Le constat est aujourd’hui banal : la politique dépérit, la politique se meurt. Le constat est diversement exprimé, mais les formules sont convergentes : la politique est impuissante, la politique n’intéresse plus les citoyens, la politique est en voie de disparition. D’où procède cette dissolution ? quelles peuvent-être les raisons de pareille déperdition ?
A ces questions, il existe une première réponse, massive, tenue par beaucoup pour évidente, quotidiennement martelée au travers de quelques mots qui tiennent trop souvent lieu de pensée : mondialisation, néo-libéralisme, économie. Des mots qui ont en effet la force de faits considérables pour eux, et qui bénéficient en outre de l’aura du mode d’explication dominant de notre monde : l’économisme. Car si le marxisme est mal portant, l’économisme ne s’en porte que mieux. Dans cette perspective, le phénomène est sans aucun mystère : la politique dépérit parce qu’elle est débordée par les forces de l’économie libérale, et que, pour ce qu’il en reste, elle est mise au service de l’économie, en perdant ainsi son sens.
Sans mésestimer la part de vérité que comporte cette interprétation, je voudrais faire valoir une autre explication, qui me semble plus profonde et plus compréhensive – une explication qui permet de faire droit aux effets de la libéralisation économique sans faire résulter le phénomène lui-même de l’économie. La déperdition de la politique s’enracine dans la démocratie elle-même, dans les transformations profondes qu’elle connaît depuis un quart de siècle : telle est la thèse qui me paraît la mieux répondre au problème et que je me propose d’argumenter.
La démocratie des droits de l’homme
L’essentiel du problème se joue autour d’un retournement inattendu des principes de la démocratie contre les conditions de son fonctionnement. Ce sont ses principes qui la paralysent, voire qui la décomposent. Phénomène déconcertant, paradoxal, qui peut se résumer dans la formule de « démocratie contre elle-même ». elle concentre, me semble-t-il, le vif de nos dilemmes actuels quant à la politique.
Que veut-elle dire au juste ? commençons par déblayer le terrain en précisant ce qu’elle ne veut pas dire. Elle n’a rien à voir avec ce que les Allemands appellent « l’autodestruction légale » de la démocratie pour désigner l’accès de Hitler au pouvoir par la voie d’élections libres. Cas de figure extrême d’une possibilité toujours ouverte à un peuple en démocratie : il peut utiliser sa liberté pour choisir la servitude, en se désaisissant de sa souveraineté au profit de la dictature.
Nous ne sommes plus dans une telle configuration, mais dans une configuration inverse, et c’est ce qui fait le caractère énigmatique de notre situation. La démocratie l’a emporté sur toute la ligne. Nous sommes portés par une grande vague de démocratisation qui déferle depuis les années 1970. La « révolution des œillets » au Portugal a donné le coup d’envoi du mouvement, en 1974. Il a emporté les dictatures du sud de l’Europe, avant de gagner l’Amérique latine, puis les régimes du soi-disant « socialisme réel ». Les principes de la liberté se sont irrésistiblement imposés ; ils n’ont plus de concurrents. Cela ne veut pas dire qu’ils règnent ; mais, intellectuellement, personne n’a plus rien à leur opposer. Le mouvement n’a pas laissé indemne les démocraties établies de longue date. Il s’y est traduit par une pénétration toujours plus poussée des impératifs démocratiques dans le tissu des sociétés.
Aussi la démocratie n’a-t-elle pas seulement triomphé ; elle s’est transformée en triomphant. Son esprit a changé au fil de cet approfondissement. Les institutions sont restées les mêmes ; mais l’inspiration présidant à leur fonctionnement s’est modifiée.
La démocratie s’est remise à l’école de ses principes fondateurs. Elle est devenue une démocratie des droits de l’homme. Ce qu’elle n’avait jamais été, en fait, sinon brièvement, dans le moment fondateur de la Révolution des droits de l’homme, à titre de tentative avortée. A travers tout le XIXe siècle, outre le souvenir traumatique de l’échec de la Révolution française, la découverte de l’histoire et de la société avait relégué les droits de l’homme et la démarche fondationnelle qui leur était associée, au rang d’abstractions impraticables. C’est de l’intérieur de l’histoire, et sur la base de la gestion des forces sociales, au travers des compromis de classes, que la démocratie a fini par s’imposer, au milieu de mille traverses. C’est sous ce même signe du compromis des classes sociales que s’est opérée sa stabilisation dans l’après-1945.
Il n’est que de se souvenir du caractère de vieillerie que revêtait encore l’idée des droits de l’homme dans les années 1970 pour mesurer le chemin parcouru. Nous sommes insensiblement revenus, du dedans du fonctionnement collectif à la vérité d’origine du contractualisme. Il n’y a au départ que des individus et les droits que ces individus détiennent de par leur nature. Toute organisation légitime de la collectivité, tout lien passé entre eux ne peuvent procéder que de leur libre accord. En tout cas, il faut faire comme si, dans toute la mesure du possible, sans se préoccuper des difficultés théoriques d’une telle construction. Une idée juridique de la démocratie supplante l’idée sociale qui s’était imposée auparavant. L’Etat social n’est pas rejeté pour autant. Mais il exige d’être couronné par un Etat de droit qui en fixe le véritable esprit. La protection des prérogatives de chacun devient la préoccupation prioritaire. D’où l’attention nouvelle portée aux procédures par rapport au raisonnement administratif par masses qui paraissent le plus adéquat dans la période antérieure.
Ce mouvement ne se déroule pas dans le vide. Il est étroitement associé à un phénomène social de grande ampleur. Ce processus de démocratisation des démocraties est inséparable d’une vague d’individualisation sans précédent dont on sait qu’elle a changé l’ensemble des rapports sociaux. L’individu de droit n’est plus une créature abstraite, mais un acteur des plus concrets ! Toutes évolutions qui sont à relier, bien entendu, aux spectaculaires transformations de la production et de la technique dans la période. L’univers des grandes organisations qu’on croyait le paysage définitif des sociétés industrielles décline au profit de l’avènement, grâce à l’informatique, d’une société des réseaux. Les technostructures sont bousculées par le retour de l’entrepreneur. Bref, le souci de l’indépendance des parties prend la relève de l’ambition d’organiser le tout qui faisait figure, depuis le début du XXe siècle, d’horizon indépassable de notre temps. Il ne s’agit pas ici d’invoquer un relation d’infrastructure économique à superstructure juridique, mais de faire ressortir la cohérence d’une transformation globale aux facettes multiples.
Le paradoxe est que cette démocratie installée, triomphante, sans alternative, ne va pas bien. Elle souffre de désaffection interne. Personne ne la conteste dans ses principes. Il est hors de question de mettre un autre régime à sa place, ne serait-ce que faute d’imaginer ce qu’il pourrait être. En ce sens elle est à l’abri. Rien ne la menace – une situation à contraster avec les oppositions virulentes auxquelles elle était en butte il n’y a pas encore si longtemps. Même ceux dont nous savons qu’ils ne l’affectionnent pas, dans le secret de leur cœur, se cachent derrière la défense de ses valeurs.
Mais autant la démocratie règne dans ses principes, autant elle se désagrège dans son exercice effectif, autant elle est en péril de devenir une coquille vide. C’est cette situation désolante, dont il n’est pas utile de détailler les manifestations, tellement le constat est désormais banal, qu’il s’agit de comprendre.
L’hypothèse que je propose est qu’il existe un rapport entre les deux versants, entre la façon dont la démocratie a triomphé et les difficultés internes qu’elle rencontre. C’est ce qui justifie la notion de démocratie contre elle-même. Ce n’est nulle part ailleurs que dans ses principes fondateurs, tels qu’ils sont compris et mis en œuvre, voudrais-je montrer, que se situe l’origine de la déperdition de substance qui l’affecte.
Une démocratie minimale
Ce retournement de la démocratie conte elle-même s’observe à deux niveaux principaux. On les envisagera dans un ordre allant de la surface vers la profondeur.
Il se manifeste d’abord sous l’aspect de ce qu’on pourrait appeler une auto-restriction de la démocratie. Son idéal a changé. Elle se veut une démocratie minimale.
De façon tout à fait étonnante, le mot même de démocratie a changé de sens, dans sa compréhension ordinaire et populaire. Il recouvre autre chose que ce qu’on y mettait. Il désignait la puissance collective, la capacité d’autogouvernement. Il ne renvoie plus qu’aux libertés personnelles. Est jugé démocratique le régime qui assure la plus grande place possible aux prérogatives individuelles. La notion libérale de la démocratie l’a emporté sur sa notion classique ; elle l’a absorbée. La pierre de touche est désormais la souveraineté de l’individu et son droit de mettre en échec, s’il le faut, la puissance collective.
Il ne s’agit pas d’opposer naïvement les deux termes. Ils sont liés par une articulation qui constitue la clé de voûte des démocraties libérales et qu’il importe de cerner avec précision. La démocratie libérale comporte deux faces associées et distinctes : elle repose sur les droits fondamentaux des personnes et les libertés publiques, et elle consiste dans l’exercice de la puissance collective, c’est-à-dire la conversion des libertés individuelles en autogouvernement de l’ensemble. Gouvernement qui ne peut s’exercer que dans le strict respect de ces libertés, puisqu’il est fait pour les traduire, mais qui représente un pouvoir distinct et supérieur, où les libertés individuelles s’accomplissent. Le problème est d’assurer une hybridation équilibrée des deux ordres d’exigences. C’est cette deuxième dimension du pouvoir de tous qui se trouve comme effacée au profit de la première, la liberté de chacun, comme si elle était contradictoire avec elle. Tout se passe comme s’il fallait le moins de pouvoir social possible afin d’obtenir le maximum de liberté individuelle.
La France représente à cet égard un laboratoire, parce que la République s’y était développée autour d’un idéal particulièrement exigeant de la puissance collective. Aussi le revirement y est-il plus spectaculaire qu’ailleurs. Le passage d’une démocratie du public à une démocratie du privé y est vivement ressenti.
Le nouvel idéal de la démocratie, qui n’a pas besoin d’être conscient pou opérer, se résume dans la coexistence procédurale des droits. Comment assurer la compossibilité réglée des indépendances ? voilà sa question. Or plus de droits pour chacun, dans un tel cadre, c’est moins de pouvoir pour tous. Si on ne veut rigoureusement que les droits de chacun, il n’y a plus pour finir aucun pouvoir de tous. La communauté politique cesse de se gouverner. Elle devient rigoureusement une société politique de marché, dont la forme d’ensemble est le résultat des initiatives des différents acteurs, au bout d’un processus d’agrégation auto-régulé. Les gouvernants sont en charge de la règle du jeu ; leur rôle se réduit à l’aménagement du pluralisme des opinions et des intérêts.
En réalité, comme il y a toujours néanmoins un gouvernement, même limité, même borné dans sa puissance directrice, et comme les individus et les groupes de la société civile ne s’intéressent qu’à eux-mêmes, à leurs intérêts, à leurs convictions, à leurs identités, en abandonnant le point de vue de l’ensemble au personnel politique, il s’ensuit une oligarchisation croissante de nos régimes. Elle n’empêche pas l’effervescence protestataire au nom du particulier. L’ambiance n’est pas à la passivité. Mais tandis que les revendications des uns et des autres occupent le devant de la scène, les décisions qui engagent l’avenir de l’ensemble ou sa forme sont prises en coulisse ou bien à l’international, au nom de la contrainte technique et en dehors de la délibération publique. D’où le sentiment de dépossession qui s’installe, avec une coupure entre les élites et les peules qui nourrit en retour la protestation populiste.
Telle me paraît être la première source du mécanisme d’évidement politique à l’œuvre au sein des démocraties d’aujourd’hui.
L’impuissance démocratique
Mais il en existe une autre. Il est un second niveau du trouble des démocraties, encore plus profond, qui donne toute sa portée à la notion de démocratie contre elle-même.
A certains égards, il est permis de penser que nous sommes engagée dans un processus de corrosion des bases du fonctionnement de la démocratie. Au-delà de l’autorestriction, nous sommes en présence d’une autodestruction douce de la démocratie, qui laisse son principe intact, mais lui enlève son effectivité.
Cette démocratie travaillée par l’universalisme fondationnel est amenée à se dissocier du cadre historique et politique à l’intérieur duquel elle s’est forgée : l’Etat-nation, pour faire court. Elle se veut sans territoire ni passé. Elle ne se reconnaît ni inscription dans l’espace, dont les limites sont une injure à l’universalité des principes dont elle se réclame, ni dépendance envers l’histoire, qui l’enfermerait dans une particularité non moins insupportable. Autrement dit, elle est conduite à ne pouvoir assumer les conditions qui lui ont donné naissance. Ce déracinement la fait vivre, en réalité, sur l’héritage d’une histoire qu’elle ne reconnaît plus et, partant, ne se préoccupe plus de transmettre.
De la même manière, et encore plus fondamentalement, la démocratie en arrive à se détourner de l’instrument de pouvoir capable de faire passer ses choix dans la réalité. Paradoxe suprême, elle devient anti-politique. Toute espèce de pouvoir lui apparaît suspecte au regard de l’idée du droit qu’elle entend faire prévaloir. Les démocraties s’étaient constituées par l’appropriation collective de la puissance publique. Leur nouvel idéal est de neutraliser la puissance quelle qu’elle soit, de manière à mettre la souveraineté des individus à l’abri des atteintes. Là réside la raison profonde de l’ébranlement des Etats et du principe de leur autorité dans la démocratie d’aujourd’hui. Elle va bien au-delà du recul de leurs attributions économiques. Elle tient au brouillage de leur nature et de leur rôle dans l’esprit des peuples. Ils ne sont plus compris en tant que vecteurs opératoires du gouvernement en commun.
La démocratie des droits de l’homme tend ainsi à refuser les instruments pratiques qui pourraient la rendre effective, tout en y faisant massivement appel par ailleurs. D’où la découverte douloureuse de l’impuissance publique sur laquelle elle bute en permanence. Cette impuissance, c’est elle qui la fabrique. Sans doute provient-elle, pour une petite part, du dehors, des fameuses « contraintes extérieures ». mais pour la plus grande part, elle procède du dedans. L’idée qu’elle se fait d’elle-même lui interdit de penser les outils de sa concrétisation ; elle la voue à l’évasion dans le virtuel.
Il faut préciser qu’il ne s’agit là que d’une tendance. Une tendance qui n’est ni le tout de la réalité de nos sociétés, ni la seule tendance à l’œuvre en leur sein. Il existe une contre-tendance, encore diffuse, au ré-enracinement de la politique, à différents niveaux. Il n’empêche que c’est une tendance extrêmement puissante et la tendance dominante du moment.
Quelles perspectives, maintenant, au-delà du constat ? La question est inévitable, même s’il n’est possible d’y répondre que dans les limites de ce qu’indique l’analyse du présent.
La démocratie libérale des modernes n’est pas une essence fixée une fois pour toutes, mais un parcours, un mouvement de construction et de déploiement dans le temps. S’il en était besoin, cette inflexion de grande ampleur serait là pour nous le rappeler. Ne succombons surtout pas à l’illusion de la fin de l’histoire ou de la post-histoire. L’état actuel des démocraties n’est pas le dernier mot de l’histoire, une sorte d’état terminal en lequel nous devrions nous résigner à nous enfoncer. Nous ne sommes pas les spectateurs impuissants du devenir en train de se faire. Nous avons à rectifier la trajectoire, à recomposer ensemble les éléments de la démocratie qui se sont dissociés. Ce n’est pas un programme électoral pour après-demain, mais une entreprise civique de longue haleine, à l’échelle des décennies qui viennent.
On ne reviendra pas sur les marges de manœuvre conquises par les individus. De même y a-t-il une grande part d’irréversible dans l’émancipation des sociétés civiles. Enfin, nous n’avons pas d’autres fondements disponibles que les droits de l’homme. Il ne s’agit pas de critiquer les droits de l’homme, non plus que l’individualisme. Il s’agit de les éclairer. Il s’agit de montrer aux individus que leur liberté ne prend tout son sens que dans le cadre d’un gouvernement en commun bien compris dans ses bases et ses conditions. La démocratie a surmonté une première grande crise par le passé, en repoussant l’assaut des totalitarismes. Rien n’interdit de penser qu’elle surmontera cette nouvelle crise qui la ronge cette fois de l’intérieur. Le défi devant lequel nous nous trouvons est de concevoir une action politique à longue portée, au-delà du temps court des échéances démocratiques. Il est de donner à la politique démocratique, contre sa pente à s’enfermer dans le présent, le sens du temps historique dans lequel son sort se joue.