La crise actuelle du christianisme tient selon Marcel Gauchet à trois éléments: 1) le refus des contemporains de se faire dicter leur conduite par des autorités spirituelles; 2) l’absence en christianisme de règles de vie pour mieux vivre, en remplacement de l’éthique culpabilisante qui a eu cours jusqu’à aujourd’hui. La vie en ce monde, les relations humaines importent plus de nos jours que la conscience du bien et du mal. Sous cet aspect, le christianisme est vulnérable aux spiritualités orientales; 3) le discours théologique ne sait plus comment parler de Dieu. La Bible n’a pas de réponse immédiate aux questions actuelles; c’est un message qui risque de conduire au subjectivisme de la croyance s’il n’est pas réactualisé. L’absence de cette actualisation explique le courant charismatique qui évite de penser alors qu’il importe avant tout de réfléchir de façon rigoureuse sur la foi.
Yves de Gentil-Baichis : Vous êtes connu du grand public par votre formule célèbre qui présente le christianisme comme « la religion de la sortie de la religion ». Est-ce parce que le Dieu de la Bible a invité l’homme à s’interroger sur ses fautes et à dialoguer avec lui ? Et quelle est exactement, selon vous, le rôle joué par Jésus dans cette sortie de la religion ?
M.G. : Je ne crois pas que cette évolution se situe sur le plan moral et individuel. La religion de la sortie de la religion, c’est la religion qui, tout en restant ce qu’elle est, permet d’imaginer un domaine humain distinct de l’organisation proprement religieuse. Et c’est effectivement ce que rend possible le christianisme. Mais ce n’est pas le monothéisme en tant que tel qui permet d’opérer cette dissociation. On a l’exemple de monothéismes qui n’aboutissent pas au même résultat. Le judaïsme et l’islam ne poussent pas vers cette séparation.
Ce qui est déterminant dans le cas chrétien, c’est ce qu’il comporte de plus fragile, c’est-à-dire le Christ lui-même. L’idée d’incarnation ne brille pas par sa rationalité. L’idée du Dieu unique paraît incompatible avec l’idée d’un Dieu délégué qui sert d’intermédiaire. Il peut avoir besoin d’un messager, comme Moïse dans le domaine juif ou Mahomet dans le cas de l’islam, mais avec le Christ, on a affaire à tout autre chose, un envoyé qui est lui-même Dieu. Un Dieu qui prend forme d’homme. Mais cette idée bizarre a un effet majeur. L’incarnation oblige à concevoir une altérité radicale de Dieu. Quel est ce Dieu qui nous parle de l’intérieur de notre monde des hommes et qui, de ce fait, apparaît tout à fait extérieur par rapport à lui ?
Le Christ ne vient pas dire la loi. Il vient juste témoigner de l’intérêt du Père pour le salut des hommes. Il ne nous dit pas immédiatement ce qu’il faut faire, mais qu’il faut songer à l’autre monde. L’incarnation du Christ est porteuse de toute une série de développements potentiels qui vont mettre des siècles et des siècles pour s’exprimer, mais qui permettront, de proche en proche, l’émergence d’un monde humain autonome à partir du monde religieux. Il n’y a rien de choquant pour un chrétien convaincu de penser, tout en restant parfaitement chrétien, que les hommes font leur loi, que les relations qui existent entre eux constituent un domaine et que ce qui relie chaque individu à Dieu en est un autre.
C’est cela « la religion de la sortie de la religion », la formule ne voulant pas dire que la croyance religieuse va disparaître, mais que la religion ne remplit plus son rôle normatif d’origine dans l’organisation de la société des hommes.
Et c’est l’incarnation, caractéristique marquante de la spécificité chrétienne, qui a permis ce processus. Tant qu’on obéit à Dieu par l’intermédiaire de sa loi et de son messager, il n’y a pas de séparation et d’aménagement d’un monde humain distinct qui soient possibles.
Mais que voulez-vous dire exactement quand vous dites que la sortie de la religion ne signifie pas la disparition de toute expérience religieuse ?
M.G. : Il faut observer d’abord que le monde de l’autonomie humaine, en tant que tel, ne dit pas qu’il n’y a pas de Dieu. On peut penser que Dieu existe ou qu’il n’existe pas, mais, contrairement aux apparences, le monde moderne est neutre par rapport aux jugements religieux ou antireligieux. Il laisse le choix. Il oblige simplement à penser la transcendance de Dieu sur un certain mode, Dieu n’étant pas là pour influencer nos affaires de façon directe.
Ensuite, il se reconstitue en dehors des croyances religieuses toute une série d’expériences qui, même sans que les individus les interprètent nécessairement comme religieuses, participent du même esprit que les diverses expériences religieuses dans l’histoire de l’humanité. On ne les qualifie pas de religieuses, mais cela y ressemble. Pour prendre un exemple dans l’actualité, que vont chercher ces jeunes qui passent des heures à écouter en foule une musique dont la vocation est de transporter les individus ailleurs que dans la réalité où ils vivent ? On est typiquement en présence d’une expérience d’altérité qui n’implique pas, dans la plupart des cas, une recherche de communication avec l’invisible, ni de transport dans un au-delà identifié comme tel. Il n’empêche qu’elle est du même type de celle que les croyants trouvent dans la méditation et dans la prière.
Vous dites dans votre livre que le déclin de la religion se paie en difficulté d’être soi, car l’homme privé de religion vit dans l’angoisse. N’avez-vous pas cependant l’impression que la plupart de nos contemporains vivent plutôt bien sans religion ?
M.G. : Je crois qu’il faut distinguer deux choses. Je ne dis pas du tout que la religion est un besoin de l’homme, comme l’affirmait un des arguments classiques de l’apologétique, selon lequel l’homme a besoin de croire en quelque chose pour vivre. Vous avez raison, on vit très bien sans religion. Mais on vit avec des difficultés tout à fait nouvelles.
Le monde actuel crée un univers de problèmes nouveaux entre soi et soi. Cela ne signifie pas que les gens vont revenir à la religion parce qu’ils se sentent mal. Cela veut dire que se produit une expérience de soi-même profondément différente, avec des difficultés liées à la rançon de la liberté. Mais les gens ne sont pas pour autant prêts à renoncer à cette liberté.
Comment voyez-vous l’avenir du christianisme ? A votre avis, laissera-t-il seulement de beaux souvenirs artistiques et culturels ou bien peut-il encore aider les gens à vivre ?
M.G. : Je ne suis pas prophète et je n’annonce ni la fin, ni le crépuscule, ni la renaissance du christianisme. Nous avons assez d’expériences qui commandent de s’en tenir à l’analyse de ce qui existe. Il est vrai que si on extrapole à partir des tendances actuelles, le christianisme est en très mauvaise posture en Europe.
Et donc l’avenir vous paraît sombre.
M.G. : Ni clair ni sombre. Ce n’est pas mon problème. Je suis un observateur neutre. J’essaye de discerner les tendances. Trois questions me semblent conditionner l’avenir. Il y a d’abord un problème d’attitude globale en ce qui concerne les rapports entre religion et vie civile. Les christianismes restent ce qu’ils ont été, c’est-à-dire des religions habituées à une vocation hégémonique : très directifs, ils prétendent dire aux gens ce qu’il faut penser et comment il faut se comporter. Or je crois que dans le monde où l’on est, l’autorité du magistère n’est pas la bonne manière de s’adresser à ses propres fidèles. Souvent ces dernières n’ont que faire de ce que peut raconter l’autorité et, même s’ils se trouvent au cœur de l’institution, ils n’obéissent pas pour autant.
Il y a donc là un problème d’adaptation : que peut être le discours religieux dans notre monde qui n’est plus fait pour être gouverné par les autorités spirituelles ?
Voulez-vous dire que nos contemporains refusent a priori tout enseignement des autorités spirituelles ?
M.G. : Non. Mais tout dépend de la manière dont elles s’expriment et dans quels domaines elles interviennent. Il y a une place, aux yeux mêmes de nos contemporains qui ne croient à rien du tout, pour un discours spirituel dans notre monde. Ils sont prêts à l’écouter, mais ils ne veulent pas qu’on leur donne des ordres. De ce point de vue, on a des exemples qui disent assez bien les choses. Prenez le dalaï-lama, dont le succès tient au fait qu’il est totalement exotique. Il est prudent et se garde de se mêler de ce qui ne le regarde pas.
Il y a donc un problème d’adaptation de la norme religieuse. Il ne peut plus y avoir de normativité religieuse telle qu’elle a été pratiquée pendant des siècles, et pourtant la tentation demeure chez des hommes d’Eglises et chez les hiérarques des diverses confessions, même chez les plus ouverts. Ils ne rêvent que de reprendre le dessus et de conduire les âmes. C’est un premier problème.
Le second concerne la « pastorale » pour employer le langage de la tribu. Au fond, le christianisme a une faiblesse particulière : il ne dit pas la loi. C’est une faiblesse par rapport à des religions qui entourent l’existence d’un corps de prescriptions extrêmement fortes. Non seulement il ne propose pas de cadre prescriptif, mais il ne propose même pas de règle de vie pour mieux vivre. Il a un schéma éthique d’interprétation bien connu : examen de conscience, péché, recherche de la perfection en vue du salut. Cela ne s’administre pas de la même façon chez les protestants que chez les catholiques, mais dans tous les cas le schéma n’est plus approprié. Il est centré sur la culpabilité de l’homme mais n’est pas adapté à la vie en ce monde où le problème principal des gens n’est pas de savoir d’abord si on a bien ou mal agi sur un plan éthique.
La question essentielle que se posent nos contemporains est de savoir comment vivre positivement. Et sur le « comment », la réponse chrétienne est très pauvre, d’où la vulnérabilité du christianisme aux spiritualités orientales, mais aussi à des phénomènes diffus du genre new age ou à la culture thérapeutique ambiante. Car, encore une fois, les questions que se posent nos contemporains ne sont pas : ai-je agi moralement, immoralement ? ai-je péché ou n’ai-je pas péché ? mais : comment vivre mieux ? comment avoir des relations harmonieuses avec les autres ? etc. Il y a le salut, certes, pour les croyants, mais aussi la vie en ce monde dans ses aspects qui ne se rapportent pas directement au salut.
Donc, pour vous, le christianisme souffre de ne pas être une sagesse.
M.G. : Sagesse...Le mot est trop faible par rapport à ce que l’individu contemporain essaye de se fabriquer en bricolant avec le bouddhisme, la psychanalyse, le sport et le conseil psychologique pour améliorer les rapports humains. On peut très bien imaginer une sorte de syncrétisme christiano-bouddhiste qui rapprocherait les deux démarches. Mais ce ne sera jamais une religion de masse. A l’échelle de la masse, il y aurait besoin de réformateurs spirituels comme il y en a eu à d’autres moments. On n’en voit pas paraître. Mais il ne faut préjuger de rien. Il pourrait en surgir.
Le troisième problème est un problème de pensée, de théologie. Au fond, il y a une discordance extrême entre le discours théologique et l’expérience vécue du croyant, et même celle du non-croyant, car je crois que les uns et les autres se retrouvent au même niveau quand ils abordent la question du « comment penser Dieu ? » Comment, dans le monde où nous sommes, penser ce Dieu absolument tout autre, qui ne se communique pas à nous par des règles de l’existence en commun, comme les dieux l’ont toujours fait depuis cinq mille ans ?
La Bible peut pourtant y aider...
M.G. : Oui, mais la Bible n’est pas une loi, une autorité, c’est un message. Elle serait une autorité si des gens pouvaient dire en l’ouvrant : je vais y trouver une réponse à toutes mes questions. Or, aujourd’hui, personne, à part les membres de certaines sectes, ne pense pouvoir trouver de réponse immédiate à ses problèmes en ouvrant la Bible.
Il y a une sorte de retard du discours religieux, de l’imagination religieuse, sur ce qui le rendrait plausible dans le monde où nous nous trouvons. La théologie ne sait plus parler de Dieu dans les conditions où Dieu peut se livrer comme une expérience de pensée pour l’homme contemporain. Il faut qu’il soit pensable. On ne peut pas se contenter d’affirmer que son appréhension relève de l’indicible. Le monde où nous sommes pousse à se réfugier dans le subjectivisme de la croyance et de la foi intérieure inexprimable.
Votre sentiment est donc que, s’il continue sur sa lancée actuelle, le christianisme aura des difficultés à se maintenir ?
M.G. : S’il ne se passe rien, on peut dire que dans un siècle, il ne restera en Europe plus grand-chose du christianisme. Mais il peut être totalement transformé par des innovations dont nous n’avons pas aujourd’hui la moindre idée.
Vous parlez des carences de la théologie ; mais ce que Jésus-Christ révèle de Dieu et ce qu’il apporte dans le message évangélique est quand même d’une très grande richesse, me semble-t-il .
M.G. : Qu’il y ait une tradition chrétienne très riche, qui en doute ? Mais je pense que l’actualisation de cette tradition est à faire. La question la plus fondamentale pour les chrétiens est de savoir comment, dans le monde actuel et la culture de notre temps, penser Dieu à travers ce que dit le Christ. Tout cela est à reformuler de façon très profonde. C’est ce que saint Thomas d’Aquin a fait à son époque. Il y a très longtemps qu’il n’y a pas eu de grand penseur chrétien. Certes, on rencontre des gens estimables, mais aucun n’a la stature pour opérer une grande mise en ordre de la foi et, surtout, pour lui donner un langage qui parle à nos contemporains.
Je suis frappé par l’attitude de chrétiens intellectuels que je connais qui préfèrent se réfugier dans l’expérience subjective indicible plutôt que de réfléchir de façon rigoureuse sur leur foi. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le courant charismatique a le vent en poupe, car le « ravissement de l’Esprit » évite de penser. Or c’est avant tout de penser qu’il s’agit.