La mondialisation fait l’objet de deux craintes absolument contradictoires. La crainte de l’uniformisation ( «tous pareils») et la crainte du relativisme entendu comme la clôture générale des identités sur leurs particularités. C’est cette contradiction qu’il nous faut comprendre.
Je n’ai pas la prétention d’improviser un exposé en bonne et due forme. C’est pourquoi je procèderai par éclairage en commençant par une autre manière d’aborder ce problème du mondial et de l’universel qui est peut-être susceptible de nous porter au cœur du paradoxe de ces craintes antinomiques.
On pourrait dire que le mondial c’est une donnée de fait et que l’universel c’est une exigence de droit.
Il y a des produits mondiaux, ces objets que vous pouvez trouver sous toutes les latitudes. Par exemple, on peut qualifier le dollar de monnaie mondiale puisqu’il est très difficile de trouver un endroit du monde où on ne sait pas ce que c’est.
L’universel, cela n’a rien à voir. Le produit mondial peut être remplacé demain par un produit tout autre. Il n’est habité par aucune nécessité. En revanche, l’universel correspond à une exigence intellectuelle d’accord de l’esprit avec lui-même sous le signe de la nécessité (« C’est ainsi et cela ne peut pas être autrement ») . Et en effet, ce que nous sommes contraints d’apprendre aujourd’hui, c’est une association, une articulation, des mélanges tout à fait inédits de mondial et d’universel. Le monde ne sera pas universel, si mondial qu’il soit à beaucoup d’égard.
A cet égard, il n’est peut-être pas inutile de repartir en arrière afin de remettre en perspective le moment très particulier où nous sommes.
Il y a une seule véritable uniformité sur la surface de cette planète. C’est celle du règne des économistes qui ont monopolisé le discours sur la mondialisation. Elle est bien sûr économique dans sa dynamique et sa perception mais c’est un phénomène bien plus profond et expérimental. Elle est de l’ordre d’une pratique, d’une perception, d’une expérience. On savait que le monde était Un, on en avait déjà fait plusieurs fois le tour dans tout les sens. Ce n’est pas la même chose que de le vivre socialement dans son unité. Voilà, c’est cela tout le problème de la mondialisation ou de la globalisation comme disent les Américains.
Il faut se souvenir d’abord que la mondialisation est une vielle histoire comme processus puisqu’elle date de ce que les historiens appellent « le désenclavement planétaire », c'est-à-dire des Grandes découvertes et de leurs suites au XVIe siècle. Mais le désenclavement planétaire ne crée pas un monde mondial. C’est un monde dont on sait qu’il est unifié mais qui ne fonctionne pas comme unifié. Ce sont deux choses complètement différentes.
La vrai première mondialisation, qui a été perçue et identifiée comme telle par les acteurs, c’est celle qui survient dans cette période 1880-1914 et qui est a tant d’égards la période matricielle du monde où nous sommes. D’ailleurs, si nous n’étions pas tant dominés par le discours des économistes, nous ferions une histoire culturelle de la mondialisation qui mettrait en lumière combien même les expressions, le langage, la formule « le monde est mondial » datent de la fin du XIXe siècle. Tout cela a été oublié et ressurgit aujourd’hui sans qu’on s’aperçoive le moins du monde que ce qu’on prend pour une nouveauté a été vécu précédemment.
Cette première mondialisation a une caractéristique qui la différentie totalement de la seconde où nous sommes. C’est une mondialisation, pour enfermer les choses dans un mot, impérialiste. La mondialisation à l’époque c’est la domination coloniale des puissances européennes sur potentiellement la totalité du globe. C’est l’âge des empires mondiaux. Le livre qui idéologiquement porte à l’hyperbole l’imaginaire de cette mondialisation c’est le livre de Lénine sur l’impérialisme ( L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916) qui prend au sérieux ce qu’il appelle le « partage et le repartage du monde » puisque les conflits entre les puissances impérialistes sont pour se rediviser les possessions acquises.
La deuxième mondialisation où nous sommes s’effectue sous un signe complètement différent et je crois que c’est par différence, par de contraste que nous pouvons le mieux en comprendre les caractéristiques. C’est une mondialisation décentrée qui exclu par principe une domination universelle quelle qu’elle soit. C’est précisément tout le problème auquel est confronté aujourd’hui la politique américaine. Même sous le signe de la démocratie[1], il est exclu d’exercer une puissance universelle. Notre mondialisation actuelle, culturellement parlant, s’effectue sous le signe d’un englobement dans un universel. Tout le monde est dans la mondialisation, personne ne domine la mondialisation. A cet égard, c’est probablement à ce niveau culturel profond qu’une rupture décisive s’est joué qui donne de vrais chances à l’univers démocratique pour le siècle qui vient.
Le choc en retour de cette situation c’est l’impossibilité d’imposer une règle universelle. C’est le relativisme généralisé. Nous sommes tous dans le même bateau mais à égalité de principe, pas de fait naturellement. Cela signifie à beaucoup d’égards qu’on a l’impression qu’il n’y a plus d’universel possible sinon tout au plus au niveau des codes. Opérationnellement, on a les moyens de communiquer mais pour le reste c’est le relativisme intégral. On a l’impression que le relativisme est la philosophie obligatoire de la mondialisation actuelle comme l’impérialisme a pu l’être de la mondialisation d’avant 1914. Cette impression est-elle justifiée ? C’est toute notre question.
Je crois que non. Je crois qu’il y a beaucoup de faux universels qui se sont dégonflés dans la mondialisation. Précisément, ce pseudo-universalisme des puissances coloniales dominantes qui ne doutaient pas qu’elles amenaient la civilisation aux peuplades arriérées. Cet universalisme là va très mal. De même, le grand universalisme qui a été mis à mal par la mondialisation, elle le supporte diversement mais dans l’ensemble assez mal, c’est l’universalisme des religions dîtes universelles, c’est-à-dire les religions prosélytes qui pensent qu’elles ont vocation à englober la totalité des êtres sur la planète.
Un dégonflement des faux universels paraît donc alimenter le relativisme. Mais il faut aller voir plus loin. La mondialisation est mise en œuvre d’un universel. Elle n’est possible que par lui. C’est un universel très particulier qui a créé la mondialité. Sans le noyau scientifico-technique qui porte le monde industriel il n’y aurait pas de mondialisation. Je ne fais là qu’énoncer une grosse banalité mais dont il faut mesurer toutes les conséquences car nous pouvons bien dire que ce noyau, lui, relève de l’universel. Il y a une manière de penser l’explication physique des phénomènes naturelles et une seule. Il n’y a pas de physique bouddhiste. Il se peut que la physique quantique communique quelque part avec la spiritualité bouddhiste. Il y a des gens pour le plaider, pourquoi pas. Mais ce n’est pas le bouddhisme qui a inspiré la physique quantique, ça c’est certain. C’est ce qui permet de comprendre la différence des deux mondialisations. La première est imposée par la force sous les auspices de la nécessité d’ouvrir des marchés, d’avoir accès aux matières premières, … la deuxième fait l’objet d’une appropriation. Une appropriation complexe et c’est l’un des nœuds des problèmes de la mondialisation puisqu’on pourrait dire que c’est une appropriation forcée. A beaucoup d’égards, la mondialisation est, comme on le dit dans la mafia, « une proposition qu’on ne peut pas refuser ». Je ne connais aucune société qui l’ai fait. Toutes sont devant ce choix. Après tout, on pourrait dire : « on ferme les frontières, on ne veux pas de cela. Pas d’aéroport chez nous, pas de touristes, pas de dollar, pas d’ordinateur ». Aucune société n’a fait ce choix. Elles pourraient le faire. Même la Corée du Nord veux la bombe atomique. Il y a toujours un bout de la modernité qu’on veut. Il y en a une partie qu’on rejette- les affreuses élections, l’économie de marché dans le cas de la Corée du nord - mais, par ailleurs, il y a un excellent côté dans la modernité : c’est les tentes, les avions, les bombes atomiques et ce qui va avec. Cela relève du noyau universel qui porte la dynamique de base de la mondialisation. Toute la question étant de savoir jusqu’à quel point s’étend cet universel là et jusqu’à quel point il est possible de le contourner.
Une appropriation forcée mais une appropriation venant de soi. C’est ce qu’il y a de juste chez les auteurs qui parlent de la mondialisation comme d’une occidentalisation du monde parce qu’en effet cet universel scientifico-technique vient de l’Occident et de l’ensemble des modes de pensée qui vont autour. Pour autant, cet universel là, qui est le nerf de la guerre dans l’avancée du processus de mondialisation, n’est pas destiné à supplanter le mondial, à l’éliminer au profit d’une unité de la planète. Au contraire.
Deux brèves observations à ce propos. D’une part, il laisse toujours ouverte la question du « comment faire ». Cet universel scientifico-technique et le mode de pensée qui va avec laisse ouverte la question du style, de l’esthétique, des modes. Il y a des styles de science, il y a des styles de technique, il y a des esthétiques industrielles qui peuvent être extrêmement différentes. Il y a toujours mille façon de faire la même chose. C’est là où le jeu sur les codes peut aller extrêmement loin dans la variation et l’impénétrabilité.
Il y a deux manière de courir le monde mondialisé. La manière primaire c’est la possibilité d’être partout chez soi à peu de frais parce qu’en effet on trouvera à peu prêt le même genre de moyens de transport, d’hôtels, de moyens de paiement avec quelques incidents locaux : des indigènes un peu arriérés qui n’ont pas encore le dernier module adéquate pour lire votre carte de crédit ou que sais-je, mais on s’arrange. Vous pouvez parfaitement faire le tour de la planète de cette façon. Beaucoup le font. On pourrait d’ailleurs raconter moulte anecdotes intéressantes à ce sujet. Mais « courir le monde » aujourd’hui, comme on le disait d’une expression d’autrefois qui n’a plus d’usage aujourd’hui, c’est exactement l’inverse comme stimulation. C’est s’apercevoir qu’à partir de ces moyens uniformes qui s’imposent partout, personne n’en comprend l’usage de la même façon et que l’apprentissage de ces innombrables modes d’utilisation des mêmes codes techniques, des mêmes démarches commerciales, industrielles, débouche sur une diversité qu’on a absolument jamais fini d’inventorier. Le monde mondial n’a jamais été aussi compliqué. Au demeurant, les entreprises le savent beaucoup plus qu’on ne le croit, en tout cas celles qui ont affaire à des publics et pas celles d’infrastructures (biens d’équipement) qui sont en amont. Quand on a affaire à des publics il faut connaître leur diversité et s’y adapter dans la mesure où on le peut. C’est un défi terrible même pour le marketing le plus rustique. Il faut être en écho à cette diversité qui non seulement à mon sens ne décroît pas mais augmente.
Elle augmente pour une deuxième raison. Cette situation d’appropriation vis-à-vis de la mondialisation touche en fait la totalité du monde. A l’intérieur même de nos sociétés, les modes de raisonnement associés à ce noyau scientifico-technique prennent une extension qui oblige à une acculturation généralisée à des techniques qui restaient très ésotériques pour la plus grande partie de la société. La plongée est générale à l’intérieur de cet englobement scientifico-technique.
Cette appropriation ne peut se faire que par une espèce de mécanisme humain, qu’on pourrait élucider, qui suppose la réaffirmation de son être particulier, de ce qu’on appelle son identité. On ne peut incorporer, s’adapter à une technique qui vous déstabilise profondément ou à un mode de pensée qui vous est très inhabituel, sans mobiliser la totalité des ressources de ce qu’on est pour le redéfinir et d’une certaine manière le réaffirmer. Paradoxalement, plus on ingère de nouveauté plus on est obligé, humainement parlant, d’être singulier. C’est là où non seulement la diffusion de l’universel n’est pas destiné à effacer les singularités mais les multiplie. A cet égard le monde restera mondial. On peut augurer, sans grand risque de se tromper et sur la base de ce que nous pouvons voir déjà, que le monde restera plus bigarré que jamais sur la base d’un langage commun et d’une espace d’englobement qui relativise en effet les identités et qui suscite de ce fait à l’intérieur de toutes les sociétés et spécialement celles pensaient avoir un rapport privilégié à l’universel (la nôtre et la société américaine dans son genre).
Relativisation autour d’un universel , je crois que c’est là ni le cauchemar du monde homogène ni le paradis de la raison universelle réalisée mais une articulation parfaitement inédite de l’universel et de ce qu’on est obligé d’appeler mondial puisqu’il a une taille unifiée mais mondial veut dire infinie diversité de fait.
[1] Ce n’était pas le programme des puissances impérialistes de 1900 et c’est ce qui fait une grande différence avec l’ « impérialisme » américain, si on peut employer cette expression, et ceux qui précèdent. Ne l’oublions pas.