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Pourquoi la thèse du déclin rencontre-t-elle un tel écho ?
Marcel Gauchet - Il y a d'abord, derrière l'idée du déclin, des éléments objectifs : toute l'Europe décline depuis 1918, mais la place de la France en Europe se réduit aussi. Ce n'est pourtant pas tant un problème économique qu'une crise de notre leadership politique, dans un pays qui a toujours beaucoup cru en la politique, et, au-delà, le signe d'un décalage de plus en plus perceptible entre les élites et le peuple. Par ailleurs, la France traverse une grave remise en question de ses institutions publiques : l'armée, l'école, la justice et la sécurité au sens large sont si profondément en crise qu'il y a aujourd'hui une impasse proprement française sur l'Etat. Enfin, j'ajouterai un élément plus profond : nous avons désormais l'impression d'être dans un pays condamné par l'Histoire.
L'évolution du monde va donc à l'inverse des idéaux français ?
Oui. Entre 1945 et 1975, la France a vécu un moment heureux, car l'histoire du monde allait dans son sens : la reconstruction, la réorganisation administrative, la naissance des institutions européennes sont des concepts, des objectifs que la France sait manier. Depuis 1973, la France est prise à contre-pied par l'évolution du monde libéral, l'individualisation des choix et des marchés en tout genre. En France, la droite est pour l'autorité de l'Etat, la gauche pour un Etat protecteur, mais ce ne sont que deux aspects de la même pièce qui met l'Etat au centre de la pensée. J'ajouterai que les Français se sont aperçus - et le référendum du 29 mai en a été l'illustration - que, contrairement à ce qu'ils avaient toujours cru, l'Europe, ce n'est pas " la France en un peu plus grand". Tout cela entraîne forcément une crise de confiance en soi.
Est-ce si différent du "déclinisme" des années 1930 en France ?
Il n'y a pas de menace extérieure, et c'est là le changement fondamental. Même la menace islamiste dont on parle n'a rien à voir avec la menace idéologique que représentaient Hitler, Staline ou Franco. Et si Nicolas Baverez insiste sur notre déclin économique, cela n'est pas la crise des années 1930. L'Etat-providence limite considérablement la casse : 10 % de chômeurs en 2006, cela n'a pas les mêmes conséquences individuelles que 10 % de chômeurs en 1930.
Pourquoi parle-t-on de déclin plus que de décadence ?
Si on ne parle pas de décadence, c'est qu'il n'y a pas de vraie nostalgie de valeurs disparues. La France est un vieux pays catholique et conservateur, mais personne ne semble regretter l'ordre familial d'antan. Je suis né dans une province catholique et rurale et, lorsque je vois ce qu'elle est devenue, je me dis que la modernisation de la société est ahurissante. D'ailleurs aucun responsable politique ne se revendique vraiment de ces valeurs d'autrefois. Même Christine Boutin n'est pas une véritable conservatrice.
Ce débat sur le déclin est très loin des débats d'extrême droite basés sur le "tout fout le camp". Dans sa vie privée, chacun a gagné une liberté extraordinaire, et les Français croient pouvoir se construire une vie privée heureuse. Mais ils ne croient plus au bonheur à l'échelle collective... Ils vont devoir trouver les élites qui leur feront prendre le tournant.
Non pas en leur répétant que la France n'est plus rien, mais en sachant trouver le point d'adaptation au monde tel qu'il est.
Le sentiment du déclin appelle-t-il à choisir une politique de rupture ?
Pour choisir une politique de rupture, il faut qu'elle soit portée par une personnalité très légitime qui explique clairement où l'on va. Si l'on compare avec la dépression anglaise des années 1970, il faut noter que Margaret Thatcher n'est pas arrivée au pouvoir en parlant de rupture. Elle disait au contraire qu'elle reviendrait à la tradition libérale de l'Angleterre, dévoyée à ses yeux par les travaillistes. Son projet était clair et dans la tradition. En France, tout le monde a quelque chose à défendre et, pour l'heure, personne ne sait vers quoi irait la rupture. Ce n'est pas pour rien si la défense des acquis reste le thème le plus mobilisateur.
Ce qui est étonnant, c'est que la gauche fasse comme si elle ignorait ce thème du déclin. Une certaine gauche évoque le démantèlement du modèle social, mais elle ne prend pas en compte la crise des élites et des institutions. Aucun dirigeant du PS ne se penche sérieusement sur les inquiétudes des Français. Quant au débat à droite, il est biaisé du fait de la présence de Chirac au pouvoir, Chirac étant lui-même un des éléments très visibles du déclin français.