avec Bayrou, est-ce la gauche qui est de droite ou la droite qui est de gauche? C'est pourquoi ce phénomène paraît conjoncturel et sans grand avenir. On voit se dessiner un nuage de purée protestataire au centre de l'échiquier politique, ce qui est un comble! Qu'un centriste soit porteur d'un vote de protestation contre les deux autres familles politiques, voilà qui n'est pas banal...

La décomposition s'arrête-t-elle aux partis politiques?

Je ne le crois pas. On assiste également à la décomposition du journalisme politique, qui, dans ce pays, représente tout de même une grande tradition. Les médias sont omniprésents dans la faculté de médiation, mais eux-mêmes n'ont rien à dire. Ils se pensent de plus en plus comme chargés d'organiser un face-à-face direct entre les hommes politiques et les individus, c'est-à-dire les gens qu'ils visent comme audience. La fonction classique d'analyse, de mise en forme des différentes options du débat disparaît. Les hommes politiques dépendent de plus en plus des médias, puisqu'ils n'ont que ce relais pour s'adresser aux populations, à la suite de l'effondrement des partis. Par conséquent, ils se sont calqués sur les mœurs des médias, dont ils ont désormais une science exacte. Du coup, les médias ne peuvent qu'accompagner des candidats aussi parfaits dans leurs opérations de marketing. Et la boucle est bouclée. A partir du moment où la télévision est parfaitement assimilée par les gens qui s'en servent, les journalistes découvrent que leur marge de manœuvre est réduite à presque rien.

La dictature de l'audience est-elle la seule cause de cette perte de substance?

Je crains que ce ne soit plus profond. Tout le problème est dans cette nouvelle manière de voir le rôle du journaliste en tant que pur transmetteur, transparent et sans position personnelle. L'idéal est non plus un journaliste impartial qui sache s'élever au-dessus de son point de vue, mais un journaliste qui n'en a pas. Le cas d'Alain Duhamel est très significatif. Tout le monde se doute que les commentateurs politiques ont des opinions, ce qui est parfaitement leur droit. Or on a assisté à des cris de vierge effarouchée pour ce qui n'était qu'une confidence. Je ne comprends même pas qu'Alain Duhamel n'ait pas fait état, pour se défendre, de plusieurs articles dans lesquels il était loin d'être tendre avec François Bayrou. Le procès qui lui est fait au nom de l'idéologie de la non-idéologie est absurde. Comme si Alain Duhamel, votant pour Bayrou, n'était pas capable de faire abstraction de sa préférence partisane dans les commentaires qu'il fera au cours de la campagne! C'est un dévoiement de l'esprit public: cela rejoint la dérive des émissions télévisées qui mettent en scène des citoyens qui ne parlent que de leurs problèmes particuliers et se moquent du reste, comme si le pays n'était composé que d'atomes enfermés en eux-mêmes. On postule une individualisation radicale qui fait exploser la citoyenneté et la vide de son sens.

Que faut-il penser des sondages?

Avec la décomposition de la politique et la crise du commentaire, les sondages sont la seule chose à laquelle se raccrocher. Ils remplacent l'analyse, jusqu'à se confondre avec cette dernière. Ils sont la donnée pseudo-objective par excellence, d'où leur multiplication. Or la mauvaise monnaie chasse la bonne et l'abondance tue le genre. Inflation de pourcentages, téléscopage de résultats: la campagne devient illisible par le gonflement des instruments de mesure supposés la clarifier. Ce qui alimente à son tour le scepticisme des électeurs.

N'a-t-on pas, également, atteint les limites du marketing politique?

C'est évident, et il a fait des ravages. Après avoir assimilé les techniques audiovisuelles, tous les candidats ont intégré les recettes de la fameuse triangulation: emprunter ce qu'il faut d'idées à son adversaire pour semer le trouble dans son camp. Mais, quand tout le monde fait la même chose, ça ne marche plus! Nicolas Sarkozy fait la course en tête, donne l'impression de puiser dans un stock de thèmes porteurs, montre une capacité supérieure à proposer et, au total, donne le rythme de la campagne. Mais cela ne suffit pas pour le démarquer radicalement et lui donner une stature complètement différente de celle de sa rivale. La ficelle est un peu grosse, à l'égard de Le Pen, des anciens gaullistes et même des électeurs de gauche. N'importe quel «consommateur» de base le remarque de loin, ce qui en réduit la portée. Le marketing politique a une contrainte que les différents candidats n'ont pas bien intégrée: il ne faut pas qu'il se voie, sous peine de faire perdre au candidat sa crédibilité. C'est ainsi qu'un thème comme celui de l'identité nationale, très bien perçu par celui qui l'a propulsé, finit par prendre un aspect dérisoire à cause de la manière dont il est traité. La proposition d'un ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale paraît déraisonnable par rapport à l'intérêt du sujet. Il faut dire que la réponse de sa rivale ne vole pas plus haut!

Diriez-vous que la campagne est nulle?

Non. Elle remue des choses importantes. Elle est frustrante parce qu'elle est placée sous le signe de la décomposition. Laquelle annonce une recomposition. L'enjeu symbolique de cette élection reste grand, car il consiste à tourner la page du mitterrando-chiraquisme.

Propos recueillis par Christian Makarian.