Marcel Gauchet, philosophe et auteur en 1992 d’un article « La droite et la gauche » paru dans Les lieux de mémoire* (Gallimard), reprend son analyse en regard de l’actualité.
Il y a vingt-cinq ans, alors qu’on annonçait déjà sa disparition, le clivage gauche-droite vous semblait devoir durer. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?
Il faut d’abord souligner sa relativisation. Depuis 1981, l’alternance politique s’est systématisée, ce qui ne contribue pas entretenir l’idée qu’il y une différence substantielle entre les camps. Le pluralisme est entré dans les mœurs. Par ailleurs, le développement de l’individualisme transforme le rapport à la politique : l’individu contemporain n’est pas un militant, il n’aime pas être rangé dans un camp. Il est un observateur du champ politique plutôt qu’un acteur véhément. Mais en réalité, le clivage gauche-droite se maintient dans une autre dimension, beaucoup plus profonde…
Laquelle ?
La dimension anthropologique et affective. L’ancrage passionnel du clivage st toujours là. Pour quelqu’un qui se sent de droite aujourd’hui, la gauche est toujours constituée de « zozos » qui ne savent pas ce qu’est la réalité, qui vivent dans les nuages. Pour quelqu’un d’inspiration de gauche, la droite est toujours peuplée de « salauds », de gens immoraux qui s’accommodent de tout ce qui est mal dans le monde en disant « c’est comme cela », alors que la seule attitude légitime serait la révolte. Cela ne définit pas des programmes politiques, c’est plutôt de l’ordre de l’affect. Les inconscients de droite et de gauche restent chevillé au corps de beaucoup d’acteurs. Il suffit d’une circonstance pour l’éveiller.
Comment expliquer l’importance des extrêmes en France ?
Principalement par la puissance symbolique et politique conservée par l’Etat et la souveraineté. Ce qui, pour l’extrême droite, est insupportable, c’est le défi à l’Etat que représentent l’immigration et l’insécurité : « Qu’est-ce qu’un Etat qui n’est pas capable de contrôler ses frontières ou de mettre en prison tous les délinquants qui dépassent ? ». Et, symétriquement, à l’extrême gauche, il y a un scandale de l’impuissance économique de l’Etat : « Qu’est-ce qu’un Etat qui ne peut rien contre la mondialisation ? ». Cette symétrie explique d’ailleurs le passage de certains électeurs d’un extrême à l’autre.
Le duel entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy est-il le signe d’une recomposition du clivage ?
Ce sont des candidats de décomposition plus que des candidats de recomposition. Ils réalisent une certaine ouverture de leur camp au libéralisme. Mais incapables de le faire sur le plan doctrinal, ils le font sur le plan de l’image. C’est plus facile, et cela permet de ménager la chèvre et le chou, car l’enracinement de chacun de ces candidats dans son camp est en même temps très fort. Sarkozy se revendique de droite- ce qui est nouveau- tout en voulant la renouveler. Royal essaie de compenser son ouverture au libéralisme par une véhémente identité de gauche. L’affirmation identitaire étant ce qui permet à chacun de s’ouvrir en direction de l’autre camp.
A plus long terme, la gauche et la droite parviendront-elles à se redéfinir ?
Cette redéfinition finira bien par se faire à mesure que l’on percevra les limites de l’énorme vague libérale que nous connaissons depuis trente ans. La plus évidente est la limite écologique. Mais ce n’est pas la seule. La principale question sera alors de savoir comment réarticuler les Etats et les marchés, parce que le marché n’a pas de réponse à tout, y compris sur le plan du pilotage de l’économie. La fonction de l’Etat n’est pas seulement d’être le brancardier qui ramasse les « SDF » dans les rues après le passage du marché. L’axe de cette redéfinition tournera à mon avis autour de l’Etat-nation. Mais je ne crois pas que Sarkozy et Royal soient protagonistes de cette redéfinition à venir, à moins que l’histoire ne s’accélère vraiment…
Propos recueillis par Martin Legros.
* M. Gauchet, « La droite et la gauche », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, III, Les France, 1. Conflits et partages, Gallimard, Paris, 1992, rééd. coll. « Quarto », tome II, 1997,p. 2533-2600.