Arendt et la philosphie de l'éducation

Colloque sur la pensée de Marcel Gauchet, 18/06/2007

Actuellement, l’auteur incontournable à propos de l’éducation c’est Hannah Arendt. Est-ce un auteur qui vous inspire ? Est-il toujours d’actualité ou faut-il regarder dans une autre direction ?

Marcel Gauchet : C’est une question à la fois simple et compliquée. Très simple parce que Hannah Arendt est évidemment l’auteur capital pour la démarche qu’elle a initiée, c’est-à-dire de nous avoir montré que l’époque contemporaine introduisait des questions nouvelles qui obligeaient à repenser les questions les plus classiques de la philosophie de l’éducation. De ce point de vue, c’est un auteur essentiel rien que par l’exemple qu’elle donne. Le problème soulevé, c’est que Hannah Arendt, qui constatait l’insuffisance des traditions philosophiques pour l’appréhension des problèmes contemporains, s’est trouvé à son tour très vite elle-même annexée par les contemporains dans le canon des autorités. Elle fonctionne maintenant comme un auteur classique qu’il suffirait d’annoner pour avoir la réponse à tout. C’est là où je crois que la vrai fidélité à l’exemple d’Hannah Arendt consiste à mesurer tout de même les cinquante ans qui nous sépare d’elle et la nouvelle situation qui s’est installée depuis lors. Autant son exemple est essentiel, autant je crois qu’on est obligé de reprendre ce qu’elle a fait à nouveaux frais sur beaucoup de point. Sa situation un peu unique d’auteur qui a accepté de se confronter aux questions actuelles, notamment sur l’éducation, ne doit pas en faire l’autorité mécanique qu’on invoque à tout propos et surtout hors de propos. C’est la terrible question de la philosophie en générale qui est celle de son rapport aux textes canoniques. Comment les traite-ton ? Dans ce domaine de la philosophie de l’éducation, c’est une question particulièrement difficile.

Hannah Arendt : une figure inaugurale

Le Magazine littéraire, n°445, septembre 2005.

Hannah Arendt est l’un des rares penseurs à avoir donné une dignité philosophique aux questions de la sphère privée, telles que le travail ou l’action. Son œuvre est un passage obligé pour comprendre notre monde.

Dans son livre d’entretiens paru en 2003, La Condition historique, Marcel Gauchet affirmait : « je suis pessimiste à court terme et optimiste à long terme ». Cette formule résume sa position spécifique dans le débat intellectuel. Qu’il écrive sur Benjamin Constant, réfléchisse à la place de la religion dans la constitution des sociétés ( Le Désenchantement du monde), ou s’interroge sur la démocratie ( La Démocratie contre elle-même), Marcel Gauchet n’a cessé de questionner la genèse de notre modernité. Bien qu’issu d’une tradition philosophique résolument différente, voire même aux antipodes de celle dans laquelle s’inscrivait Hannah Arendt, les intérêts scientifiques de Marcel Gauchet croisent de nombreux thèmes arendtiens. Il n’est donc pas absurde de mettre leurs deux œuvres en résonance. Pour l’idée qu’ils se font du rôle de l’intellectuel et des formes de son intervention dans la Cité, notamment à travers les revues, dont Marcel Gauchet, de Textures au Débat, se révèle, comme Hannah Arendt, un infatigable contributeur. Pour le rôle épistémologique que tous deux attribuent à l’histoire dans la formation des concepts et l’usage qu’ils font d’une histoire réflexive où les œuvres occupent une place centrale. Pour une communauté de problématique, enfin. Si l’homme que Hannah Arendt appelle de ses vœux n’a qu’une lointaine ressemblance avec le sujet que Marcel Gauchet place au centre de l’invention de nos sociétés démocratiques, il prolonge et actualise les interrogations d’Arendt dans ses analyses des paradoxes de la société individualiste, sa critique d’une politique des droits de l’homme, ses interrogations sur l’art de gouverner ou sur la perte d’un sens commun. Comme Hannah Arendt enfin, l’ambition ultime de Marcel Gauchet se définit en ce « nouvel âge de la personnalité » qui est le nôtre par une volonté de fonder une anthropologie de l’homme moderne.

Le Magazine littéraire: On a pendant un temps lu l’œuvre de Hannah Arendt, notamment en France, dans le prolongement de celle de Heidegger, même si depuis un certain nombre d’années on la lit davantage pour elle-même. Qu’en pensez-vous ? Hannah Arendt avait coutume de se présenter non en philosophe mais comme une théoricienne du champ politique. Ces travaux conservent-ils une actualité du point de vue des problèmes de la Cité que rencontrent nos sociétés ?

Marcel Gauchet : Je crois tout simplement qu’on a mis du temps à prendre la mesure de la cohérence d’une pensée qui ne se présente pas comme l’exposé d’un système philosophique par rapport à d’autres philosophies, ou de l’histoire de la philosophie, à l’instar de son maître Heidegger. L’œuvre d’Arendt consiste en une série d’investigations où l’exploration de l’objet – qu’il s’agisse du procès Eichmann, du totalitarisme, ou de l’idée de révolution – l’emporte toujours sur l’affirmation d’une position philosophique. De telle sorte d’ailleurs que l’identification de cette dernière ne livre pas beaucoup de lumière sur le contenu des analyses. Qu’apprend-on d’Arendt lorsqu’on dit qu’elle est « phénoménologue » ou qu’elle relève du heideggerianisme ? Pas grand-chose, même si c’est bon à savoir. C’est ce style intellectuel qui fait la difficulté de « la lecture de son œuvre pour elle-même », comme vous dites. Il est en même temps, à mes yeux, ce qui en fait la force inspiratrice. Il est celui des grands auteurs de la pensée de la politique. Quand je lis Machiavel, Montesquieu ou Tocqueville, je ne me demande pas d’abord quelle est leur identité philosophique. Je crois que la façon dont Hannah Arendt pense la Cité – dans vos termes – est sortie de l’actualité. Nous sommes passés dans une autre époque, où ses analyses n’ont plus de pertinence directe. Mais la manière dont elle a affronté son époque, la démarche qu’elle a su mettre en œuvre dans un monde qui semblait devoir l’exclure, restent un exemple, mieux, un passage obligé pour apprendre à nous confronter à notre époque dans sa nouveauté.

Voulez-vous dire que les analyses de Hannah Arendt sont dépassées ?

M.G.: Je ne dirais pas, surtout pas, que les analyses de Hannah Arendt sont « dépassées ». Elles sont marquées par une époque qui me semble révolue, ce qui ne les empêche pas de nous parler, mais à distance. Il y a deux sortes d’auteurs : ceux qui font partie de notre actualité, qui nous renvoient un miroir de notre situation, et qui nous sont utiles comme repères, à ce titre, et puis ceux qui restent des sources d’inspiration permanente, quelle qui soit la situation – les « classiques », en somme. Avant de devenir classique, tout auteur commence par être actuel, à petite ou à grande échelle. La plupart perdent tout en perdant leur actualité, et disparaissent : ils n’ont plus rien à nous dire. Quelques-uns survivent, et continuent de nous instruire, depuis leur inactualité. C’est le cas d’Arendt, aujourd’hui, à mes yeux. Sa réflexion a été d’une actualité brûlante. Ce n’est plus vrai. Le problème du totalitarisme n’est plus là pour nous tenailler au quotidien. Mais il reste le problème de fond du politique que le totalitarisme a mis à nu. Il est fait pour demeurer à jamais et personne ne l’a saisi plus en profondeur qu’Arendt. Son idée de la démocratie est conditionnée, de la même manière, par cette terrible période de la crise du libéralisme d’après 1918. il y a eu, on l’a complètement oublié, un court moment d’euphorie démocratique au lendemain de 1918. La guerre avait eu raison des empires et de leur militarisme. La démocratie allait pouvoir s’installer en Europe. Et puis il a fallu vite déchanter, même sans parler de la tournure prise par la révolution bolchevique. Les dictatures se sont mises à fleurir – Mussolini, en Italie, dès la fin 1922. Le rejet des régimes parlementaires bourgeois, qui n’avait cessé de monter avant 1914, a pris un tour aigu avec les difficultés économiques et sociales de l’après-guerre. Le krach de 1929 est arrivé comme un coup de grâce dans cette ambiance où le libéralisme paraissait condamné par les régimes révolutionnaires et autoritaires de droite et de gauche.

Je crois qu’il n’est plus possible d’être « grec » de la façon dont l’était Hannah Arendt. Mais pour penser la démocratie d’aujourd’hui dans sa distance constitutive à la cité classique, quoi de plus suggestif. Pour prendre un autre terrain où Arendt est constamment invoquée, celui de l’école, sa vision de l’autorité, de la tradition, de la transmission, ne peut mener qu’à des impasses si on la prend à la lettre. En revanche, mesurer le chemin parcouru et les tâches inédites qui en découlent à la lumière d’une pensée de cette vigueur est d’un secours irremplaçable. Arendt est passée dans cet ailleurs d’où nous parlent les œuvres véritables.

Peut-on faire la même analyse pour une œuvre plus philosophique comme Condition de l’homme moderne et la lire indépendamment de la critique de la modernité que l’on trouve chez Heidegger ? Quelle interprétation donner alors à l’usage des catégories comme le travail ou l’œuvre qui ne les enferme pas dans un strict rapport aux Anciens et évite de les renvoyer à une pensée conservatrice ?

M.G.: Les analyses de The Human Condition peuvent être éclairées par une ontologie fondamentale. Elles n’en dépendent pas. Cet éclaircissement n’est pas indispensable à leur intelligence. Ce qu’Arendt a de plus précieux est de nous aider à évoluer dans un univers de réalités nouvelles – le travail, l’histoire, la compétition politique démocratique – en des termes philosophiques qui ne peuvent plus être ceux de la tradition. De ce point de vue, elle est l’anti-Strauss. Pour Strauss, tout ce qu‘on peut avoir à comprendre d’essentiel, y compris dans la politique et dans la vie sociale modernes, se trouve dans les grands textes philosophiques de la tradition. Pour Arendt, les réalités nouvelles au milieu desquelles nous évoluons exigent une élucidation philosophique indépendante. Exemple type : l’action. Bien entendu, Arendt dépend ici de Heidegger et de son ontologie fondamentale, de l’éclaircissement de la question de l’être au-delà du principe de raison. Il y a dans l’action, dans l’événement, une éclosion, un surgissement irréductible à la détermination causale par le déjà-là. En même temps, elle saisit une expérience de l’action, et de l’imprévisibilité féconde qu’elle fait naître, capitale à comprendre, même si on ne connaît pas Heidegger. Dans l’univers techniciste qui est le nôtre, ce n’est pas du luxe que d’apprendre à penser cette dimension constituante, qui est loin de se réduire, d’ailleurs, au domaine politique.

Si la question du totalitarisme semble pour une part derrière nous, celle du sens à donner au politique est plus que jamais actuelle. Le pouvoir est- il encore aujourd’hui au centre de la définition du politique ?

M.G.: Le problème de fond du politique, c’est celui de sa nature, c’est-à-dire en fait du degré auquel il porte et contraint à la fois l’existence des sociétés humaines. Le totalitarisme, c’est un retour violent du politique, après l’illusion libérale de la possibilité de le réduire au moins possible. Le XXe siècle nous a révélé le politique à un degré de profondeur où nous ne l’avions jamais vu. Entre l’illusion libérale de son dépérissement et la pathologie totalitaire, comment lui faire sa juste place tout en le cantonnant à sa place ? Voilà notre question. Le reste, la représentation, l’exercice du pouvoir, ce sont des problèmes subordonnés ou dérivés. Il faut que le politique soit à sa place pour qu’on puisse faire de la politique dans de bonnes conditions.

Quels sont les motifs de la pensée de Hannah Arendt qui vous paraissent encore féconds, de la même façon que l’on peut dire que Machiavel ou Tocqueville inspirent encore notre vision du politique ?

M.G.: L’autorité, la tradition, la transmission, ces choses qui sont la chair de la démocratie et la clé de son avenir – mais aussi bien le travail, l’œuvre, l’action, toutes ces dimensions qui forment la trame de nos vies d’individus, de nos existences privées et vis-à-vis desquelles nous avons un besoin de réflexion que les morales, les religions, les philosophies héritées ne suffisent pas à combler. La grandeur de Hannah Arendt est d’avoir donné leur dignité philosophique à ces problèmes, au même titre que le problème de la conquête et de l’exercice du pouvoir ou que le problème de la séparation des pouvoirs et de leur limitation. Il n’y a pas que la chose publique dans la vie ! C’est dans la sphère civile que nous évoluons désormais, à un degré inconnu de nos ancêtres, et dans des systèmes de coordonnées où tout est à repenser, y compris la politique sous le signe du privé. Du point de vue de cette nouvelle époque, Arendt me semble être une figure inaugurale, en dépit du privilège qu’elle continue d’accorder au public. Une figure inaugurale comme Machiavel a pu l’être pour l’âge des Etats, ou Montesquieu pour l’âge du gouvernement représentatif.

Le mensonge a-t-il partie liée avec le seul totalitarisme ?

M.G.: Le mensonge n’est pas réservé aux totalitarismes. Ils lui donnent seulement une forme terroriste. Mais il fonctionne très bien dans les démocraties, de manière douce. Une théorie réaliste de la démocratie qui ne parle pas de ses liens congénitaux avec la démagogie n’a pas grand-chose à nous apprendre. Il faut comprendre ce que le mensonge a d’inévitable, de fonctionnel, en un certain sens, en démocratie. A un niveau très simple : il faut diviser pour élire, mais une fois le gouvernement élu, il doit faire une politique unifiante. Dans une certaine mesure, aucun gouvernement démocratique ne peut vraiment dire ce qu’il fait. Le citoyens le savent, d’ailleurs, et ne lui en veulent pas outre mesure.

Peut-on encore distinguer entre violence d’un côté et pouvoir de l’autre, comme le fait Arendt dans son analyse de l’insurrection de Budapest ou du printemps de Prague ? doit-on faire droit à la critique que formule Habermas lorsqu’il se réfère à la notion d’opinion ?

M.G.: On ne peut pas se satisfaire du cliché selon lequel la démocratie substitue le discours à la violence. Car la violence est présente dans la démocratie sur un mode sublimé. C’est bien pourquoi beaucoup de citoyens ont horreur de la politique dont ils perçoivent l’aspect violent. Elle est à la base d’oppositions irréductibles dont le caractère discursif n’empêche pas l’irréductibilité dans la mise en cause mutuelle des adversaires. Ce que laisse échapper une lecture de la politique sous le signe de la raison communicationnelle. Que fait-elle de ceux qui rejettent son cadre et avec lesquels il faut pourtant bien parler, et, plus difficile encore, décider ?

Propos recueillis par Perrine Simon-Nahum

La mondialisation, le mondial et l’universel

Centre Pompidou, 11/12/2006
Intervention de Marcel Gauchet au débat « Le mondial contre l’universel » organisé au Centre Pompidou, le 11 décembre 2006 avec Zaki Laïdi, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI), professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et président de Telos-eu.

La mondialisation fait l’objet de deux craintes absolument contradictoires. La crainte de l’uniformisation ( «tous pareils») et la crainte du relativisme entendu comme la clôture générale des identités sur leurs particularités. C’est cette contradiction qu’il nous faut comprendre.

Je n’ai pas la prétention d’improviser un exposé en bonne et due forme. C’est pourquoi je procèderai par éclairage en commençant par une autre manière d’aborder ce problème du mondial et de l’universel qui est peut-être susceptible de nous porter au cœur du paradoxe de ces craintes antinomiques.

On pourrait dire que le mondial c’est une donnée de fait et que l’universel c’est une exigence de droit.

Il y a des produits mondiaux, ces objets que vous pouvez trouver sous toutes les latitudes. Par exemple, on peut qualifier le dollar de monnaie mondiale puisqu’il est très difficile de trouver un endroit du monde où on ne sait pas ce que c’est.

L’universel, cela n’a rien à voir. Le produit mondial peut être remplacé demain par un produit tout autre. Il n’est habité par aucune nécessité. En revanche, l’universel correspond à une exigence intellectuelle d’accord de l’esprit avec lui-même sous le signe de la nécessité (« C’est ainsi et cela ne peut pas être autrement ») . Et en effet, ce que nous sommes contraints d’apprendre aujourd’hui, c’est une association, une articulation, des mélanges tout à fait inédits de mondial et d’universel. Le monde ne sera pas universel, si mondial qu’il soit à beaucoup d’égard.

A cet égard, il n’est peut-être pas inutile de repartir en arrière afin de remettre en perspective le moment très particulier où nous sommes.

Il y a une seule véritable uniformité sur la surface de cette planète. C’est celle du règne des économistes qui ont monopolisé le discours sur la mondialisation. Elle est bien sûr économique dans sa dynamique et sa perception mais c’est un phénomène bien plus profond et expérimental. Elle est de l’ordre d’une pratique, d’une perception, d’une expérience. On savait que le monde était Un, on en avait déjà fait plusieurs fois le tour dans tout les sens. Ce n’est pas la même chose que de le vivre socialement dans son unité. Voilà, c’est cela tout le problème de la mondialisation ou de la globalisation comme disent les Américains.

Il faut se souvenir d’abord que la mondialisation est une vielle histoire comme processus puisqu’elle date de ce que les historiens appellent « le désenclavement planétaire », c'est-à-dire des Grandes découvertes et de leurs suites au XVIe siècle. Mais le désenclavement planétaire ne crée pas un monde mondial. C’est un monde dont on sait qu’il est unifié mais qui ne fonctionne pas comme unifié. Ce sont deux choses complètement différentes.

La vrai première mondialisation, qui a été perçue et identifiée comme telle par les acteurs, c’est celle qui survient dans cette période 1880-1914 et qui est a tant d’égards la période matricielle du monde où nous sommes. D’ailleurs, si nous n’étions pas tant dominés par le discours des économistes, nous ferions une histoire culturelle de la mondialisation qui mettrait en lumière combien même les expressions, le langage, la formule « le monde est mondial » datent de la fin du XIXe siècle. Tout cela a été oublié et ressurgit aujourd’hui sans qu’on s’aperçoive le moins du monde que ce qu’on prend pour une nouveauté a été vécu précédemment.

Cette première mondialisation a une caractéristique qui la différentie totalement de la seconde où nous sommes. C’est une mondialisation, pour enfermer les choses dans un mot, impérialiste. La mondialisation à l’époque c’est la domination coloniale des puissances européennes sur potentiellement la totalité du globe. C’est l’âge des empires mondiaux. Le livre qui idéologiquement porte à l’hyperbole l’imaginaire de cette mondialisation c’est le livre de Lénine sur l’impérialisme ( L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916) qui prend au sérieux ce qu’il appelle le « partage et le repartage du monde » puisque les conflits entre les puissances impérialistes sont pour se rediviser les possessions acquises.

La deuxième mondialisation où nous sommes s’effectue sous un signe complètement différent et je crois que c’est par différence, par de contraste que nous pouvons le mieux en comprendre les caractéristiques. C’est une mondialisation décentrée qui exclu par principe une domination universelle quelle qu’elle soit. C’est précisément tout le problème auquel est confronté aujourd’hui la politique américaine. Même sous le signe de la démocratie[1], il est exclu d’exercer une puissance universelle. Notre mondialisation actuelle, culturellement parlant, s’effectue sous le signe d’un englobement dans un universel. Tout le monde est dans la mondialisation, personne ne domine la mondialisation. A cet égard, c’est probablement à ce niveau culturel profond qu’une rupture décisive s’est joué qui donne de vrais chances à l’univers démocratique pour le siècle qui vient.

Le choc en retour de cette situation c’est l’impossibilité d’imposer une règle universelle. C’est le relativisme généralisé. Nous sommes tous dans le même bateau mais à égalité de principe, pas de fait naturellement. Cela signifie à beaucoup d’égards qu’on a l’impression qu’il n’y a plus d’universel possible sinon tout au plus au niveau des codes. Opérationnellement, on a les moyens de communiquer mais pour le reste c’est le relativisme intégral. On a l’impression que le relativisme est la philosophie obligatoire de la mondialisation actuelle comme l’impérialisme a pu l’être de la mondialisation d’avant 1914. Cette impression est-elle justifiée ? C’est toute notre question.

Je crois que non. Je crois qu’il y a beaucoup de faux universels qui se sont dégonflés dans la mondialisation. Précisément, ce pseudo-universalisme des puissances coloniales dominantes qui ne doutaient pas qu’elles amenaient la civilisation aux peuplades arriérées. Cet universalisme là va très mal. De même, le grand universalisme qui a été mis à mal par la mondialisation, elle le supporte diversement mais dans l’ensemble assez mal, c’est l’universalisme des religions dîtes universelles, c’est-à-dire les religions prosélytes qui pensent qu’elles ont vocation à englober la totalité des êtres sur la planète.

Un dégonflement des faux universels paraît donc alimenter le relativisme. Mais il faut aller voir plus loin. La mondialisation est mise en œuvre d’un universel. Elle n’est possible que par lui. C’est un universel très particulier qui a créé la mondialité. Sans le noyau scientifico-technique qui porte le monde industriel il n’y aurait pas de mondialisation. Je ne fais là qu’énoncer une grosse banalité mais dont il faut mesurer toutes les conséquences car nous pouvons bien dire que ce noyau, lui, relève de l’universel. Il y a une manière de penser l’explication physique des phénomènes naturelles et une seule. Il n’y a pas de physique bouddhiste. Il se peut que la physique quantique communique quelque part avec la spiritualité bouddhiste. Il y a des gens pour le plaider, pourquoi pas. Mais ce n’est pas le bouddhisme qui a inspiré la physique quantique, ça c’est certain. C’est ce qui permet de comprendre la différence des deux mondialisations. La première est imposée par la force sous les auspices de la nécessité d’ouvrir des marchés, d’avoir accès aux matières premières, … la deuxième fait l’objet d’une appropriation. Une appropriation complexe et c’est l’un des nœuds des problèmes de la mondialisation puisqu’on pourrait dire que c’est une appropriation forcée. A beaucoup d’égards, la mondialisation est, comme on le dit dans la mafia, « une proposition qu’on ne peut pas refuser ». Je ne connais aucune société qui l’ai fait. Toutes sont devant ce choix. Après tout, on pourrait dire : « on ferme les frontières, on ne veux pas de cela. Pas d’aéroport chez nous, pas de touristes, pas de dollar, pas d’ordinateur ». Aucune société n’a fait ce choix. Elles pourraient le faire. Même la Corée du Nord veux la bombe atomique. Il y a toujours un bout de la modernité qu’on veut. Il y en a une partie qu’on rejette- les affreuses élections, l’économie de marché dans le cas de la Corée du nord - mais, par ailleurs, il y a un excellent côté dans la modernité : c’est les tentes, les avions, les bombes atomiques et ce qui va avec. Cela relève du noyau universel qui porte la dynamique de base de la mondialisation. Toute la question étant de savoir jusqu’à quel point s’étend cet universel là et jusqu’à quel point il est possible de le contourner.

Une appropriation forcée mais une appropriation venant de soi. C’est ce qu’il y a de juste chez les auteurs qui parlent de la mondialisation comme d’une occidentalisation du monde parce qu’en effet cet universel scientifico-technique vient de l’Occident et de l’ensemble des modes de pensée qui vont autour. Pour autant, cet universel là, qui est le nerf de la guerre dans l’avancée du processus de mondialisation, n’est pas destiné à supplanter le mondial, à l’éliminer au profit d’une unité de la planète. Au contraire.

Deux brèves observations à ce propos. D’une part, il laisse toujours ouverte la question du « comment faire ». Cet universel scientifico-technique et le mode de pensée qui va avec laisse ouverte la question du style, de l’esthétique, des modes. Il y a des styles de science, il y a des styles de technique, il y a des esthétiques industrielles qui peuvent être extrêmement différentes. Il y a toujours mille façon de faire la même chose. C’est là où le jeu sur les codes peut aller extrêmement loin dans la variation et l’impénétrabilité.

Il y a deux manière de courir le monde mondialisé. La manière primaire c’est la possibilité d’être partout chez soi à peu de frais parce qu’en effet on trouvera à peu prêt le même genre de moyens de transport, d’hôtels, de moyens de paiement avec quelques incidents locaux : des indigènes un peu arriérés qui n’ont pas encore le dernier module adéquate pour lire votre carte de crédit ou que sais-je, mais on s’arrange. Vous pouvez parfaitement faire le tour de la planète de cette façon. Beaucoup le font. On pourrait d’ailleurs raconter moulte anecdotes intéressantes à ce sujet. Mais « courir le monde » aujourd’hui, comme on le disait d’une expression d’autrefois qui n’a plus d’usage aujourd’hui, c’est exactement l’inverse comme stimulation. C’est s’apercevoir qu’à partir de ces moyens uniformes qui s’imposent partout, personne n’en comprend l’usage de la même façon et que l’apprentissage de ces innombrables modes d’utilisation des mêmes codes techniques, des mêmes démarches commerciales, industrielles, débouche sur une diversité qu’on a absolument jamais fini d’inventorier. Le monde mondial n’a jamais été aussi compliqué. Au demeurant, les entreprises le savent beaucoup plus qu’on ne le croit, en tout cas celles qui ont affaire à des publics et pas celles d’infrastructures (biens d’équipement) qui sont en amont. Quand on a affaire à des publics il faut connaître leur diversité et s’y adapter dans la mesure où on le peut. C’est un défi terrible même pour le marketing le plus rustique. Il faut être en écho à cette diversité qui non seulement à mon sens ne décroît pas mais augmente.

Elle augmente pour une deuxième raison. Cette situation d’appropriation vis-à-vis de la mondialisation touche en fait la totalité du monde. A l’intérieur même de nos sociétés, les modes de raisonnement associés à ce noyau scientifico-technique prennent une extension qui oblige à une acculturation généralisée à des techniques qui restaient très ésotériques pour la plus grande partie de la société. La plongée est générale à l’intérieur de cet englobement scientifico-technique.

Cette appropriation ne peut se faire que par une espèce de mécanisme humain, qu’on pourrait élucider, qui suppose la réaffirmation de son être particulier, de ce qu’on appelle son identité. On ne peut incorporer, s’adapter à une technique qui vous déstabilise profondément ou à un mode de pensée qui vous est très inhabituel, sans mobiliser la totalité des ressources de ce qu’on est pour le redéfinir et d’une certaine manière le réaffirmer. Paradoxalement, plus on ingère de nouveauté plus on est obligé, humainement parlant, d’être singulier. C’est là où non seulement la diffusion de l’universel n’est pas destiné à effacer les singularités mais les multiplie. A cet égard le monde restera mondial. On peut augurer, sans grand risque de se tromper et sur la base de ce que nous pouvons voir déjà, que le monde restera plus bigarré que jamais sur la base d’un langage commun et d’une espace d’englobement qui relativise en effet les identités et qui suscite de ce fait à l’intérieur de toutes les sociétés et spécialement celles pensaient avoir un rapport privilégié à l’universel (la nôtre et la société américaine dans son genre).

Relativisation autour d’un universel , je crois que c’est là ni le cauchemar du monde homogène ni le paradis de la raison universelle réalisée mais une articulation parfaitement inédite de l’universel et de ce qu’on est obligé d’appeler mondial puisqu’il a une taille unifiée mais mondial veut dire infinie diversité de fait.


[1] Ce n’était pas le programme des puissances impérialistes de 1900 et c’est ce qui fait une grande différence avec l’ « impérialisme » américain, si on peut employer cette expression, et ceux qui précèdent. Ne l’oublions pas.

Régimes politiques et religions : un divorce mondial

Res Publica, n°35, novembre 2003.

Depuis le 11 septembre 2001 et le prétexte religieux des attentats terroristes perpétrés aux Etats-Unis, le rapport que nos démocraties entretiennent avec les religieux semble de nouveau poser question. Mondialement, puisque l’islam est devenu un vecteur politique, régionalement, avec la question posée par l’Eglise catholique de l’héritage chrétien dans la future constitution européenne, localement aussi par le biais de l’interrogation du principe de laïcité. Marcel Gauchet a bien voulu répondre à quelques questions.

Jérôme-Alexandre Nielsberg : Partant de votre thèse d’une sortie de la religion en voie d’achèvement depuis une trentaine d’années dans nos régimes occidentaux de démocratie représentative, quelle est votre analyse du rapport entre religions et régimes politiques dans le monde depuis le 11 septembre 2001 ?

Marcel Gauchet : Les tendances sur lesquelles j’ai essayé d’attirer l’attention avec La Religion dans la démocratie se sont plutôt confirmées depuis. Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 n’ont rien changé au procès profond que je percevais alors. Commençons par regarder justement du côté des USA. Les Etats-Unis sont un pays religieux au sens où la majorité des Américains déclarent en effet croire en Dieu et avoir une pratique cultuelle régulière. Ceci étant posé, il faut se souvenir que c’est aussi le premier pays du monde à avoir établi une stricte séparation des églises et de l’Etat. Toute l’ambiguïté qui est la leur tient en deux mots : religion civile. Cette notion, qui prend ses sources dans la tradition sociologique continentale, désigne le vocabulaire teinté de philosophie chrétienne laïcisée dont tout discours politique est empreint là-bas. C’est en fait une espèce de ciment, de lien créé entre le sentiment religieux et la politique pour combler les distances culturelles dues au pluralisme religieux. Il y a donc ce langage politico-religieux, patriotique en fait, celui de la religion civile et, parallèlement, séparation des églises et de l’Etat. Tout ceci coexiste et embue la vision que nous avons de cette Amérique soudain en guerre contre le terrorisme. Mais la société américaine ne fonctionne pas du tout selon des principes religieux. Elle reste la société la plus matérialiste de la planète. Selon moi, les athées européens sont bien plus chrétiens qu’ils ne le croient et les Américains moins religieux qu’ils ne s’en donnent l’illusion. C’est une double méprise.

J.-A.N. : D’accord pour les Etats-Unis. Qu’en est-il d’un continent comme l’Afrique ?

M.G. : Il est nécessaire de rester prudent mais le processus de la sortie de la religion est déjà largement engagé sur le continent africain. Il faut se rappeler de la durée et de l’intensité des conflits créés par notre propre sortie de la religion. Cela a occupé au moins cent cinquante ans de l’histoire européenne. Ce qui est demandé à l’islam, en particulier, c’est de faire le même parcours en un temps très court. Et de le faire d’un point de départ beaucoup plus éloigné encore des conditions de nos sociétés quand nous avons engagé le processus en question. L’islam, tel qu’il existe dans les pays arabes et asiatiques dans lesquels il est implanté majoritairement, pourrait être compris comme une religion dont le développement, l’ouverture, la pratique cultuelle correspond à ce qu’était la religion catholique avant la Réforme, au XVe siècle – comparaison n’est pas raison mais celle-ci permet de se représenter ce que je veux dire-. En outre, l’islam de l’immigration a un impact très important sur les pays d’origine et sur leur pratique religieuse. On constate une espèce d’acculturation par les canaux de l’immigration. Ce phénomène est capital pour comprendre ce qui se passe dans les pays musulmans - l’ambivalence qui caractérise la réception qui s’y fait de l’Occident par exemple. Cela étant, l’islam est une religion très égalitaire et il n’y a pas d’incompatibilité théologique entre cette religion et la démocratie. Est-ce à dire que le terreau est favorable à la démocratie dans les sociétés musulmanes ? Il faudrait qu’y soient remplis des réquisits sociaux et anthropologiques qui pour l’instant ne le sont pas. Mais il ne faut pas confondre pour autant ce qui ressort de la coutume et ce qui relève du dogme religieux. Etrangement, ce sont tout de même les pays qui ont une tradition étatique anté- ou extra-islamique qui s’en sorte le mieux : la Turquie et l’Iran.

J.-A.N. : Se pose tout de même la question de l’Etat d’Israël. On ne peut pas dire que cet Etat soit sorti de la religion, si ?

M.G. : J’ai eu récemment l’occasion de relire un texte de Ben Gourion, dont l’anticléricalisme est tel que plus personne aujourd’hui n’oserait parler comme cela. L’Etat d’Israël a été créé par des gens qui avaient un projet politique sioniste, héritier d’une impulsion européenne. C’est le dernier surgeon du mouvement des nationalités du XIXe siècle, après la Pologne, l’Italie, etc. La religion intervient comme un ingrédient historique important mais dans l’esprit des fondateurs il s’agissait de créer un Etat socialiste. Ce sont des socialistes qui ont fait Israël. Et il n’y a pas de pays où, au fond, les défaites du socialisme aient été ressenties plus durement que dans celui-ci. Ce sont elles qui ont, surtout, changé le visage d’Israël. Comme dans beaucoup de pays, quand le projet socialiste s’est brouillé, quand il a perdu sa force prescriptive, les peuples se sont rabattus sur leur identité nationale historique. Dans ce pays-ci, les rabbins et les juifs orthodoxes qui sont les dépositaires de l’identité nationale constituent une classe grandissante. Mais cela ne détermine pas la conduite de l’Etat. Le grand Israël est un projet politique nationaliste, même s’il tire ses arguments de la Bible. Le problème d’Israël, aujourd’hui, est au fond le court circuit qui s’est opéré entre nation et religion. Dans un certain nombre de discours qui se présentent comme très religieux, j’entends très bien le discours nationaliste. Il faut toujours décrypter nation derrière religion. L’élection biblique est le prétexte d’une politique conduite en fait au nom du droit de la nation israélienne en tant que communauté politique tout à fait terrestre.

J.-A.N. : L’Asie ?

M.G.: L’Asie est en proie à certains phénomènes que l’on peut observer dans le monde arabo-musulman. On note ainsi un fondamentalisme hindouiste, très dangereux. Mais c’est aussi un nationalisme à visage religieux. On relève encore quelques mouvements sectaires, notamment en Chine, qu’il s’agirait de décrypter. Mais je pense que l’Asie n’est finalement étrangère ni au mouvement général de la sortie de la religion, ni à celui d’un retour des fondamentalismes religieux, à ce qu’ils permettent d’adhésion forte à une tradition culturelle certaine. D’autant que l’Asie est très encline au respect de la continuité culturelle. Reste que nous pouvons formuler l’hypothèse que sur ce continent, les fondamentalismes n’apparaissent pas au premier plan parce que l’Asie est surtout travaillée par ses nationalismes. Cette foi de substitution dans les destins nationaux, avec un sens très fort de la continuité historique, est l’élément remarquable de l’évolution asiatique, ce qui la particularise.

J.-A.N. : Et que pensez-vous de la situation dans l’ex-empire soviétique?

M.G. : Les cas polonais et russe sont paradigmatiques. L’Eglise polonaise espérait, après la chute du communisme, bénéficier d’un transfert de confiance. Et, de fait, il y a eu une vraie adhésion populaire à l’Eglise, mais davantage une fois encore, au support qu’elle représentait quant à l’identité historique de ce peuple maintes fois brisé. Cela, en revanche, n’est pas parvenu à faire de la Pologne un pays catholique. Le cas de la Russie est symétriquement inverse. L’Eglise orthodoxe y a été pratiquement détruite, écrasée par l’appareil communiste. Après l’ouverture, nous avons constaté une recrudescence nette de l’orthodoxie revendiquée. Mais il faut toujours savoir faire la différence entre les motivations explicites et les motivations cachées, réelles des acteurs. Là encore, je pense que le rattachement à l’orthodoxie est le moyen pour les individus de retrouver une certaine continuité dans l’histoire de leur pays. L’orthodoxie est l’événement avouable de longue durée d’une Russie dont l’identité se cherche. Quant à la religiosité de la société russe, elle ne me semble pas évidente.

J.-A.N. : Revenons à l’Europe, et à la question de la revendication d’un paragraphe sur l’héritage religieux dans la Constitution européenne à venir…

M.G. : Les chrétiens eux-mêmes, dont il ne faut pas oublier qu’ils sont culturellement majoritaires en Europe, sont constitués d’une minorité physique dans la plupart des pays européens aujourd’hui. Or le trait principal des comportements minoritaires, on le sait maintenant, c’est le comportement identitaire. Les christianismes européens ont donc un comportement de revendication identitaire, très important par l’effet qu’il aura à terme car c’est tout de même la minorité la plus puissante de notre continent. De ce côté-là, je n’exclue pas les surprises. Nous avons une identité forte, tandis que les minorités qui se manifestent habituellement sont assez bruyantes mais faibles. Quant à cette affaire de proposition historique, il faut dédramatiser. Une partie déterminante de l’histoire européenne plonge effectivement ses racines dans un terreau chrétien. Je ne vois pas comment on pourrait le nier. Le problème, c’est qu’il faut éviter de constituer une identité historique en d’identité d’essence. Le risque est d’hypostasier l’identité chrétienne européenne. L’Europe a été chrétienne, elle ne l’est plus. Je pense que c’est admis par la majorité des personnes dans l’espace qui nous occupe.

J.-A.N. : En France, l’affaire du voile islamique a de nouveau, dernièrement, enflammé le débat public.

M.G. : L’intensité des passions qu’il mobilise et l’obscurité des motifs évoqués de part et d’autre signalent un véritable phénomène social et politique, un de ces moments où se cristallisent des enjeux non formulés et qu’il faut très patiemment débusquer. Première observation : ce n’est pas totalement par hasard que le conflit prend place dans le milieu de l’éducation. C’est assez clair maintenant, le système éducatif est en proie à des difficultés singulières depuis quelques décennies. Le voile n’est, de ce côté-là, qu’un prétexte. Ce que nous pouvons en revanche observer, c’est une attitude qui n’a rien d’islamique mais qui semble courir dans les rangs de toute une génération d’élèves : la revendication de leur « identité » privée, le rejet de toute contrainte que l’institution pourrait infliger aux prérogatives de l’affirmation de soi. Cela se marque avec le voile mais n’a rien à voir avec le voile. Du côté des laïcs, il y a donc une surenchère de protestations en quelque sorte incongrue. Je ne vois pas que la laïcité soit remise en question dans notre société. En fait, ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que la laïcité a complètement changé de statut par le fait même qu’elle a gagné son combat contre les prétentions de régence de l’ordre social par les religions. A partie de là, les convictions religieuses ont gagné une place dans la société qui modifie les repères laïques sans toucher au principe fondamental qui a émergé lors de la bataille historique menée au nom de la laïcité : la neutralité de l’Etat. Cette neutralité non seulement ne me paraît pas régresser, mais elle semble progresser encore. Les religions se sont repliées sur le droit qu’elles ont conservé de se manifester dans l’espace public en qualité de marqueur d’identité personnelle. Alors, effectivement, cette espèce de visibilité nouvelle des identités peut passer pour un recul de la laïcité, ce qui explique la focalisation des laïcards. Il faut ajouter à cela le trouble supplémentaire créé par la condition de la femme musulmane. C’est un vrai problème. La question est : le voile est-il un signe religieux ou un signe d’infériorité des femmes, un signe de sujétion ? Parce que bien sûr, ce n’est pas du tout la même chose. Il est évident qu’un certain nombre de personnes instrumentalisent le voile mais est-ce à dire pour autant que le voile puisse se réduire à cette fonction d’assujettissement ? A mon avis, le voile est un signe d’irrédentisme musulman, de civilisation musulmane. Il est le signe d’un problème de cette civilisation, non pas de la religion de l’islam. Et c’est cela qui empoisonne toute la discussion. C’est cette confusion permanente entre civilisation musulmane et religion de l’islam.

J.-A.N. : Mais la visibilité nouvelle des religions dans l’espace public n’est-elle pas dangereuse en elle-même ? Ne peut-elle servir à un retour agressif des religions dans l’espace politique ?

M.G. : C’est très visiblement ce qu’espèrent certains activistes. Ils utilisent cette stratégie comme une stratégie de la tension, très mobilisatrice puisqu’elle provoque des effets de solidarité phantasmatique. Ce sont des manipulateurs. Ceci dit, je pense qu’il faut mesurer le caractère infinitésimal de ces activistes dans nos sociétés. Le principe d’une intervention politique des religions dans l’espace public est mort, et bien mort. Même dans les sociétés musulmanes, il n’y a aucune consistance derrière le projet d’une réintervention des religions. Celui-ci n’est crédible pour personne. C’est le rêve de gens qui peuvent être assez toxiques dans l’action qu’ils exercent ponctuellement mais dont il ne faut pas surestimer les forces.

J.-A.N. : Quel avenir entrevoyez-vous pour des sociétés qui ne reposent plus du tout sur le lien religieux ?

M.G. : Nous sommes dans une période de désinvestissement du collectif. L’individualisme privé est au cœur de la dynamique européenne. Toutes choses égales par ailleurs, c’est la pente sur laquelle glisse l’ensemble de notre planète. Elle va produire beaucoup de dégâts mais ne constitue pas la fin de l’histoire. Je pense qu’il y aura un contre-mouvement. Et celui-ci consistera probablement dans une sorte de réinvention du collectif hors de la religion. Ce qui est, au fond, la chose que l’on a jamais faite. Parce qu’en somme nos sociétés ont été construites sous la gouverne d’une religiosité diffuse, minimale qui s’écroule complètement. L’humanité est cependant collective par essence, et il faudra trouver un langage, une manière de pratiquer, d’articuler des valeurs collectives. Nous avons donc à reconstruire une manière de fonctionnement social et politique au nom des valeurs dont on sait qu’elles émanent de nos esprits et qui ne sont pas religieuses. C’est difficile et cela prendra du temps. Mais j’ai assez confiance.

Colloque autour de la pensée de Marcel Gauchet

Ce colloque intitulé « Une démocratie désenchantée ? »

aura lieu les 18 et 19 juin 2007 à l'EHESS,

dans l'amphithéâtre, de 9h à 18h, 105 bd Raspail - 75006 Paris

Le programme et les résumés des communications sont disponibles à l'adresse suivante: http://www.mondecommun.com

Cliquer sur l'image pour voir le programme:

S’il ne se passe rien, dans un siècle il ne restera en Europe plus grand chose du christianisme (2)

Entretien ,Chrétiens, tournez la page, Bayard, février 2002

La crise actuelle du christianisme tient selon Marcel Gauchet à trois éléments: 1) le refus des contemporains de se faire dicter leur conduite par des autorités spirituelles; 2) l’absence en christianisme de règles de vie pour mieux vivre, en remplacement de l’éthique culpabilisante qui a eu cours jusqu’à aujourd’hui. La vie en ce monde, les relations humaines importent plus de nos jours que la conscience du bien et du mal. Sous cet aspect, le christianisme est vulnérable aux spiritualités orientales; 3) le discours théologique ne sait plus comment parler de Dieu. La Bible n’a pas de réponse immédiate aux questions actuelles; c’est un message qui risque de conduire au subjectivisme de la croyance s’il n’est pas réactualisé. L’absence de cette actualisation explique le courant charismatique qui évite de penser alors qu’il importe avant tout de réfléchir de façon rigoureuse sur la foi.

Yves de Gentil-Baichis : Vous êtes connu du grand public par votre formule célèbre qui présente le christianisme comme « la religion de la sortie de la religion ». Est-ce parce que le Dieu de la Bible a invité l’homme à s’interroger sur ses fautes et à dialoguer avec lui ? Et quelle est exactement, selon vous, le rôle joué par Jésus dans cette sortie de la religion ?

M.G. : Je ne crois pas que cette évolution se situe sur le plan moral et individuel. La religion de la sortie de la religion, c’est la religion qui, tout en restant ce qu’elle est, permet d’imaginer un domaine humain distinct de l’organisation proprement religieuse. Et c’est effectivement ce que rend possible le christianisme. Mais ce n’est pas le monothéisme en tant que tel qui permet d’opérer cette dissociation. On a l’exemple de monothéismes qui n’aboutissent pas au même résultat. Le judaïsme et l’islam ne poussent pas vers cette séparation.

Ce qui est déterminant dans le cas chrétien, c’est ce qu’il comporte de plus fragile, c’est-à-dire le Christ lui-même. L’idée d’incarnation ne brille pas par sa rationalité. L’idée du Dieu unique paraît incompatible avec l’idée d’un Dieu délégué qui sert d’intermédiaire. Il peut avoir besoin d’un messager, comme Moïse dans le domaine juif ou Mahomet dans le cas de l’islam, mais avec le Christ, on a affaire à tout autre chose, un envoyé qui est lui-même Dieu. Un Dieu qui prend forme d’homme. Mais cette idée bizarre a un effet majeur. L’incarnation oblige à concevoir une altérité radicale de Dieu. Quel est ce Dieu qui nous parle de l’intérieur de notre monde des hommes et qui, de ce fait, apparaît tout à fait extérieur par rapport à lui ?

Le Christ ne vient pas dire la loi. Il vient juste témoigner de l’intérêt du Père pour le salut des hommes. Il ne nous dit pas immédiatement ce qu’il faut faire, mais qu’il faut songer à l’autre monde. L’incarnation du Christ est porteuse de toute une série de développements potentiels qui vont mettre des siècles et des siècles pour s’exprimer, mais qui permettront, de proche en proche, l’émergence d’un monde humain autonome à partir du monde religieux. Il n’y a rien de choquant pour un chrétien convaincu de penser, tout en restant parfaitement chrétien, que les hommes font leur loi, que les relations qui existent entre eux constituent un domaine et que ce qui relie chaque individu à Dieu en est un autre.

C’est cela « la religion de la sortie de la religion », la formule ne voulant pas dire que la croyance religieuse va disparaître, mais que la religion ne remplit plus son rôle normatif d’origine dans l’organisation de la société des hommes.

Et c’est l’incarnation, caractéristique marquante de la spécificité chrétienne, qui a permis ce processus. Tant qu’on obéit à Dieu par l’intermédiaire de sa loi et de son messager, il n’y a pas de séparation et d’aménagement d’un monde humain distinct qui soient possibles.

Mais que voulez-vous dire exactement quand vous dites que la sortie de la religion ne signifie pas la disparition de toute expérience religieuse ?

M.G. : Il faut observer d’abord que le monde de l’autonomie humaine, en tant que tel, ne dit pas qu’il n’y a pas de Dieu. On peut penser que Dieu existe ou qu’il n’existe pas, mais, contrairement aux apparences, le monde moderne est neutre par rapport aux jugements religieux ou antireligieux. Il laisse le choix. Il oblige simplement à penser la transcendance de Dieu sur un certain mode, Dieu n’étant pas là pour influencer nos affaires de façon directe.

Ensuite, il se reconstitue en dehors des croyances religieuses toute une série d’expériences qui, même sans que les individus les interprètent nécessairement comme religieuses, participent du même esprit que les diverses expériences religieuses dans l’histoire de l’humanité. On ne les qualifie pas de religieuses, mais cela y ressemble. Pour prendre un exemple dans l’actualité, que vont chercher ces jeunes qui passent des heures à écouter en foule une musique dont la vocation est de transporter les individus ailleurs que dans la réalité où ils vivent ? On est typiquement en présence d’une expérience d’altérité qui n’implique pas, dans la plupart des cas, une recherche de communication avec l’invisible, ni de transport dans un au-delà identifié comme tel. Il n’empêche qu’elle est du même type de celle que les croyants trouvent dans la méditation et dans la prière.

Vous dites dans votre livre que le déclin de la religion se paie en difficulté d’être soi, car l’homme privé de religion vit dans l’angoisse. N’avez-vous pas cependant l’impression que la plupart de nos contemporains vivent plutôt bien sans religion ?

M.G. : Je crois qu’il faut distinguer deux choses. Je ne dis pas du tout que la religion est un besoin de l’homme, comme l’affirmait un des arguments classiques de l’apologétique, selon lequel l’homme a besoin de croire en quelque chose pour vivre. Vous avez raison, on vit très bien sans religion. Mais on vit avec des difficultés tout à fait nouvelles.

Le monde actuel crée un univers de problèmes nouveaux entre soi et soi. Cela ne signifie pas que les gens vont revenir à la religion parce qu’ils se sentent mal. Cela veut dire que se produit une expérience de soi-même profondément différente, avec des difficultés liées à la rançon de la liberté. Mais les gens ne sont pas pour autant prêts à renoncer à cette liberté.

Comment voyez-vous l’avenir du christianisme ? A votre avis, laissera-t-il seulement de beaux souvenirs artistiques et culturels ou bien peut-il encore aider les gens à vivre ?

M.G. : Je ne suis pas prophète et je n’annonce ni la fin, ni le crépuscule, ni la renaissance du christianisme. Nous avons assez d’expériences qui commandent de s’en tenir à l’analyse de ce qui existe. Il est vrai que si on extrapole à partir des tendances actuelles, le christianisme est en très mauvaise posture en Europe.

Et donc l’avenir vous paraît sombre.

M.G. : Ni clair ni sombre. Ce n’est pas mon problème. Je suis un observateur neutre. J’essaye de discerner les tendances. Trois questions me semblent conditionner l’avenir. Il y a d’abord un problème d’attitude globale en ce qui concerne les rapports entre religion et vie civile. Les christianismes restent ce qu’ils ont été, c’est-à-dire des religions habituées à une vocation hégémonique : très directifs, ils prétendent dire aux gens ce qu’il faut penser et comment il faut se comporter. Or je crois que dans le monde où l’on est, l’autorité du magistère n’est pas la bonne manière de s’adresser à ses propres fidèles. Souvent ces dernières n’ont que faire de ce que peut raconter l’autorité et, même s’ils se trouvent au cœur de l’institution, ils n’obéissent pas pour autant.

Il y a donc là un problème d’adaptation : que peut être le discours religieux dans notre monde qui n’est plus fait pour être gouverné par les autorités spirituelles ?

Voulez-vous dire que nos contemporains refusent a priori tout enseignement des autorités spirituelles ?

M.G. : Non. Mais tout dépend de la manière dont elles s’expriment et dans quels domaines elles interviennent. Il y a une place, aux yeux mêmes de nos contemporains qui ne croient à rien du tout, pour un discours spirituel dans notre monde. Ils sont prêts à l’écouter, mais ils ne veulent pas qu’on leur donne des ordres. De ce point de vue, on a des exemples qui disent assez bien les choses. Prenez le dalaï-lama, dont le succès tient au fait qu’il est totalement exotique. Il est prudent et se garde de se mêler de ce qui ne le regarde pas.

Il y a donc un problème d’adaptation de la norme religieuse. Il ne peut plus y avoir de normativité religieuse telle qu’elle a été pratiquée pendant des siècles, et pourtant la tentation demeure chez des hommes d’Eglises et chez les hiérarques des diverses confessions, même chez les plus ouverts. Ils ne rêvent que de reprendre le dessus et de conduire les âmes. C’est un premier problème.

Le second concerne la « pastorale » pour employer le langage de la tribu. Au fond, le christianisme a une faiblesse particulière : il ne dit pas la loi. C’est une faiblesse par rapport à des religions qui entourent l’existence d’un corps de prescriptions extrêmement fortes. Non seulement il ne propose pas de cadre prescriptif, mais il ne propose même pas de règle de vie pour mieux vivre. Il a un schéma éthique d’interprétation bien connu : examen de conscience, péché, recherche de la perfection en vue du salut. Cela ne s’administre pas de la même façon chez les protestants que chez les catholiques, mais dans tous les cas le schéma n’est plus approprié. Il est centré sur la culpabilité de l’homme mais n’est pas adapté à la vie en ce monde où le problème principal des gens n’est pas de savoir d’abord si on a bien ou mal agi sur un plan éthique.

La question essentielle que se posent nos contemporains est de savoir comment vivre positivement. Et sur le « comment », la réponse chrétienne est très pauvre, d’où la vulnérabilité du christianisme aux spiritualités orientales, mais aussi à des phénomènes diffus du genre new age ou à la culture thérapeutique ambiante. Car, encore une fois, les questions que se posent nos contemporains ne sont pas : ai-je agi moralement, immoralement ? ai-je péché ou n’ai-je pas péché ? mais : comment vivre mieux ? comment avoir des relations harmonieuses avec les autres ? etc. Il y a le salut, certes, pour les croyants, mais aussi la vie en ce monde dans ses aspects qui ne se rapportent pas directement au salut.

Donc, pour vous, le christianisme souffre de ne pas être une sagesse.

M.G. : Sagesse...Le mot est trop faible par rapport à ce que l’individu contemporain essaye de se fabriquer en bricolant avec le bouddhisme, la psychanalyse, le sport et le conseil psychologique pour améliorer les rapports humains. On peut très bien imaginer une sorte de syncrétisme christiano-bouddhiste qui rapprocherait les deux démarches. Mais ce ne sera jamais une religion de masse. A l’échelle de la masse, il y aurait besoin de réformateurs spirituels comme il y en a eu à d’autres moments. On n’en voit pas paraître. Mais il ne faut préjuger de rien. Il pourrait en surgir.

Le troisième problème est un problème de pensée, de théologie. Au fond, il y a une discordance extrême entre le discours théologique et l’expérience vécue du croyant, et même celle du non-croyant, car je crois que les uns et les autres se retrouvent au même niveau quand ils abordent la question du « comment penser Dieu ? » Comment, dans le monde où nous sommes, penser ce Dieu absolument tout autre, qui ne se communique pas à nous par des règles de l’existence en commun, comme les dieux l’ont toujours fait depuis cinq mille ans ?

La Bible peut pourtant y aider...

M.G. : Oui, mais la Bible n’est pas une loi, une autorité, c’est un message. Elle serait une autorité si des gens pouvaient dire en l’ouvrant : je vais y trouver une réponse à toutes mes questions. Or, aujourd’hui, personne, à part les membres de certaines sectes, ne pense pouvoir trouver de réponse immédiate à ses problèmes en ouvrant la Bible.

Il y a une sorte de retard du discours religieux, de l’imagination religieuse, sur ce qui le rendrait plausible dans le monde où nous nous trouvons. La théologie ne sait plus parler de Dieu dans les conditions où Dieu peut se livrer comme une expérience de pensée pour l’homme contemporain. Il faut qu’il soit pensable. On ne peut pas se contenter d’affirmer que son appréhension relève de l’indicible. Le monde où nous sommes pousse à se réfugier dans le subjectivisme de la croyance et de la foi intérieure inexprimable.

Votre sentiment est donc que, s’il continue sur sa lancée actuelle, le christianisme aura des difficultés à se maintenir ?

M.G. : S’il ne se passe rien, on peut dire que dans un siècle, il ne restera en Europe plus grand-chose du christianisme. Mais il peut être totalement transformé par des innovations dont nous n’avons pas aujourd’hui la moindre idée.

Vous parlez des carences de la théologie ; mais ce que Jésus-Christ révèle de Dieu et ce qu’il apporte dans le message évangélique est quand même d’une très grande richesse, me semble-t-il .

M.G. : Qu’il y ait une tradition chrétienne très riche, qui en doute ? Mais je pense que l’actualisation de cette tradition est à faire. La question la plus fondamentale pour les chrétiens est de savoir comment, dans le monde actuel et la culture de notre temps, penser Dieu à travers ce que dit le Christ. Tout cela est à reformuler de façon très profonde. C’est ce que saint Thomas d’Aquin a fait à son époque. Il y a très longtemps qu’il n’y a pas eu de grand penseur chrétien. Certes, on rencontre des gens estimables, mais aucun n’a la stature pour opérer une grande mise en ordre de la foi et, surtout, pour lui donner un langage qui parle à nos contemporains.

Je suis frappé par l’attitude de chrétiens intellectuels que je connais qui préfèrent se réfugier dans l’expérience subjective indicible plutôt que de réfléchir de façon rigoureuse sur leur foi. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le courant charismatique a le vent en poupe, car le « ravissement de l’Esprit » évite de penser. Or c’est avant tout de penser qu’il s’agit.

S’il ne se passe rien, dans un siècle il ne restera en Europe plus grand chose du christianisme (1)

Entretien ,Chrétiens, tournez la page,

Bayard, février 2002

Yves de Gentil-Baichis : Dans votre ouvrage Le désenchantement du monde, vous dites que, si fin de la religion il y a, ce n’est pas au dépérissement de la croyance qu’elle se juge, ni en annonçant la mort des dieux, mais qu’on la découvre en voyant l’univers humain se recomposer sans les dieux. Cette réflexion ne prend-elle pas à contre-pied l’opinion courante, qui s’inquiète surtout de la baisse de fréquentation des églises ?

Marcel Gauchet : Il faudrait savoir quelle est l’opinion courante. Je ne l’identifie pas nettement, mais je peux dire au moins à quels pièges l’opinion courante est exposée et comment cette manière d’aborder le sujet permet de les éviter. Depuis maintenant deux siècles, on se bat à propos de la question de la mort de Dieu et on annonce périodiquement qu’elle est indubitable, puis on découvre immédiatement après que, finalement, il reste de la religion et que les croyances se recomposent. On en conclut alors à une sorte d’éternité fonctionnelle du religieux dont on va dire qu’il correspond à une structure de l’esprit humain ou à un besoin psychologique. Voilà, je crois, les deux pôles entre lesquels oscille l’opinion courante dans notre société.

La grille de lecture que je propose me semble avoir au moins la vertu d’échapper à ces deux pièges. Toute la question est de savoir avec précision ce que veut dire « la mort de Dieu ». Personnellement, cette expression me paraît relever d’un « pathos » que je déteste, les grandes orgues de l’orchestration wagnérienne n’étant pas mon style.

Mais surtout, en quoi consisterait cette mort ? Où Dieu est-il mort ? Il n’est pas mort dans la tête de ceux qui croient en lui, mais il est mort dans la fonction que remplissait l’idée de Dieu dans les sociétés antérieures. Cela n’empêche pas la croyance de subsister et les religions de vivre. Prenez une société où la croyance religieuse est très répandue, comme la société américaine, c’est cependant une société de la mort de Dieu.

On peut donc imaginer demain une reviviscence de l’adhésion aux religions traditionnelles, cela ne changerait rigoureusement rien.

Vous écrivez dans votre ouvrage : « Quand l’homme est nu, complètement démuni, sans prise sur une nature écrasante […], la religion apparaît à peu près inévitablement comme la traduction intellectuelle de cette impuissance native, en même temps qu’un moyen de surmonter indirectement par la pensée, en se l’avouant, une situation d’extrême dénuement » (p.VI). La religion pleinement développée serait-elle, comme cela semble ressortir de votre livre, la religion où l’homme est soumis à un ordre des choses originel implacable, qui détermine toutes ses conduites et ses croyances ? Peut-on imaginer que cette situation ait existé ou est-ce le cas limite d’une hypothèse ?

M.G. : Il faudrait reprendre tous les termes de cette question, car tout est dans les nuances. D’abord, il n’y a pas d’homme nu, on ne rencontre que des hommes très habillés. Ils peuvent être nus dans leur tenue, peu pourvus d’outillage au regard de ce que nous considérons comme l’appareillage de la vie sociale, mais ils n’en sont pas moins très habillés de coutumes, de croyances, de pensées et de moyens symboliques de se représenter le monde.

D’autre part, si j’évoque un homme soumis à un ordre des choses originel implacable qui détermine toutes ses conduites et ses croyances, il faut bien faire attention à ce dont il s’agit : c’est le discours que ces sociétés tiennent sur elles, mais dans la pratique ce n’est pas ce qu’elles font. Le dire et le croire ont des implications dans l’organisation collective, des implications majeures, mais il ne faut pas confondre le discours et les faits. Donc à mes yeux, il ne s’agit pas du tout d’une hypothèse, mais de ce que nous ont appris des témoignages faibles, fragiles, difficiles à interpréter et certes décisifs à propos de la vie des sociétés antérieures à l’apparition de l’Etat, telles qu’on a pu en trouver encore en Australie, en Amérique ou dans les marges de l’Afrique.

Le XXe siècle, grâce à l’ethnologie et à l’observation des sociétés dites « primitives », a révolutionné totalement l’idée que l’on avait auparavant de l’histoire de l’humanité. Il nous a ouverts à la compréhension de ce qu’a été le monde d’avant l’Etat. Le XIXe siècle est l’âge d’or d’un évolutionnisme qui interdit d’y voir autre chose que l’extrême dénuement, y compris intellectuel. Or tel n’est pas du tout le cas, c’est ce que l’ethnologie nous a appris de bouleversant. Le monde d’avant l’Etat est intellectuellement le monde de la religion proprement dit. C’est ce qui nous permet de dire que l’humanité a commencé d’une certaine manière par la religion.

Quand vous parlez du monde de la religion, qu’entendez-vous exactement par cette expression ?

M.G. : La religion radicale, c’est celle de l’antériorité du principe de tout ordre, naturel et social. Sa thèse de base, c’est que nous ne sommes pour rien dans ce qui est. Nos manières de vivre, nos règles, nos connaissances, c’est à d’autres que nous les devons. Elle ont été instaurées par des ancêtres, des êtres d’une autre nature que nous. Nous ne faisons que les suivre, les imiter, répéter ce qu’ils nous ont appris.

Contrairement à ce que notre manière ethnocentrique de penser nous fait croire, le maximum de la dépendance religieuse n’est pas lié à une transcendance verticale, avec des dieux au-dessus de nous qui nous diraient ce que nous avons à faire. Elle est beaucoup plus grande lorsque le fondement a, de la sorte, l’aspect du passé du mythe, lorsqu’il se situe dans le monde de l’origine.

Certes, l’humanité est incapable de se répéter, même quand elle cherche à le faire, aussi y-a-t-il quand même changement, déplacement, invention ; mais ce changement n’ayant aucune place reconnue, il se produit inconsciemment. Il est réel mais n’engendre aucune dynamique sociale du changement comme celles que l’on connaîtra dans les sociétés ultérieures. Aussi le cadre symbolique de ces sociétés se maintient-il avec une extraordinaire stabilité.

C’est cela le monde de la religion : un surnaturel sans sacré, sans dieux, sans sacrifices. C’est pour cette raison que les premiers observateurs de ces sociétés en ont conclu que ces populations n’avaient pas de religion.

Et pourtant tout y est religieux.

D’une certaine manière, tout y est religieux.

Mais quand vous dites qu’il n’y a pas de sacré, cela signifie-t-il qu’il n’y a pas de lieux consacrés au religieux, ni d’hommes spécialement chargés de l’interpréter et de communiquer avec lui ?

M.G. : Il y a dans toutes ces sociétés des manipulateurs de forces magiques, les sorciers ou les chamans. Ce ne sont pas des personnages sacrés mais des experts en esprits qui peuvent être très dangereux par les pouvoirs extraordinaires qu’ils ont à leur disposition, comme par exemple de jeter des maléfices. Mais ce ne sont pas pour autant des personnages habités par le sacré dans la mesure où ce qui est à l’origine est, par définition, dans un temps autre avec lequel aucune communication n’est possible.

A la limite, le seul endroit où l’on pourrait trouver du sacré dans ces sociétés, même s’il me semble impropre d’employer le terme, ce serait dans le rite qui correspond à une réactualisation de la mise en ordre originelle des choses. C’est une sorte d’habitation du présent par ce qui est à la source. Mais c’est tout.

Il n’y a pas de phénomène comparable à ce qui constituera le sacré dans les sociétés ultérieures, comme la concrétisation du divin dans un objet, un lieu ou un homme, qui les met à part des autres lieux et des autres humains.

Mais alors, comment les choses ont-elles changé ? Que s’est-il produit pour que l’on passe de cette étape de la religion totale à autre chose ?

M.G. : C’est le mystère principal de l’histoire humaine. Phénomène étonnant, par exemple une révolution aussi importante que celle du néolithique, qui est associée à des transformations capitales du mode de vie, n’a pas modifié le fonctionnement politique des sociétés. Pendant plusieurs milliers d’années, alors que le mode de subsistance a changé, il ne se passe rien. Et puis, quelque part autour de moins 3000 avant notre ère, se produisent des changements à la fois religieux et politiques.

Faut-il déterminer un ordre de consécution entre les deux termes ? On peut imaginer différents scénarios. Toujours est-il qu’à l’arrivée, les deux facteurs sont totalement transformés. La nouveauté est qu’on trouve des individus qui sont séparés des autres par le fait qu’ils ont un lien privilégié avec le divin - ils en participent -, un divin qui n’est plus du tout l’ancestral des sociétés précédentes, mais le divin de dieux qui agissent au présent. Ces divinités personnelles, qui président à la marche du monde ici et maintenant, ont des correspondants parmi les hommes. Apparaissent ainsi le temple, le culte et le clergé, sans oublier cet autre changement considérable qu’est l’écriture.

Sur le plan politique, on a affaire à des sociétés divisées entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent : c’est la soumission politique avec sa dialectique révolte-répression.

Sous l’effet de l’apparition de l’Etat, la dynamique militaire conquérante gagne avec une rapidité étonnante. Se forment alors des empires qui tendent à se projeter vers le dehors, à s’approprier de nouveaux territoires et à annexer d’autres populations. On entre ainsi dans une histoire qui évolue, une histoire où, en plus du rapport commandement-obéissance, on a un rapport d’extorsion : il faut produire pour payer un tribut au pouvoir, qui lui-même tire son pouvoir de ce qu’il doit à un pouvoir plus haut que lui, etc. Cette mise au travail des sociétés constitue la révolution majeure de l’histoire humaine, par ses suites à long terme.

En parlant de moins 3000, à quelles civilisations pensez-vous en particulier ?

M.G. : Au Moyen-Orient essentiellement. Comme le dit un titre célèbre, « l’histoire commence à Sumer ». Mais entre moins 3000 et moins 1000, les choses bougent un peu partout, en Chine, en Inde, en Amérique.

Alors que devient le religieux à ce moment là ? Est-il davantage personnalisé ?

M.G. : Pas directement. A partir de là, va se produire une très lente transformation du religieux que l’on peut relativement bien suivre car on commence à avoir des textes. Il est possible de reconstituer le processus qui transforme les idées sur les dieux en fonction des transformations de l’organisation sociale et politique. On voit apparaître des panthéons, des mises en ordre hiérarchiques des dieux : des petits, des grands et des très grands.

Se produit alors un changement du divin et du mode de relation entre le divin et l’humain. Cela s’opère très lentement. Au terme d’une très longue fermentation, cela donnera cette autre transformation cruciale qu’on a coutume d’appeler « le tournant axial ». Au cours du premier millénaire avant Jésus-Christ, on voit surgir des religions nouvelles qui ont pour objets la délivrance, le salut, la transcendance, des religions « mondiales ». Originalité majeure : elles sont dues à l’initiative de fondateurs.

Apparaissent des noms propres : Zarathoustra, Bouddha et tous les autres. De la part des adeptes, ces prédications induisent un choix religieux qui est en même temps un choix dans le rapport à la vie et au monde. Il s’agit de marquer la préférence de l’au-delà sur l’ici-bas. On a affaire à une démarche qui cherche à s’émanciper de ce qui est visible ici et maintenant. L’important est dans ce geste d’écart qui introduit un rapport de négativité à l’égard du monde sensible.

Voulez-vous dire que les religions nouvelles qui ont un fondateur détachent les hommes de ce monde-ci ?

M.G. : Oui. Elles les font aspirer à un autre monde et les incitent à se libérer de l’illusion qu’est ce monde. Dans tous les cas, il y a une méfiance à l’égard des apparences, aussi bien dans la philosophie en Grèce (de ce point de vue Platon a sa place dans le tournant axial, bien que sa démarche n’ait pas été directement religieuse), que dans l’enseignement de Bouddha.

Vous parlez aussi dans votre livre des prophètes de la Bible qui, en faisant appel à la conversion, au retournement sur soi, permettent à une certaine subjectivité religieuse de se développer.

M.G. : Parmi tous ces tournants, j’ai laissé de côté le plus particulier de tous, l’invention juive du monothéisme. Elle met en lumière, par comparaison, les limites de la transformation de l’idée de divin qui se produit dans les flancs des grandes civilisations impériales. Si elle va vers la transcendance, par des voies diverses, elle ne va pas vers le monothéisme. Pour passer à celui-ci, il fallait un peuple singulier, à la fois familier de la culture des empires et de ses composantes religieuses, mais qui soit extérieur aux empires. Un petit peuple en marge et opprimé. Un peuple où va pouvoir s’opérer la percée vers l’idée d’un Dieu unique qui elle-même se dégage très progressivement comme idée d’un Dieu au-delà des autres dieux. Dans ce dégagement progressif, les prophètes jouent un rôle tout à fait spécial. Ils en appellent du Dieu séparé contre ceux qui prétendent parler en son nom, prêtres ou rois, et ce faisant, ils creusent la séparation.

Une affirmation surprend dans votre livre quand vous dites que plus les dieux sont grands, plus les hommes sont libres. Aujourd’hui, nous avons plutôt l’impression que plus on accorde du pouvoir à Dieu, plus le risque est grand que l’homme soit écrasé.

M.G. : La proposition a effectivement une apparence de rationalité dans la mesure où l’on pense que tout ce qui est accordé à Dieu est retiré aux hommes. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans l’histoire. Le sacré des communautés anciennes, peuplé d’une multitude de petit dieux est extraordinairement pesant pour l’homme. La matérialisation de ce divin diffus ou dispersé dans l’ordre intangible de la communauté et de ses usages est en réalité très contraignante.

Au contraire, le Dieu unique a une propriété tout à fait remarquable : étant unique et séparé, il n’est pas directement présent dans l’ordre des choses. Au fond, le mouvement occidental est un mouvement qui, au nom de la toute-puissance et de la grandeur même de Dieu, l’éloigne de l’ordre qui lie les hommes ensemble. De ce fait, il les libère. En ce sens, on peut dire que la croissance du divin, qui a pour effet de dégager Dieu de ce monde, est la condition de la liberté de l’homme. [...]