La politique sans médiations ?

Rue Saint-Guillaume, n°146, mars 2007

L’affaiblissement des médiations est au centre du marasme démocratique. Il est l’un des principaux facteurs qui ouvrent la porte à la protestation populiste. Il mérite à ce titre un examen un tant soit peu systématique.

Une remarque préliminaire, afin de prendre la juste mesure du phénomène et de ne pas se tromper de diagnostic. Ces médiations qui articulent le social et le politique, la société civile et la sphère publique ne sont pas – ou ne sont plus – contestées dans leur principe. Personne ne réclame plus sérieusement la suppression des partis politiques, les syndicats sont généralement acceptés et leur fonction reconnue, les associations jouissent d’une large popularité. Le problème est que ces médiations acceptées dans leur principe sont désertées en pratique. Et il faut préciser, pour éviter des disputes inutiles : désertées en esprit, lorsqu’elles ne le sont pas dans les faits. Le volume des adhésions, ici, n’est pas un indicateur suffisant. Il est très faible en France, on le sait. Le fait qu’il soit plus élevé ailleurs ne signifie pas que les choses y soient substantiellement différentes sur le fond. On peut adhérer sans y croire, pour toutes sortes de motifs. Là où les taux de syndicalisation restent élevés, la foi des adhérents de base dans les vertus de leur organisation n’en est pas plus intense pour autant. C’est bien entendu ce lien de confiance et de reconnaissance qui compte et qu’il convient de scruter.

Un consentement à des médiations tenues en même temps pour défaillantes, voilà très exactement ce que nous avons à essayer de comprendre. L’idée de s’en passer a disparu, mais pour autant, un nombre croissant d’acteurs sociaux ne parvient pas à s’y retrouver. Par rapport à cette situation singulière, trois registres d’explication au moins me semblent devoir être allégués.

Des raisons internes

Il y a à cette situation des raisons internes qui tiennent à l’évolution de nos systèmes institutionnels. Pour résumer le phénomène d’une formule générale, on pourrait dire : l’enracinement de la démocratie se paie de son désenchantement.

Dans le cas précis – je durcis le trait, selon la loi du genre -, les médiations politiques et sociales ont été institutionnalisées, et dans l’opération elles ont perdu leur âme. Leur reconnaissance à la fois officielle et officieuse tend à les réduire à des rouages fonctionnels, d’autant plus enfermés dans leur fonction spécialisée que cette fonction est généralement reconnue comme indispensable.

C’est ainsi que les partis, dans le cadre d’une démocratie devenant toujours davantage une démocratie des partis, tendent à se restreindre à des machines électorales hautement professionnalisées. Ils prétendent de moins en moins exprimer et organiser politiquement des groupes sociaux, ce qui veut dire aussi concrètement qu’ils sont de plus en plus déconnectés de quelque base sociale que ce soit ( autrement qu’au titre de la captation conjoncturelle du suffrage). Leurs ambitions idéologiques ( au sens noble du terme) ou doctrinales, pour employer un terme neutre, se sont limitées de la même manière : ils ne prétendent plus guère apporter une doctrine compréhensive du mouvement des sociétés et une vision plausible de l’avenir. Ils vivent sur un héritage intellectuel plus ou moins dégradé en slogans. Il faut dire qu’ils ne sont pas aidés sur ce chapitre par une conjoncture historique caractérisée par une crise de l’avenir qui met spectaculairement en question la capacité par une crise de l’avenir qui met spectaculairement en question la capacité de nos sociétés à déchiffrer le futur vers lequel elles se projettent. La tâche ne leur est pas facilitée non plus par le rétrécissement de la gamme des options, dans un monde où les alternatives radicales que condensaient les noms de révolution et de tradition ont perdu leur crédibilité.

Evidemment, en fonction de ce rétrécissement du plausible, une vaste carrière s’ouvre à une protestation sans programmes si solutions, invoquant un mystérieux potentiel de rechange dont on ne sait en quoi il consiste.

C’est dans le cas des syndicats que cette rançon de l’institutionnalisation a son illustration la plus spectaculaire. Ce qu’ils ont gagné en place dans la négociation sociale, ils l’ont perdu en enthousiasme combatif et en dynamisme propositionnel. La légitimité des partenaires sociaux n’a pas le pouvoir d’appel de l’alternative sociale dont les luttes ouvrières étaient porteuses jusqu’à une date récente. Il ne reste plus guère que les batailles défensives ou de retardement menées contre les inéluctables ajustements de l’Etat-providence pour ranimer – fugacement – l’esprit des anciennes mobilisations. Nulle part ce choc en retour de l’institutionnalisation n’est mieux lisible que dans la situation française [1].

Ce qui joue en défaveur des partis consacrés et des syndicats installés favorise, en revanche, l’association, ouverte par principe à une création permanente, moins formelle, plus proche par nature des préoccupations de ses membres. Sa popularité n’a pas d’autre origine. Encore les réalités de son fonctionnement, lorsqu’on va y regarder de près, sont-elles fort loin de ce tableau idéal. Hors des phases de création et des effervescences ponctuelles liées à l’urgence d’une cause, la vie interne des associations ne se présente pas d’une manière substantiellement différente de celle des partis ou des syndicats, l’exigence de contrôle démocratique y étant même souvent beaucoup plus faible, et les effets pervers de la reconnaissance institutionnelle s’y révélant plus ravageurs encore. L’association n’est pas la panacée qu’on nous annonce aux maux de l’implication démocratique.

J’ajouterai même que l’association, par la ponctualité de son objet, est davantage un problème qu’une solution. La faveur dont elle jouit est le signe d’une difficulté majeure du fonctionnement démocratique aujourd’hui, le refus ou la peine des acteurs d’adopter le point de vue de l’ensemble et par conséquent de relativiser leur particularité de conviction ou d’intérêt. Cette intégration de la pluralité des composantes du collectif dans la cohérence d’une politique globale est ce qu’assurent tant bien que mal les partis et même les syndicats – et c’est ce qui leur vaut le reproche de distance, de méconnaissance des situations singulières des acteurs sociaux. La proximité dont les associations peuvent se targuer est sans doute en revanche à la fois la marque et le ferment de la difficulté grandissante à rendre lisible la cohérence globale d’une politique démocratique.

Des raisons externes

A ces raisons internes, s’en ajoutent d’autres, externes celles-là, qui tiennent à l’évolution de nos sociétés. On peut les ramener à un seul et même facteur, à savoir l’avancée du processus d’individualisation considéré dans ses deux faces négative et positive.

Versant négatif, cette avancée se traduit par l’effritement des appartenances et des encadrements collectifs. Le plus visible de ces effritements étant celui de l’appartenance et de la conscience de classe – la propension des acteurs individuels à se définir et à déterminer leurs choix politiques en fonction de leur appartenance reconnue à une classe. Cela ne signifie pas que les classes n’ont plus d’existence objective – mais que ces individus qui les composent ont moins tendance à se définir sur leur base. Inutile là aussi de s’enfermer dans de faux débats : la structure objective de classe peut se durcir, et la conscience subjective de classe s’affaiblir. Ce sont deux phénomènes distincts.

Mais cela veut dire qu’il est de plus en plus difficile, du point de vue des appareils de médiation, de correspondre à un groupe social quel qu’il soit et, a fortiori, de coller à une classe sociale.

Versant positif du processus d’individualisation, maintenant, l’affirmation du point de vue individuel pousse dans le sens de la recherche d’une expression directe ou d’un lien direct personnel entre dirigeants et dirigés qui entame le travail de médiation dans son principe, au point de le rendre virtuellement impossible. Les individus montrent une impatience considérable vis-à-vis des formules généralisantes et des définitions collectives. Ils ne se reconnaissent que dans ce qui leur paraît réfracter directement la singularité de leur cas, de leur situation ou de leurs identités.

Les médias

J’en arrive à mon troisième et dernier registre d’explication, qui se rattache à la vérité au précédent, aux transformations des conditions sociales dans lesquelles doit s’effectuer le travail de médiation, mais qui a pris dans la période récente une importance qui justifie de l’examiner à part.

Je veux parler du développement d’une médiation d’un rang supérieur, celle des médias, justement, qui a pour effet de déclasser les autres, tout en étant essentiellement déceptive.

Développement, et non apparition, car les médias accompagnent le déploiement du régime représentatif et de la démocratie représentative depuis le départ, ils en sont inséparables ( au titre de l’espace public et de l’opinion). Mais ils ne faisaient même pas figure d’appareils de médiation à proprement parler, à tort ou à raison. Ils étaient généralement tenus pour des instruments auxiliaires des institutions ou des forces médiatrices qu’ils aidaient à remplir leur rôle.

Avec la montée en puissance de la télévision, la situation a changé du tout au tout. Les conditions d’exercice de la fonction médiatrice ont été bouleversées. La médiation communicationnelle est passée en surplomb des autres. Elle les conditionne dans une très large mesure, avec des effets remarquables. Elle tend en effet à les invalider, en nourrissant l’illusion de la relation directe et personnelle entre le spectateur et la réalité du monde ou la personne des dirigeants – et en faisant paraître du même coup les pesanteurs institutionnelles ou les langages officiels pour des héritages obsolètes.

Cette médiation-là possède la propriété extraordinaire de paraître ne pas exister, de créer un rapport immédiat et transparent entre l’individuel et le collectif. C’est pourquoi elle se met si aisément au service des autres, elle ne cherche pas à les supplanter, sauf qu’elle les remet radicalement en question en semant le doute sur leur utilité. Elle confirme l’individu dans ses prétentions de compter seul au milieu de ses pareils, sans le secours d’intermédiaires. C’est par là qu’elle est spontanément vouée à entretenir un populisme endémique – nos populismes sont des télépopulismes.

Mais cependant cette médiation, qui a l’air de ne pas en être une, existe, et c’est en cela qu’elle est déceptive. Confusément la conscience de son rôle caché s’impose. D’où d’autre part le soupçon qui l’accompagne, la fortune renaissante de la thématique de la manipulation et du complot sur laquelle elle débouche.

D’où aussi les attentes investies dans ce nouveau « média » à l’expansion fulgurante et aux conséquences encore inconnues que représente l’Internet. Pas de mise en scène cette fois : rien que la relation directe et horizontale des individus entre eux. Donc peut-être la forme idéale enfin trouvée de la communication immédiate des égaux.

Le remède, en vérité, pourrait se révéler pire que le mal en rendant plus problématique encore le lien de l’individu et de l’ensemble. Peut-être est-ce sur ce théâtre que la crise de la médiation et des médiations est destinée à trouver son expression la plus complète. Est-il encore possible de lier le particulier et l’universel autrement que sur le mode de la résolution fantasmagorique procuré par les différents populismes ? Telle est la difficulté avec laquelle les démocraties vont devoir apprendre à vivre.

[1] Voir le bilan dressé par Dominique Andolfatto et Dominique Labbé dans le dernier chapitre de leur récente Histoire des syndicats ( Paris, Seuil, 2006).