Depuis le 11 septembre 2001 et le prétexte religieux des attentats terroristes perpétrés aux Etats-Unis, le rapport que nos démocraties entretiennent avec les religieux semble de nouveau poser question. Mondialement, puisque l’islam est devenu un vecteur politique, régionalement, avec la question posée par l’Eglise catholique de l’héritage chrétien dans la future constitution européenne, localement aussi par le biais de l’interrogation du principe de laïcité. Marcel Gauchet a bien voulu répondre à quelques questions.
Jérôme-Alexandre Nielsberg : Partant de votre thèse d’une sortie de la religion en voie d’achèvement depuis une trentaine d’années dans nos régimes occidentaux de démocratie représentative, quelle est votre analyse du rapport entre religions et régimes politiques dans le monde depuis le 11 septembre 2001 ?
Marcel Gauchet : Les tendances sur lesquelles j’ai essayé d’attirer l’attention avec La Religion dans la démocratie se sont plutôt confirmées depuis. Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 n’ont rien changé au procès profond que je percevais alors. Commençons par regarder justement du côté des USA. Les Etats-Unis sont un pays religieux au sens où la majorité des Américains déclarent en effet croire en Dieu et avoir une pratique cultuelle régulière. Ceci étant posé, il faut se souvenir que c’est aussi le premier pays du monde à avoir établi une stricte séparation des églises et de l’Etat. Toute l’ambiguïté qui est la leur tient en deux mots : religion civile. Cette notion, qui prend ses sources dans la tradition sociologique continentale, désigne le vocabulaire teinté de philosophie chrétienne laïcisée dont tout discours politique est empreint là-bas. C’est en fait une espèce de ciment, de lien créé entre le sentiment religieux et la politique pour combler les distances culturelles dues au pluralisme religieux. Il y a donc ce langage politico-religieux, patriotique en fait, celui de la religion civile et, parallèlement, séparation des églises et de l’Etat. Tout ceci coexiste et embue la vision que nous avons de cette Amérique soudain en guerre contre le terrorisme. Mais la société américaine ne fonctionne pas du tout selon des principes religieux. Elle reste la société la plus matérialiste de la planète. Selon moi, les athées européens sont bien plus chrétiens qu’ils ne le croient et les Américains moins religieux qu’ils ne s’en donnent l’illusion. C’est une double méprise.
J.-A.N. : D’accord pour les Etats-Unis. Qu’en est-il d’un continent comme l’Afrique ?
M.G. : Il est nécessaire de rester prudent mais le processus de la sortie de la religion est déjà largement engagé sur le continent africain. Il faut se rappeler de la durée et de l’intensité des conflits créés par notre propre sortie de la religion. Cela a occupé au moins cent cinquante ans de l’histoire européenne. Ce qui est demandé à l’islam, en particulier, c’est de faire le même parcours en un temps très court. Et de le faire d’un point de départ beaucoup plus éloigné encore des conditions de nos sociétés quand nous avons engagé le processus en question. L’islam, tel qu’il existe dans les pays arabes et asiatiques dans lesquels il est implanté majoritairement, pourrait être compris comme une religion dont le développement, l’ouverture, la pratique cultuelle correspond à ce qu’était la religion catholique avant la Réforme, au XVe siècle – comparaison n’est pas raison mais celle-ci permet de se représenter ce que je veux dire-. En outre, l’islam de l’immigration a un impact très important sur les pays d’origine et sur leur pratique religieuse. On constate une espèce d’acculturation par les canaux de l’immigration. Ce phénomène est capital pour comprendre ce qui se passe dans les pays musulmans - l’ambivalence qui caractérise la réception qui s’y fait de l’Occident par exemple. Cela étant, l’islam est une religion très égalitaire et il n’y a pas d’incompatibilité théologique entre cette religion et la démocratie. Est-ce à dire que le terreau est favorable à la démocratie dans les sociétés musulmanes ? Il faudrait qu’y soient remplis des réquisits sociaux et anthropologiques qui pour l’instant ne le sont pas. Mais il ne faut pas confondre pour autant ce qui ressort de la coutume et ce qui relève du dogme religieux. Etrangement, ce sont tout de même les pays qui ont une tradition étatique anté- ou extra-islamique qui s’en sorte le mieux : la Turquie et l’Iran.
J.-A.N. : Se pose tout de même la question de l’Etat d’Israël. On ne peut pas dire que cet Etat soit sorti de la religion, si ?
M.G. : J’ai eu récemment l’occasion de relire un texte de Ben Gourion, dont l’anticléricalisme est tel que plus personne aujourd’hui n’oserait parler comme cela. L’Etat d’Israël a été créé par des gens qui avaient un projet politique sioniste, héritier d’une impulsion européenne. C’est le dernier surgeon du mouvement des nationalités du XIXe siècle, après la Pologne, l’Italie, etc. La religion intervient comme un ingrédient historique important mais dans l’esprit des fondateurs il s’agissait de créer un Etat socialiste. Ce sont des socialistes qui ont fait Israël. Et il n’y a pas de pays où, au fond, les défaites du socialisme aient été ressenties plus durement que dans celui-ci. Ce sont elles qui ont, surtout, changé le visage d’Israël. Comme dans beaucoup de pays, quand le projet socialiste s’est brouillé, quand il a perdu sa force prescriptive, les peuples se sont rabattus sur leur identité nationale historique. Dans ce pays-ci, les rabbins et les juifs orthodoxes qui sont les dépositaires de l’identité nationale constituent une classe grandissante. Mais cela ne détermine pas la conduite de l’Etat. Le grand Israël est un projet politique nationaliste, même s’il tire ses arguments de la Bible. Le problème d’Israël, aujourd’hui, est au fond le court circuit qui s’est opéré entre nation et religion. Dans un certain nombre de discours qui se présentent comme très religieux, j’entends très bien le discours nationaliste. Il faut toujours décrypter nation derrière religion. L’élection biblique est le prétexte d’une politique conduite en fait au nom du droit de la nation israélienne en tant que communauté politique tout à fait terrestre.
J.-A.N. : L’Asie ?
M.G.: L’Asie est en proie à certains phénomènes que l’on peut observer dans le monde arabo-musulman. On note ainsi un fondamentalisme hindouiste, très dangereux. Mais c’est aussi un nationalisme à visage religieux. On relève encore quelques mouvements sectaires, notamment en Chine, qu’il s’agirait de décrypter. Mais je pense que l’Asie n’est finalement étrangère ni au mouvement général de la sortie de la religion, ni à celui d’un retour des fondamentalismes religieux, à ce qu’ils permettent d’adhésion forte à une tradition culturelle certaine. D’autant que l’Asie est très encline au respect de la continuité culturelle. Reste que nous pouvons formuler l’hypothèse que sur ce continent, les fondamentalismes n’apparaissent pas au premier plan parce que l’Asie est surtout travaillée par ses nationalismes. Cette foi de substitution dans les destins nationaux, avec un sens très fort de la continuité historique, est l’élément remarquable de l’évolution asiatique, ce qui la particularise.
J.-A.N. : Et que pensez-vous de la situation dans l’ex-empire soviétique?
M.G. : Les cas polonais et russe sont paradigmatiques. L’Eglise polonaise espérait, après la chute du communisme, bénéficier d’un transfert de confiance. Et, de fait, il y a eu une vraie adhésion populaire à l’Eglise, mais davantage une fois encore, au support qu’elle représentait quant à l’identité historique de ce peuple maintes fois brisé. Cela, en revanche, n’est pas parvenu à faire de la Pologne un pays catholique. Le cas de la Russie est symétriquement inverse. L’Eglise orthodoxe y a été pratiquement détruite, écrasée par l’appareil communiste. Après l’ouverture, nous avons constaté une recrudescence nette de l’orthodoxie revendiquée. Mais il faut toujours savoir faire la différence entre les motivations explicites et les motivations cachées, réelles des acteurs. Là encore, je pense que le rattachement à l’orthodoxie est le moyen pour les individus de retrouver une certaine continuité dans l’histoire de leur pays. L’orthodoxie est l’événement avouable de longue durée d’une Russie dont l’identité se cherche. Quant à la religiosité de la société russe, elle ne me semble pas évidente.
J.-A.N. : Revenons à l’Europe, et à la question de la revendication d’un paragraphe sur l’héritage religieux dans la Constitution européenne à venir…
M.G. : Les chrétiens eux-mêmes, dont il ne faut pas oublier qu’ils sont culturellement majoritaires en Europe, sont constitués d’une minorité physique dans la plupart des pays européens aujourd’hui. Or le trait principal des comportements minoritaires, on le sait maintenant, c’est le comportement identitaire. Les christianismes européens ont donc un comportement de revendication identitaire, très important par l’effet qu’il aura à terme car c’est tout de même la minorité la plus puissante de notre continent. De ce côté-là, je n’exclue pas les surprises. Nous avons une identité forte, tandis que les minorités qui se manifestent habituellement sont assez bruyantes mais faibles. Quant à cette affaire de proposition historique, il faut dédramatiser. Une partie déterminante de l’histoire européenne plonge effectivement ses racines dans un terreau chrétien. Je ne vois pas comment on pourrait le nier. Le problème, c’est qu’il faut éviter de constituer une identité historique en d’identité d’essence. Le risque est d’hypostasier l’identité chrétienne européenne. L’Europe a été chrétienne, elle ne l’est plus. Je pense que c’est admis par la majorité des personnes dans l’espace qui nous occupe.
J.-A.N. : En France, l’affaire du voile islamique a de nouveau, dernièrement, enflammé le débat public.
M.G. : L’intensité des passions qu’il mobilise et l’obscurité des motifs évoqués de part et d’autre signalent un véritable phénomène social et politique, un de ces moments où se cristallisent des enjeux non formulés et qu’il faut très patiemment débusquer. Première observation : ce n’est pas totalement par hasard que le conflit prend place dans le milieu de l’éducation. C’est assez clair maintenant, le système éducatif est en proie à des difficultés singulières depuis quelques décennies. Le voile n’est, de ce côté-là, qu’un prétexte. Ce que nous pouvons en revanche observer, c’est une attitude qui n’a rien d’islamique mais qui semble courir dans les rangs de toute une génération d’élèves : la revendication de leur « identité » privée, le rejet de toute contrainte que l’institution pourrait infliger aux prérogatives de l’affirmation de soi. Cela se marque avec le voile mais n’a rien à voir avec le voile. Du côté des laïcs, il y a donc une surenchère de protestations en quelque sorte incongrue. Je ne vois pas que la laïcité soit remise en question dans notre société. En fait, ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que la laïcité a complètement changé de statut par le fait même qu’elle a gagné son combat contre les prétentions de régence de l’ordre social par les religions. A partie de là, les convictions religieuses ont gagné une place dans la société qui modifie les repères laïques sans toucher au principe fondamental qui a émergé lors de la bataille historique menée au nom de la laïcité : la neutralité de l’Etat. Cette neutralité non seulement ne me paraît pas régresser, mais elle semble progresser encore. Les religions se sont repliées sur le droit qu’elles ont conservé de se manifester dans l’espace public en qualité de marqueur d’identité personnelle. Alors, effectivement, cette espèce de visibilité nouvelle des identités peut passer pour un recul de la laïcité, ce qui explique la focalisation des laïcards. Il faut ajouter à cela le trouble supplémentaire créé par la condition de la femme musulmane. C’est un vrai problème. La question est : le voile est-il un signe religieux ou un signe d’infériorité des femmes, un signe de sujétion ? Parce que bien sûr, ce n’est pas du tout la même chose. Il est évident qu’un certain nombre de personnes instrumentalisent le voile mais est-ce à dire pour autant que le voile puisse se réduire à cette fonction d’assujettissement ? A mon avis, le voile est un signe d’irrédentisme musulman, de civilisation musulmane. Il est le signe d’un problème de cette civilisation, non pas de la religion de l’islam. Et c’est cela qui empoisonne toute la discussion. C’est cette confusion permanente entre civilisation musulmane et religion de l’islam.
J.-A.N. : Mais la visibilité nouvelle des religions dans l’espace public n’est-elle pas dangereuse en elle-même ? Ne peut-elle servir à un retour agressif des religions dans l’espace politique ?
M.G. : C’est très visiblement ce qu’espèrent certains activistes. Ils utilisent cette stratégie comme une stratégie de la tension, très mobilisatrice puisqu’elle provoque des effets de solidarité phantasmatique. Ce sont des manipulateurs. Ceci dit, je pense qu’il faut mesurer le caractère infinitésimal de ces activistes dans nos sociétés. Le principe d’une intervention politique des religions dans l’espace public est mort, et bien mort. Même dans les sociétés musulmanes, il n’y a aucune consistance derrière le projet d’une réintervention des religions. Celui-ci n’est crédible pour personne. C’est le rêve de gens qui peuvent être assez toxiques dans l’action qu’ils exercent ponctuellement mais dont il ne faut pas surestimer les forces.
J.-A.N. : Quel avenir entrevoyez-vous pour des sociétés qui ne reposent plus du tout sur le lien religieux ?
M.G. : Nous sommes dans une période de désinvestissement du collectif. L’individualisme privé est au cœur de la dynamique européenne. Toutes choses égales par ailleurs, c’est la pente sur laquelle glisse l’ensemble de notre planète. Elle va produire beaucoup de dégâts mais ne constitue pas la fin de l’histoire. Je pense qu’il y aura un contre-mouvement. Et celui-ci consistera probablement dans une sorte de réinvention du collectif hors de la religion. Ce qui est, au fond, la chose que l’on a jamais faite. Parce qu’en somme nos sociétés ont été construites sous la gouverne d’une religiosité diffuse, minimale qui s’écroule complètement. L’humanité est cependant collective par essence, et il faudra trouver un langage, une manière de pratiquer, d’articuler des valeurs collectives. Nous avons donc à reconstruire une manière de fonctionnement social et politique au nom des valeurs dont on sait qu’elles émanent de nos esprits et qui ne sont pas religieuses. C’est difficile et cela prendra du temps. Mais j’ai assez confiance.