Entretien ,Chrétiens, tournez la page,
Bayard, février 2002
Yves de Gentil-Baichis : Dans votre ouvrage Le désenchantement du monde, vous dites que, si fin de la religion il y a, ce n’est pas au dépérissement de la croyance qu’elle se juge, ni en annonçant la mort des dieux, mais qu’on la découvre en voyant l’univers humain se recomposer sans les dieux. Cette réflexion ne prend-elle pas à contre-pied l’opinion courante, qui s’inquiète surtout de la baisse de fréquentation des églises ?
Marcel Gauchet : Il faudrait savoir quelle est l’opinion courante. Je ne l’identifie pas nettement, mais je peux dire au moins à quels pièges l’opinion courante est exposée et comment cette manière d’aborder le sujet permet de les éviter. Depuis maintenant deux siècles, on se bat à propos de la question de la mort de Dieu et on annonce périodiquement qu’elle est indubitable, puis on découvre immédiatement après que, finalement, il reste de la religion et que les croyances se recomposent. On en conclut alors à une sorte d’éternité fonctionnelle du religieux dont on va dire qu’il correspond à une structure de l’esprit humain ou à un besoin psychologique. Voilà, je crois, les deux pôles entre lesquels oscille l’opinion courante dans notre société.
La grille de lecture que je propose me semble avoir au moins la vertu d’échapper à ces deux pièges. Toute la question est de savoir avec précision ce que veut dire « la mort de Dieu ». Personnellement, cette expression me paraît relever d’un « pathos » que je déteste, les grandes orgues de l’orchestration wagnérienne n’étant pas mon style.
Mais surtout, en quoi consisterait cette mort ? Où Dieu est-il mort ? Il n’est pas mort dans la tête de ceux qui croient en lui, mais il est mort dans la fonction que remplissait l’idée de Dieu dans les sociétés antérieures. Cela n’empêche pas la croyance de subsister et les religions de vivre. Prenez une société où la croyance religieuse est très répandue, comme la société américaine, c’est cependant une société de la mort de Dieu.
On peut donc imaginer demain une reviviscence de l’adhésion aux religions traditionnelles, cela ne changerait rigoureusement rien.
Vous écrivez dans votre ouvrage : « Quand l’homme est nu, complètement démuni, sans prise sur une nature écrasante […], la religion apparaît à peu près inévitablement comme la traduction intellectuelle de cette impuissance native, en même temps qu’un moyen de surmonter indirectement par la pensée, en se l’avouant, une situation d’extrême dénuement » (p.VI). La religion pleinement développée serait-elle, comme cela semble ressortir de votre livre, la religion où l’homme est soumis à un ordre des choses originel implacable, qui détermine toutes ses conduites et ses croyances ? Peut-on imaginer que cette situation ait existé ou est-ce le cas limite d’une hypothèse ?
M.G. : Il faudrait reprendre tous les termes de cette question, car tout est dans les nuances. D’abord, il n’y a pas d’homme nu, on ne rencontre que des hommes très habillés. Ils peuvent être nus dans leur tenue, peu pourvus d’outillage au regard de ce que nous considérons comme l’appareillage de la vie sociale, mais ils n’en sont pas moins très habillés de coutumes, de croyances, de pensées et de moyens symboliques de se représenter le monde.
D’autre part, si j’évoque un homme soumis à un ordre des choses originel implacable qui détermine toutes ses conduites et ses croyances, il faut bien faire attention à ce dont il s’agit : c’est le discours que ces sociétés tiennent sur elles, mais dans la pratique ce n’est pas ce qu’elles font. Le dire et le croire ont des implications dans l’organisation collective, des implications majeures, mais il ne faut pas confondre le discours et les faits. Donc à mes yeux, il ne s’agit pas du tout d’une hypothèse, mais de ce que nous ont appris des témoignages faibles, fragiles, difficiles à interpréter et certes décisifs à propos de la vie des sociétés antérieures à l’apparition de l’Etat, telles qu’on a pu en trouver encore en Australie, en Amérique ou dans les marges de l’Afrique.
Le XXe siècle, grâce à l’ethnologie et à l’observation des sociétés dites « primitives », a révolutionné totalement l’idée que l’on avait auparavant de l’histoire de l’humanité. Il nous a ouverts à la compréhension de ce qu’a été le monde d’avant l’Etat. Le XIXe siècle est l’âge d’or d’un évolutionnisme qui interdit d’y voir autre chose que l’extrême dénuement, y compris intellectuel. Or tel n’est pas du tout le cas, c’est ce que l’ethnologie nous a appris de bouleversant. Le monde d’avant l’Etat est intellectuellement le monde de la religion proprement dit. C’est ce qui nous permet de dire que l’humanité a commencé d’une certaine manière par la religion.
Quand vous parlez du monde de la religion, qu’entendez-vous exactement par cette expression ?
M.G. : La religion radicale, c’est celle de l’antériorité du principe de tout ordre, naturel et social. Sa thèse de base, c’est que nous ne sommes pour rien dans ce qui est. Nos manières de vivre, nos règles, nos connaissances, c’est à d’autres que nous les devons. Elle ont été instaurées par des ancêtres, des êtres d’une autre nature que nous. Nous ne faisons que les suivre, les imiter, répéter ce qu’ils nous ont appris.
Contrairement à ce que notre manière ethnocentrique de penser nous fait croire, le maximum de la dépendance religieuse n’est pas lié à une transcendance verticale, avec des dieux au-dessus de nous qui nous diraient ce que nous avons à faire. Elle est beaucoup plus grande lorsque le fondement a, de la sorte, l’aspect du passé du mythe, lorsqu’il se situe dans le monde de l’origine.
Certes, l’humanité est incapable de se répéter, même quand elle cherche à le faire, aussi y-a-t-il quand même changement, déplacement, invention ; mais ce changement n’ayant aucune place reconnue, il se produit inconsciemment. Il est réel mais n’engendre aucune dynamique sociale du changement comme celles que l’on connaîtra dans les sociétés ultérieures. Aussi le cadre symbolique de ces sociétés se maintient-il avec une extraordinaire stabilité.
C’est cela le monde de la religion : un surnaturel sans sacré, sans dieux, sans sacrifices. C’est pour cette raison que les premiers observateurs de ces sociétés en ont conclu que ces populations n’avaient pas de religion.
Et pourtant tout y est religieux.
D’une certaine manière, tout y est religieux.
Mais quand vous dites qu’il n’y a pas de sacré, cela signifie-t-il qu’il n’y a pas de lieux consacrés au religieux, ni d’hommes spécialement chargés de l’interpréter et de communiquer avec lui ?
M.G. : Il y a dans toutes ces sociétés des manipulateurs de forces magiques, les sorciers ou les chamans. Ce ne sont pas des personnages sacrés mais des experts en esprits qui peuvent être très dangereux par les pouvoirs extraordinaires qu’ils ont à leur disposition, comme par exemple de jeter des maléfices. Mais ce ne sont pas pour autant des personnages habités par le sacré dans la mesure où ce qui est à l’origine est, par définition, dans un temps autre avec lequel aucune communication n’est possible.
A la limite, le seul endroit où l’on pourrait trouver du sacré dans ces sociétés, même s’il me semble impropre d’employer le terme, ce serait dans le rite qui correspond à une réactualisation de la mise en ordre originelle des choses. C’est une sorte d’habitation du présent par ce qui est à la source. Mais c’est tout.
Il n’y a pas de phénomène comparable à ce qui constituera le sacré dans les sociétés ultérieures, comme la concrétisation du divin dans un objet, un lieu ou un homme, qui les met à part des autres lieux et des autres humains.
Mais alors, comment les choses ont-elles changé ? Que s’est-il produit pour que l’on passe de cette étape de la religion totale à autre chose ?
M.G. : C’est le mystère principal de l’histoire humaine. Phénomène étonnant, par exemple une révolution aussi importante que celle du néolithique, qui est associée à des transformations capitales du mode de vie, n’a pas modifié le fonctionnement politique des sociétés. Pendant plusieurs milliers d’années, alors que le mode de subsistance a changé, il ne se passe rien. Et puis, quelque part autour de moins 3000 avant notre ère, se produisent des changements à la fois religieux et politiques.
Faut-il déterminer un ordre de consécution entre les deux termes ? On peut imaginer différents scénarios. Toujours est-il qu’à l’arrivée, les deux facteurs sont totalement transformés. La nouveauté est qu’on trouve des individus qui sont séparés des autres par le fait qu’ils ont un lien privilégié avec le divin - ils en participent -, un divin qui n’est plus du tout l’ancestral des sociétés précédentes, mais le divin de dieux qui agissent au présent. Ces divinités personnelles, qui président à la marche du monde ici et maintenant, ont des correspondants parmi les hommes. Apparaissent ainsi le temple, le culte et le clergé, sans oublier cet autre changement considérable qu’est l’écriture.
Sur le plan politique, on a affaire à des sociétés divisées entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent : c’est la soumission politique avec sa dialectique révolte-répression.
Sous l’effet de l’apparition de l’Etat, la dynamique militaire conquérante gagne avec une rapidité étonnante. Se forment alors des empires qui tendent à se projeter vers le dehors, à s’approprier de nouveaux territoires et à annexer d’autres populations. On entre ainsi dans une histoire qui évolue, une histoire où, en plus du rapport commandement-obéissance, on a un rapport d’extorsion : il faut produire pour payer un tribut au pouvoir, qui lui-même tire son pouvoir de ce qu’il doit à un pouvoir plus haut que lui, etc. Cette mise au travail des sociétés constitue la révolution majeure de l’histoire humaine, par ses suites à long terme.
En parlant de moins 3000, à quelles civilisations pensez-vous en particulier ?
M.G. : Au Moyen-Orient essentiellement. Comme le dit un titre célèbre, « l’histoire commence à Sumer ». Mais entre moins 3000 et moins 1000, les choses bougent un peu partout, en Chine, en Inde, en Amérique.
Alors que devient le religieux à ce moment là ? Est-il davantage personnalisé ?
M.G. : Pas directement. A partir de là, va se produire une très lente transformation du religieux que l’on peut relativement bien suivre car on commence à avoir des textes. Il est possible de reconstituer le processus qui transforme les idées sur les dieux en fonction des transformations de l’organisation sociale et politique. On voit apparaître des panthéons, des mises en ordre hiérarchiques des dieux : des petits, des grands et des très grands.
Se produit alors un changement du divin et du mode de relation entre le divin et l’humain. Cela s’opère très lentement. Au terme d’une très longue fermentation, cela donnera cette autre transformation cruciale qu’on a coutume d’appeler « le tournant axial ». Au cours du premier millénaire avant Jésus-Christ, on voit surgir des religions nouvelles qui ont pour objets la délivrance, le salut, la transcendance, des religions « mondiales ». Originalité majeure : elles sont dues à l’initiative de fondateurs.
Apparaissent des noms propres : Zarathoustra, Bouddha et tous les autres. De la part des adeptes, ces prédications induisent un choix religieux qui est en même temps un choix dans le rapport à la vie et au monde. Il s’agit de marquer la préférence de l’au-delà sur l’ici-bas. On a affaire à une démarche qui cherche à s’émanciper de ce qui est visible ici et maintenant. L’important est dans ce geste d’écart qui introduit un rapport de négativité à l’égard du monde sensible.
Voulez-vous dire que les religions nouvelles qui ont un fondateur détachent les hommes de ce monde-ci ?
M.G. : Oui. Elles les font aspirer à un autre monde et les incitent à se libérer de l’illusion qu’est ce monde. Dans tous les cas, il y a une méfiance à l’égard des apparences, aussi bien dans la philosophie en Grèce (de ce point de vue Platon a sa place dans le tournant axial, bien que sa démarche n’ait pas été directement religieuse), que dans l’enseignement de Bouddha.
Vous parlez aussi dans votre livre des prophètes de la Bible qui, en faisant appel à la conversion, au retournement sur soi, permettent à une certaine subjectivité religieuse de se développer.
M.G. : Parmi tous ces tournants, j’ai laissé de côté le plus particulier de tous, l’invention juive du monothéisme. Elle met en lumière, par comparaison, les limites de la transformation de l’idée de divin qui se produit dans les flancs des grandes civilisations impériales. Si elle va vers la transcendance, par des voies diverses, elle ne va pas vers le monothéisme. Pour passer à celui-ci, il fallait un peuple singulier, à la fois familier de la culture des empires et de ses composantes religieuses, mais qui soit extérieur aux empires. Un petit peuple en marge et opprimé. Un peuple où va pouvoir s’opérer la percée vers l’idée d’un Dieu unique qui elle-même se dégage très progressivement comme idée d’un Dieu au-delà des autres dieux. Dans ce dégagement progressif, les prophètes jouent un rôle tout à fait spécial. Ils en appellent du Dieu séparé contre ceux qui prétendent parler en son nom, prêtres ou rois, et ce faisant, ils creusent la séparation.
Une affirmation surprend dans votre livre quand vous dites que plus les dieux sont grands, plus les hommes sont libres. Aujourd’hui, nous avons plutôt l’impression que plus on accorde du pouvoir à Dieu, plus le risque est grand que l’homme soit écrasé.
M.G. : La proposition a effectivement une apparence de rationalité dans la mesure où l’on pense que tout ce qui est accordé à Dieu est retiré aux hommes. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans l’histoire. Le sacré des communautés anciennes, peuplé d’une multitude de petit dieux est extraordinairement pesant pour l’homme. La matérialisation de ce divin diffus ou dispersé dans l’ordre intangible de la communauté et de ses usages est en réalité très contraignante.
Au contraire, le Dieu unique a une propriété tout à fait remarquable : étant unique et séparé, il n’est pas directement présent dans l’ordre des choses. Au fond, le mouvement occidental est un mouvement qui, au nom de la toute-puissance et de la grandeur même de Dieu, l’éloigne de l’ordre qui lie les hommes ensemble. De ce fait, il les libère. En ce sens, on peut dire que la croissance du divin, qui a pour effet de dégager Dieu de ce monde, est la condition de la liberté de l’homme. [...]