Il y a quelques mois, en juin 2006 plus exactement, j’étais sur cette estrade même dans le cadre du soixantième anniversaire de la refondation de Sciences-Po pour parler du malaise de la démocratie contemporaine et très précisément de la crise des médiations qui en constitue un aspect flagrant. C’est dire que tout le monde est à se poser les mêmes questions dans tous les domaines face à la situation actuelle. Et en effet, la crise des médiations est générale. Elle concerne l’ensemble des structures, des institutions, des organisations qui remplissent une fonction d’intermédiaire entre la demande individuelle et l’offre collective au sein de l’espace public.
L’exemple du champ politique est particulièrement illustratif. Il n’est pas utile de s’étendre longuement aujourd’hui sur la désaffection qui frappe les partis et les syndicats, désaffection plus prononcée en France que partout ailleurs en Europe. Mais c’est loin de n’être qu’un problème de nombre d’adhérents. C’est un problème de confiance dans la capacité de ces organisations à représenter les intérêts et les convictions des citoyens, à mettre en forme les composantes de la collectivité pour rendre plus efficace la négociation sociale ou pour rendre plus lisibles les choix politiques.
A cet égard, la fortune des associations, souvent présentées comme une alternative ou un remède aux difficultés des organisations trop grandes, trop générales, trop éloignées de leurs adhérents, cette floraison des associations est en fait le symptôme même de cette crise de la représentation et de la médiation. A chaque cause, à chaque problème son association spécifique. Soit. Mais comment met-on ensemble toutes ces causes ? Comment hiérarchise-t-on ces problèmes ? C’est justement cette fonction-là qui est en crise. Le ferment de l’association, c’est le refus de la médiation avec, en poussant le mouvement au bout, à chaque individu son association, qui cesse de ce fait même d’en être une.
Mais en relation avec la politique, il est tout aussi patent que la crise de confiance touche les médias d’information. Là encore, je n’ai pas besoin de m’étendre sur cette crise de crédibilité qui touche la fonction de journaliste et qui affecte directement la presse écrite, dans une moindre mesure la radio ou la télévision. Je note toutefois, parce que cela concerne directement notre sujet d’aujourd’hui, que cette crise est en train de toucher un débouché opératoire grâce à l’Internet avec la multiplication des blogs et la substitution virtuelle des citoyens aux journalistes — tous journalistes.
Dans un autre domaine beaucoup moins évident, c’est également comme une crise de la médiation qu’il faut analyser pour une grande part l’ébranlement de nos systèmes d’éducation. Ce qui est mis en question en profondeur, c’est la légitimité des institutions d’enseignement à définir ce qui doit être appris par les élèves. Ce que résume l’objection quotidiennement entendue par les enseignants : « A quoi ça sert ? » Ces systèmes d’éducation ont aujourd’hui affaire à un doute permanent sur l’utilité des savoirs proposés. Ce qui est mis en question aussi bien, c’est la capacité à proposer des méthodes et des parcours valables pour tous par rapport à la spécificité irréductible des intérêts et des parcours individuels.
J’en arrive à notre domaine du livre. A première vue, on pourrait le croire largement épargné par le phénomène. Editeurs, libraires, critiques, bibliothécaires ne paraissent pas aussi directement contestés dans leur rôle ou dans leur fonction. Si ce n’est peut-être la critique, mais parce qu’ils sont pris dans la malédiction générale qui pèse sur les médias. Et pourtant, de manière sourde, de manière insensible, les professions de la chaîne du livre sont peut-être les plus profondément concernées par cette crise de la médiation. Parce que la technique met à l’ordre du jour l’horizon utopique de leur disparition. Grâce à l’Internet, virtuellement plus besoin d’éditeurs, de critiques, de libraires, de bibliothécaires.
Dans ce nouvel espace public, tout livre écrit a vocation à être rendu accessible à tous sans intermédiaire, et cela, gratuitement, hors de tout échange marchand et de toute structure commerciale. Ses lecteurs, il les trouvera grâce aux relais construits par l’intelligence collective des critiques naturelles que font chacun des usagers de la toile, faisant bénéficier les autres de leur expertise. Sans doute subsiste-t-il quelques problèmes de conservation et de patrimoine. Mais il n’y a guère plus à demander aux bibliothécaires que la mémorisation du patrimoine accumulé ait une superbe maintenance du réseau, qui pour le reste les laisse à l’écart de la relation du lecteur au livre.
Utopie, disais-je. Et je souligne le mot. Mais utopie dont on voit bien la pression qu’elle exerce à tous les échelons de la chaîne du livre. Qui t’a fait éditeur ? Qui te met en position de choisir ce qui dans la production te paraît digne d’être porté à la connaissance du public et valorisé ? Qui t’a fait critique ? Qui te justifie de donner ton avis plutôt qu’un autre ? Au nom de quoi es-tu justifié à vendre ceci plutôt que cela ? Toute librairie étant à la fois insuffisante dans son offre et trop peu neutre dans ses choix, au regard de la librairie universelle que chaque client a de par la technique dans l’esprit quand il franchit aujourd’hui les portes de n’importe quelle boutique du livre. Questions qui valent mutatis mutandis pour le bibliothécaire moyennant une légère adaptation.
Le cas du livre est doublement intéressant. D’abord parce qu’il met en lumière plus fortement que tout autre ce qui est au principe de cette crise générale de la médiation. Il est intéressant, ensuite, parce qu’il fait apparaître non moins fortement les limites de cette crise de la médiation. Ce qui est au principe de cette crise fondamentalement, c’est le phénomène d’individualisation qui travaille nos sociétés et qui remet en question l’ensemble des rapports sociaux et des structures collectives. Immense question que je ne peux faire plus ici que signaler, qui se résume dans la phrase que l’actualité nous montre au combien en avant : Et moi dans tout ça ? Voilà la question qui est à l’œuvre aux différents niveaux que j’ai évoqués. Si la chaîne du livre est dans le principe plus concernée que tout autre secteur, c’est parce que le principe d’individualisation a trouvé dans ce domaine, grâce à la technique, avec l’internaute, la concrétisation de la figure de l’individu pur, hors médiation, doté d’un accès universel à toutes les sources d’information et d’une capacité de toucher le monde entier par ses productions intellectuelles sans intermédiaire.
Internet, en ce sens, c’est le média absolu, la médiation qui supprime toutes les autres médiations, qui les rend inutiles. En même temps, d’autre part, les dimensions mêmes de ces possibilités illimitées font apparaître ce qu’il y a d’intenable dans cette disparition des médiations. Le même individu, auquel toutes les possibilités sont ouvertes, est aussitôt débordé par cette offre qui l’écrase et au milieu de laquelle il est perdu. Que lire ? Où chercher ? Comment s’y retrouver ? La destruction virtuelle de toutes les médiations en fait ressurgir l’impérieuse nécessité.
Ce pourquoi, si dans le principe, la chaîne du livre est la plus radicalement secouée. Dans les faits, elle est plutôt moins contestée que les autres. Parce qu’elle est le domaine où le besoin de la médiation se fait sentir avec le plus d’évidence. On est bien content de pouvoir compter sur les éditeurs pour vous épargner de tout lire, ce qui leur revient à eux. On est bien content de trouver des critiques, même si c’est mal au milieu d’une offre surabondante. Et on est bien content de pouvoir trouver des libraires et des bibliothécaires pour aider à vous orienter face à une multiplication immaîtrisable des sources.
La chaîne du livre, dans ce contexte, a deux atouts pour elle. La force intrinsèque de l'objet livre et la clarté de sa fonction médiatrice à tous les niveaux. Monsieur le Président, je crois que j'ai tenu exactement les dix minutes