Le Figaro 03-02-2006
Propos recueillis par Alexis Lacroix
L'historien et philosophe Marcel Gauchet, rédacteur en chef de la revue Le Débat, a publié récemment La Condition politique (Gallimard). Il réagit à la polémique internationale suscitée par les caricatures du prophète Mahomet parues en septembre dernier dans le quotidien danois Jyllands Posten et rééditées le 10 janvier par un périodique norvégien, Magazinet.
LE FIGARO – La publication de dessins satiriques dans la presse scandinave suscite une polémique et des protestations dans le monde arabe. Quelles réflexions vous inspire cette situation ?
Marcel GAUCHET. – Je m'interroge sur l'origine véritable d'une telle émotion au sujet de caricatures plutôt innocentes. Des pays arabes s'indignent, mais leurs anathèmes reflètent-ils vraiment le sentiment de leurs populations ? Quant à l'Europe, que représentent au juste les protestataires qui s'agitent ? On est en droit de nourrir les plus grands doutes sur la portée de ces indignations. Dans cette affaire – que la presse danoise qualifie d'«affaire Mahomet» –, on rêverait vraiment d'un travail d'enquête, capable d'établir qui sont ces insurgés de la vraie foi... La naïveté de la presse, c'est parfois de prendre pour argent comptant un semblant d'unanimité dans l'indignation des consciences musulmanes. N'est-ce pas le premier piège de cette affaire ?
Certes, mais les menaces proférées ne sont pas nées de l'imagination des médias !
Absolument, et il convient sans doute de les recevoir avec le plus grand sérieux. Il convient aussi de s'interroger sur leur signification véritable : un accès de colère si aigu ne trahit-il pas avant tout la profondeur d'un désarroi ? La disproportion entre les dessins et l'indignation est ce qui doit faire réfléchir. Comme Sayyid Qotb ou Hassan el-Banna – les premiers théoriciens de l'islamisme dans les années 20 –, ceux qui lancent des fatwas contre un simple dessin humoristique révèlent d'abord par cette susceptibilité exacerbée un profond sentiment de vulnérabilité. Une religion sûre d'elle-même pourrait-elle donner lieu à une colère si disproportionnée ? Qui, parmi les catholiques, aurait l'idée de mettre en scène un tel esclandre planétaire ? A-t-on vu se déchaîner les ligues de vertu quand telle chaîne de télévision a présenté un sketch suggérant que Benoît XVI, du fait de ses origines allemandes, était un pape nazi ? Il faut dire que les fondamentalistes ne sont pas encouragés à cet auto-examen par l'attitude des Occidentaux. En proie au «sanglot de l'homme blanc», de nombreux Occidentaux n'osent toujours pas porter un regard critique sur certains aspects – ou certaines dérives, notamment islamistes – de l'islam. Le tiers-mondisme expiatoire a la vie dure.
L'« interdit de la représentation » dans l'islam n'explique-t-il pas, en partie, la vigueur de ces protestations ?
Franchement, je ne suis pas sûr qu'alléguer ces raisons anthropologiques soit bien pertinent. Les Occidentaux baignent désormais, comme chacun sait, dans une culture de l'image. Et cela, n'importe quel musulman le sait. Aussi l'interdit de la représentation qu'il se doit de respecter lui-même ne s'applique pas aux non-musulmans. Exerçons-nous donc à la finesse ! Essayons de traverser les apparences ! Ne nous en tenons pas, autrement dit, pour comprendre le cogito fondamentaliste, à l'effroi qu'inspire la rhétorique du djihad. Ces rodomontades dissimulent bien souvent un doute taraudant sur la solidité de l'identité qu'on défend avec cette ardeur guerrière.