Le PS reste le seul parti de l'alternance

Le Point, n°1924, 30 juillet 2009

Recomposition. Le PS ne mourra pas, car la nature politique a horreur du vide, estime le philosophe, qui parachève en 2010 une somme sur la démocratie.

Les partis politiques sont-ils mortels et assistons-nous à l'agonie du Parti socialiste ?

Marcel Gauchet : Pas si vite ! Les grands partis ne meurent pas comme ça. La démocratie a besoin d'un parti d'opposition capable d'incarner une alternance par rapport au parti au pouvoir. En France, cette place est tenue depuis un moment par le Parti socialiste. Celui-ci pourrait mourir seulement si un autre parti de gauche prenait le relais. On a vu le Parti radical disparaître au profit du PS et du PC, selon une évolution « sinistriste », comme disaient les politologues, qui s'est renversée lorsque le PS a plumé la volaille communiste. Le PS a beau avoir perdu de sa superbe, ses penchants suicidaires sont contrebalancés par l'absence d'alternative crédible à gauche. Ses dirigeants savent qu'ils n'ont pas grand-chose à craindre.

Même des Verts ? Ceux-ci ne pourraient-ils pas plumer la volaille socialiste ?

Le succès des Verts aux européennes a été celui d'un homme. Cohn-Bendit a su remédier aux failles du groupuscule politique qu'il a mené en campagne, mais de façon très temporaire. On est très content d'avoir les Verts sous la main pour voter contestataire, mais personne n'a envie de voir Cécile Duflot au ministère de l'Intérieur. A la rigueur, Nicolas Hulot ferait l'affaire pour remplacer Kouchner en tant que ministre des bons sentiments, mais les choses s'arrêtent là. Le PS, malgré ses errances, reste le seul parti dans la course comme candidat au gouvernement.

Il faut, dites-vous, un gouvernement et une opposition ; mais faut-il une droite et une gauche ? Ces appartenances sont-elles encore les socles des identités politiques ?

Je ne crois pas du tout à l'effacement du clivage entre droite et gauche. Certes, les brouillages sont importants, les évolutions énormes et la confusion intellectuelle considérable, mais la division demeure vivante. S'il est aujourd'hui difficile de définir la droite et la gauche en termes substantiels, la répulsion mutuelle que se vouent les deux camps idéologiques est intacte. On est de gauche d'abord parce qu'on déteste la droite. Et l'inverse est vrai. Nicolas Sarkozy incarne à merveille cette détestation existentielle de la gauche. Il ne supporte pas les gens qui détestent ceux qui gagnent de l'argent. Mais il est politique jusqu'au bout des ongles. Excellant à détecter les faiblesses de l'adversaire, il a compris que ce qui plombe la gauche, c'est son sectarisme. Il met donc un point d'honneur à ne pas être sectaire, sans difficulté, car il est pragmatique de tempérament. Mais la pulsion est là. Dans l'autre sens, le sentiment de supériorité morale associé à la condamnation de la richesse est bien vivant à gauche, y compris chez des gens riches !

Reste que beaucoup de gens ne savent plus très bien ce que signifient les mots « gauche » et « droite », d'où un sentiment de désorientation très répandu, notamment à gauche.

Toutes les gauches européennes sont confrontées à un impératif de redéfinition doctrinale dans une configuration globalement défavorable aux partis de gauche. Nous vivons un déplacement radical des repères intellectuels. La droite est devenue à la fois le parti du mouvement et celui de la réalité politique. D'une part, elle n'est plus conservatrice dans le sens où elle n'est plus préposée à la défense de l'autel, du trône, du sabre et du goupillon. Elle est revenue de la réforme à tout-va. Et elle est prête à intégrer des éléments de protection sociale dans son logiciel. Résultat, la gauche a perdu le monopole du changement. D'autre part, et c'est une nouveauté fondamentale par rapport à l'époque où la droite était largement catholique en France ou chrétienne ailleurs, elle est devenue le parti matérialiste, le parti de l'économie. Résultat, la gauche, qui revendiquait autrefois son matérialisme face à l'idéalisme mensonger de la droite, a perdu son instrument favori de démystification et se voit accusée à son tour d'idéalisme naïf. Enfin, la mondialisation offre paradoxalement à la droite une rente de situation politique. Car, face aux désordres dont elle s'accompagne, face aux flux migratoires qu'elle engendre, la droite incarne le réalisme et la fermeté, tandis que la gauche s'est laissé enfermer dans le seul registre de la générosité et de l'angélisme.

Précisément, n'est-ce pas en abandonnant la sécurité et la protection à la droite que la gauche a perdu une partie des classes populaires ?

En grande partie, oui. Sur ce terrain, la gauche est victime de son hérédité marxiste et internationaliste. Elle ne sait pas penser l'ordre politique dont les gens ont besoin. Cet aveuglement devant le politique explique son incapacité à faire sérieusement place au thème de la nation et, ce qui est un comble, aux fonctions protectrices de l'Etat dès qu'il ne s'agit pas de Sécurité sociale. Elle prétend accroître le rôle de l'Etat dans l'économie, sans comprendre sa fonction plus fondamentale dans la société. C'est son point aveugle majeur. Elle est en train de le payer cher.

Face au consternant spectacle du PS, la droite peut-elle pavoiser tranquillement jusqu'à 2012 ?

Personne ne peut dire comment les choses vont tourner. Après tout, les 28 % réalisés par l'UMP aux européennes ne sont pas un score très glorieux. Le sarkozysme repose sur une base solide mais étroite.

Le président n'a-t-il pas réussi à « fixer » la fraction des classes populaires passée par le FN dans les années 90 ?

Je crois que les choses sont plus ambiguës. Ce que l'électorat populaire apprécie chez lui, c'est qu'il est un homme politique qui sait ce qu'est le politique et n'a pas peur de l'assumer. Sur ce terrain, Sarkozy a marqué des points, c'est indéniable. Mais il y a un bémol : c'est qu'il était et qu'il reste le seul capable de le faire dans son camp. Il règne dans un désert. Ce n'est pas la droite qui a gagné en 2007, c'est lui, grâce à une équation purement personnelle. Il croit manifestement qu'il suffit à tout, mais il pourrait avoir tort.

Autrement dit, il ne s'agit pas d'un glissement vers la droite de la société française ?

Dans la tête des électeurs, le match se joue sur l'ordre des priorités. La situation économique créée par la crise entraîne une délégitimation de la promesse capitaliste telle qu'elle avait été formulée par Nicolas Sarkozy-« travailler plus pour gagner plus ». Or le néolibéralisme mondialisé ne pose pas seulement un problème de justice sociale, il menace la survie de nos sociétés en tant que sociétés. Les gens n'ont pas peur seulement du chômage pour eux et leurs enfants, ils ont peur de la société que fabrique la dynamique déchaînée des échanges. Une société acceptable est une société où tout le monde peut trouver sa place en étant utilement employé. Un pays composé d'une fraction de gens très riches, de classes moyennes paupérisées et de chômeurs consommateurs vivotant d'allocations ne fait pas une société acceptable.

Mais, dans les faits, la droite n'a ni le monopole du matérialisme ni celui de l'illusion néolibérale.

Il est vrai que la gauche n'a pas de réponse consistante à la mondialisation. Plus profondément, elle n'a aucune image de « la société décente », comme dit Michéa à la suite d'Orwell, à laquelle il conviendrait d'oeuvrer. Encore une fois, son vieil économisme lui cache l'importance du cadre politique. Les Chinois ne travaillent pas comme des fous seulement pour arriver un jour à rouler en Ferrari, mais pour renforcer la puissance chinoise et faire rayonner la nation chinoise. Même chose des Indiens et de bien d'autres. Mais nous, pauvres Européens, nous sommes englués dans le marécage bruxellois.

Dès lors que le souverainisme politique a sombré corps et biens ou à peu près, la « question nationale » n'est-elle pas à l'abandon ?

Si le souverainisme a disparu, c'est qu'il reposait sur une vision passéiste et caricaturale de la nation et, d'ailleurs, de l'idée de souveraineté elle-même. Il faut redonner à celle-ci une signification consonante avec le monde et l'époque dans lesquels nous vivons. La salutaire pacification du continent a enfermé les Européens dans l'euro-nombrilisme. Or, aujourd'hui, le système de référence est mondial, et le mondial est fait de nations. De grandes nations, ce qui légitime en un sens la démarche européenne, mais des nations qui se comportent comme des nations, même si c'est dans le cadre d'une compétition pacifique. C'est ce que nous avons désappris à faire à tous les niveaux. Cette évolution nous demande de revoir radicalement nos batteries.

Au sommet de la pile de livres sur votre bureau se trouvent « L'insurrection qui vient », attribuée à Julien Coupat, et « L'hypothèse communiste », d'Alain Badiou. Vous préparez-vous pour la révolution ? Que pensez-vous du succès des « intellectuels radicaux » ?

Je vais faire de la peine à Badiou, mais je suis bien obligé de constater que son succès prouve la persistance de l'identité française. Il montre que ce pays continue à vivre sur les acquis de son histoire. Qu'est-ce que Badiou ? Le communisme sans Lénine et Marx. Son propos réactive la promesse de l'égalité radicale qui a constitué la pointe extrême de la Révolution française et qui est restée depuis lors dans les gènes politiques du pays. Le cas de la bande à Coupat est encore plus amusant. Le mélange d'ultraradicalité subversive et de mépris aristocratique cultivé par le « comité invisible » relève d'un dandysme très français. Où, ailleurs qu'ici, réclame-t-on l'émancipation du genre humain tout en lui crachant dessus ? C'est l'un de ses charmes, la France est ce pays où les reliques d'un Guy Debord, grand maître du genre, peuvent être consacrées « trésor national ». J'en tire un conseil à la jeunesse : pour réussir, soyez toujours plus radical que le voisin, c'est un créneau d'avenir.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy

Nous sommes sous le coup d'une anesthésie

La Tribune, 27 juillet 2009

Dans sa série d'été "Visions de l'après-crise", le journal économique La Tribune a interrogé Marcel Gauchet. Il estime que nous ne sommes qu'à l'entrée d'un grand tunnel de remise en cause.

Rien ne sera plus comme avant » a dit Nicolas Sarkozy. Quels seront pour vous les principaux changements ?

Le retour à l'identique me paraît en effet tout à fait improbable, même si la plupart des acteurs attendent avec impatience le retour au "business as usual", de peur sans doute qu'il ne faille réfléchir ! Pour se projeter dans l'avenir, il faudrait d'abord pouvoir comprendre ce qui se passe. Or, ce qui est étonnant dans la situation que nous vivons, c'est à quel point l'intelligence est désarmée. Nous avons beaucoup plus de moyens d'action qu'en 1929, mais encore moins de moyens intellectuels.

S'il fallait néanmoins tenter de déceler sa genèse, que diriez-vous ?

Il me semble que la crise se déroule sur fond de bouleversements considérables, qui constituent ses sous-jacents. D'abord, dans l'histoire, toutes les grandes crises ont été des crises d'ajustement. Et il est clair que le système économique international a vécu des modifications considérables des rapports de force. Nous sommes passés d'un monde dominé par les Etats-Unis à un univers polycentrique, où de nouvelles puissances financières ont émergé à la faveur de trente ans d'accumulation de réserves liées au renchérissement du prix de l'énergie et des matières premières. Ne parlons pas des nouvelles puissances industrielles asiatiques. Même l'Amérique latine s'est soustraite à la domination nord américaine. Tout ceci pose la question du rôle du dollar, et de la nouvelle distribution du travail, des revenus et des projets économiques à l'échelle de la planète. Mais ce n'est pas tout. Nous avons aussi connu une mutation du système technique. L'informatisation de nos vies comme de nos sociétés a produit des effets considérables que nous avons sous-estimés. Comme naguère l'industrialisation ou l'apparition de l'électricité, elle a modifié en profondeur les rapports sociaux. Car l'informatisation a amplifié bien plus que le travail humain: elle a démultiplié la pensée elle-même, et ainsi décuplé le potentiel de l'économie de l'innovation. Désormais, les machines font le travail du cerveau, touchant en haut à la commande sociale, et en bas aux critères de l'employabilité. Nous ne maîtrisons pas les conséquences de ce processus. Enfin, la crise marque la fin de la révolution néo-libérale inaugurée voici trente ans par l'avènement du Thatchérisme. Or cette révolution était aussi une révolution philosophique, selon laquelle l'individu seul existait, le bien commun résultant de l'arbitrage par le marché des intérêts particuliers. Il est manifeste aujourd'hui que cette vision du monde a trouvé ses limites.

Nous allons donc passer à autre chose...

Oui, mais à quoi ? Car cette philosophie était tellement partagée que nous avons cessé de réfléchir à la marche de notre monde. Et devant la force du consensus, les porteurs d'un modèle alternatif n'avaient qu'à se taire ! Il est frappant de voir que les appels à une nouvelle régulation ne sont que des formules verbales sans consistance, ni cohérence. Nous ne sommes qu'à l'entrée d'un long tunnel de remise en cause de notre système, et non dans une crise cyclique classique. C'est bien une crise morale, intellectuelle, et politique qui va se dérouler sur des années. En d'autres termes, "le monde d'après", on ne le voit encore que de loin.

N'est-ce pas alors aux philosophes à faire émerger de nouveaux modèles ?

Les choses ne se passent pas de cette façon. L'invention de nouvelles façons de penser est un processus collectif beaucoup plus complexe. Les philosophes viennent après, éventuellement pour amplifier le mouvement. Ce n'est pas Marx qui a inventé le socialisme, même s'il a beaucoup fait pour lui. "La chouette de Minerve ne s'envole qu'à la nuit tombée", comme disait Hegel, qui savait de quoi il parlait.

Cette crise va-t-elle rebattre les cartes des valeurs dominantes ? Voir le retour de la communauté contre l'individualisme, de la logique de l'Etat contre les intérêts particuliers, du développement durable contre la croissance forte, du politique contre le tout économique ?

Espérons le ! Mais il ne faut pas se leurrer : un semblable retour des valeurs ne peut procéder que d'un réveil collectif qui n'a lieu que si les gens le veulent. Or pour l'instant, nous sommes sous le coup d'une anesthésie collective sans précédent historique ! Il faut dire que le niveau de protection sociale très élevé dont nous bénéficions collectivement crée une situation de confort peu propice aux remises en question. Contrairement aux années 30, où la mobilisation insurrectionnelle menaçait chaque jour, nous ne sommes pas dans une situation d'urgence.

Voyez vous de nouveaux risques émerger, par exemple celui du retour du protectionnisme contre le développement des échanges, ou des intégrismes contre l'équivalence des idéologies ?

Je ne suis pas prophète, mais il est probable que la sortie de crise se traduira par un redoublement de la compétition entre des pays qui auront renforcé leur cohérence dans l'épreuve. Si l'Amérique a perdu sa position hégémonique absolue ces dernières années, il ne faut pas sous-estimer sa capacité à rebondir en se mobilisant sur un grand projet national. Historiquement, les crises ont toujours été pour l'Amérique un moment propice pour retrouver la foi, et prendre son destin en main par des décisions clé. Les nouveaux venus comme la Chine ne lâcheront pas aisément la corde. L'avantage compétitif déterminant sera, demain, de nature politique: les plus inventifs gagneront parce qu'ils auront su mobiliser les énergies autour d'un projet identificateur. Cela pose un grave problème à l'Europe qui n'a pas l'armature institutionnelle d'une telle politique et qui en a en grande partie amputé la capacité chez ses pays membres. Elle risque de se retrouver dans le peloton de queue. C'est le moment où jamais de régénerer le modèle. Si les pays européens ne partent pas avec un projet coopératif pour le monde du type de celui qu'ils ont su bâtir entre eux, et s'ils ne savent pas le vendre cette crise sera un cataclysme pour eux.

Qu'est ce qui peut faire basculer " le monde d'après" d'un côté ou de l'autre ?

Les destins se forgent toujours en fonction de deux pôles : d'un côté, l'héritage, ce que l'on est par l'histoire et qui détermine notre identité. De l'autre, la capacité de se donner un but plausible, susceptible de créer une mobilisation collective. C'est bien ce que tente de faire Barack Obama en Amérique.

Alors que les responsables de la crise sont tous issus des meilleures écoles, comment évoluera le rapport aux élites ?

Le rejet des élites et de la connaissance est un risque réel. Il pousse dans le mauvais sens : puisque leurs belles théories nous ont mené dans le mur, à quoi bon réfléchir ! Or c'est précisément de meilleures théories et d'idées plus justes que nous avons urgemment besoin. Mais, nécessité faisant loi, je penche pour un raisonnable optimisme: l'histoire montre que l'espèce humaine ne se résigne jamais tout à fait à subir son sort sans le comprendre. Elle s'adapte sans cesse et réinvente le monde.

Propos recueillis par Valérie Segond

Arrêtons de demander à l’école tout et son contraire

Famille & éducation, n°476, mars-avril 2009

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Aujourd’hui, qu’est-ce qui change dans les conditions d’éducation au sein des familles ? Quelles sont les principales difficultés qu'elles rencontrent ?

Marcel Gauchet : Remontons à la racine. Pourquoi cette instabilité au sein des couples ? Tout simplement à cause des transformations de la famille, des attentes des individus à son égard, qui font d'elle essentiellement une institution privée et affective, donc sujette à des tensions privées et affectives ! Auparavant, les difficultés privées n'étaient pas sur le devant de la scène et le rapport à l'enfant était différent. L’ancienne famille institutionnelle considérait que sa priorité était de préparer les enfants à la vie en société. La famille d'aujourd'hui, vise avant tout le bonheur de ses membres. Cela signifie, tous les éducateurs le disent et beaucoup d'enquêtes le démontrent, qu'énormément de parents, souvent inconsciemment, exigent de l'école qu'elle prenne en charge ces apprentissages de la vie en société qui constituaient auparavant leur rôle.

Ce souci de bonheur ne nuit-il pas à l’exercice de l’autorité et au rapport de l’enfant à l'école et à la société ?

Bien entendu. Les familles ont un rapport très ambigu avec l'institution éducative. Il existe à la fois une demande énorme à son égard et, en même temps, on lui adresse des reproches. Comme s'il y avait un contentieux larvé et permanent avec cette institution éducative à laquelle on demande de faire autre chose que ce qu’on fait soi-même et à laquelle on reproche sans arrêt de ne pas faire ce que l'on fait. Or, l'école est une institution dont la règle fondamentale est d'appliquer les mêmes principes à tous les enfants. Les parents, eux, reprochent à l'école de ne pas prendre en compte la singularité et l'individualité des enfants, durant toute la scolarité et jusqu'à l'université. Sous cette pression, l'institution scolaire a beaucoup changé et pas forcément dans le bon sens. Ainsi, dès le primaire, certaines écoles adoptent un style familial qui nuit grandement à la performance scolaire. C'est comme à la maison ! C'est très sympa, les enfants sont contents d'être là, il n'y a pas trop d'autorité, mais finalement ils n'apprennent pas grand-chose. Ils peuvent par ailleurs être très éveillés, très curieux, mais à l'entrée au collège c'est la catastrophe ! Car certains enfants arrivent en sixième sans avoir jamais fait un problème ou une rédaction. Ils ne savent donc ni rédiger ni calculer !

Les nouvelles technologies, en particulier Internet, royaume de la connaissance immédiate et jetable, mettent-ils en péril l'enseignement des savoirs inscrits dans la durée et l'effort ?

L’acquisition des savoirs est étroitement liée à la formation d'un individu. Il s'agit d'intégrer un certain nombre de compétences qu'il pourra ensuite mobiliser toute sa vie, à tout moment. Nous assistons à un déclin social de la mémoire et l'effort de mémorisation s'amoindrit parce que nous comptons sur un tas de prothèses technologiques. Pour des enfants et des adolescents, l'attraction est démultipliée ! Il existe actuellement une véritable concurrence entre deux univers. La formation d'une part, avec l'apprentissage de bases permettant d'agir par soi-même sans le secours d'aucune aide, et, d'autre part, ces technologies envahissantes et infiniment séduisantes. Peut-être en revient-on déjà un peu... Imaginons, par exemple, quelqu'un qui ne possède qu'Internet pour construire son savoir et comprendre le monde qui l'environne. Je crois qu'il aurait beaucoup de difficultés et arriverait, vers ses 30 ans, au niveau d'un enfant de 12 ans. Face à cette mutation du savoir que peut faire l'école ? Toute seule, elle ne peut rien faire, elle ne peut agir qu'avec le soutien d'une société consciente de ces problèmes, qui en débat, et qui fait des choix.

Mais certains élèves s’ennuient à l’école, face à la séduction d’Internet, qu’est-ce que cela va donner ?

Cela va donner une illusion sur la nature du savoir ! Le savoir comporte deux faces, le contenu et la méthode. L’institution éducative aujourd'hui est le lieu d'apprentissage de la méthode. Au primaire, l'enfant acquiert les automatismes de la lecture et du calcul. C'est parfois ennuyeux, mais il faut le faire ! Dans le secondaire, il affronte l'acquisition de l'abstraction. Là aussi, il s'agit de fournir un effort mental, alors qu'un ordinateur est un outil diabolique dans lequel l'abstraction est dissimulée. Pourtant, il n'y a pas de machine plus abstraite qu'un ordinateur, suite de constructions logiques extrêmement compliquées, qui permettent d'aller d'une question concrète à un résultat concret, tout en évitant totalement de passer par la case méthode. Avant l'ordinateur, à une question posée vous vous demandiez dans quel type de sources documentaires vous alliez trouver la réponse. Ensuite, vous dépouilliez les différents documents dont vous disposiez pour construire cette réponse. Avec Google, vous entrez quatre mots et vous avez la réponse, mais sans avoir appris comment répondre à la question ! Nous ne sommes plus que des consommateurs.

Mais l’économie ne dicte-t-elle pas ses propres lois ?

Le principe de réalité va prendre le pas. Je crois que l'économie pose déjà la question - et ce sera peut-être notre salut - du niveau éducatif qui ne suit pas ! Les entreprises rencontrent actuellement de sérieux problèmes concernant les compétences des personnes qui vont remplacer les baby-boomers. Le problème d'autorité se pose aussi pour ces entreprises qui s'aperçoivent, lorsqu'elles ont besoin de main d'œuvre, qu'il est très compliqué d'apprendre à travailler en équipe, de donner des ordres, de faire respecter les horaires, ou simplement de faire en sorte que les gens respectent ceux avec lesquels ils travaillent, ainsi que leurs clients ! Elles se retournent alors vers l'Éducation nationale en disant "mais qu'est-ce qu'on leur apprend à l'école ?!". À cette école, nous lui demandons trop ou pas assez. C'est à la société de lui dire à quoi elle sert et au nom de quoi elle doit fonctionner. Tant qu'on lui demandera de trouver seule les bonnes solutions, elle sera incapable de se réformer.

Vous dites enfin que la tradition est devenue suspecte, alors que "dans le passé il y a un réservoir de présent où se ressourcer". Pouvez-vous expliquer ?

Tout ce que nous vivons, c'est la ruine des évidences : celle que la famille et l'école étaient faites pour s'entendre puisque toutes les deux voulaient éduquer. Celle d'une continuité avec le passé. Il allait de soi, il n'y a pas si longtemps, que nous étions faits de ce dont nos ancêtres étaient faits. Un système qui durait depuis la Renaissance, hérité des traditions gréco-latines, et qui s'est écroulé au début des années 1970. Nous vivons maintenant dans un monde dont nous pensons que nous l'avons entièrement fabriqué. Le passé n'a plus aucune évidence. Je pense que nous sommes en fait dans un cycle de décomposition et de reconstruction. Nos sociétés sont plongées dans des contradictions faites de la curiosité la plus vive et l'absence de cette même curiosité ! Auparavant le passé nous venait naturellement, aujourd'hui nous devons faire l'effort de le transmettre à nos enfants.

Propos recueillis par Sylvie Bocquet et Brigitte Canuel

Les métiers du livre dans la crise des médiations

Les Cahiers de la librairie, n°7, janvier 2009

J’adopterai un angle de vue inhabituel pour parler des problèmes auxquels les métiers du livre sont confrontés : je les replacerai dans un éclairage général. Chaque corporation a coutume de plaider la spécificité de sa cause, le caractère original de ses difficultés. J'adopterai la démarche inverse. En la circonstance, il me semble que départiculariser le sujet le rend mieux intelligible. À côté des questions propres qui se posent à la chaîne du livre, et que je ne songe pas à méconnaître, quelques-unes des questions les plus pressantes qui la travaillent sont en fait des questions communes. Elles sont à l'œuvre dans tous les domaines de la vie sociale, sous des formes chaque fois singulières, sans doute, mais dont la diversité ne doit pas empêcher de reconnaître l’unité de source. Elles se ramènent à une même crise des médiations. Crise générale, qui concerne I'ensemble des structures, des institutions, des organisations qui remplissent une fonction d'intermédiaire entre la demande individuelle et I'offre collective au sein de I'espace public.

Politique, journalisme, enseignement

L’exemple du champ politique est particulièrement illustratif. Il n'est pas utile de s’étendre longuement aujourd'hui sur la désaffection qui frappe les partis et les syndicats, désaffection dont on sait qu'elle est plus prononcée en France que partout ailleurs en Europe. Mais c'est loin de n'être qu'un problème de nombre d’adhérents. C’est beaucoup plus profondément un problème de confiance dans la capacité de ces organisations à représenter les intérêts et les convictions des citoyens, à mettre en forme les composantes de la collectivité pour rendre plus efficace la négociation sociale ou pour rendre plus lisibles les choix politiques.

Il faut dire un mot à ce propos de la fortune des associations, souvent présentées comme une alternative ou un remède aux difficultés des organisations trop grandes, trop générales, trop éloignées de leurs adhérents. Cette floraison de groupements volontaires plus circonscrits et supposément plus conviviaux est en fait le symptôme même de cette crise de la représentation et de la médiation. À chaque cause, à chaque problème son association spécifique. Soit. Mais comment met-on ensemble toutes ces causes ? Comment hiérarchise-t-on ces problèmes ? C'est justement cette fonction-là, fonction que remplissaient tant bien que mal les syndicats et les partis, qui est en crise. Elle est récusée, chaque particularité se voulant irréductible et innégociable au regard des priorités collectives. Le ferment de I'association, c'est le refus de la médiation. Poussée jusqu'au bout, la logique du mouvement donne pour maxime : à chaque individu son association, laquelle cesse de ce fait même d'en être une.

Mais, en relation avec la politique, il est tout aussi patent que la crise de confiance concerne les médias d'information. Là encore, il n'est pas nécessaire de s'étendre sur cette crise de crédibilité qui touche la fonction de journaliste. Elle est bien connue. Elle affecte principalement la presse écrite, dans une moindre mesure la radio ou la télévision. Le point est digne de remarque : c'est le plus contrôlable, de par la nature du support, qui suscite le plus la défiance. J'ajoute également, parce que cela regarde directement notre sujet, que cette crise est en train de trouver un débouché opératoire grâce à I'Internet avec la multiplication des blogs et la substitution virtuelle des citoyens aux journalistes. La maxime ici est : tous journalistes. Aux témoins directs de livrer leurs informations exclusives et à chacun d'exposer son analyse ou ses commentaires.

Dans un autre domaine où le diagnostic est beaucoup moins évident, c'est également, en fait, comme une crise de la médiation qu'il faut analyser pour une grande part l'ébranlement de nos systèmes d'éducation. Ce qui est mis en question en profondeur; c'est la légitimité des institutions d'enseignement à définir ce qui doit être appris par les élèves. Ce que résume I'objection quotidiennement entendue par les enseignants: « À quoi ça sert ? » Nos institutions éducatives sont en butte à un doute permanent sur l'utilité des savoirs proposés dont le sous-entendu est qu'elles en sont très mauvais juges. Ce scepticisme vise, aussi bien, leur capacité à proposer des méthodes et des parcours valables pour tous, par rapport à la spécificité irréductible des intérêts et des cheminements individuels. Seuls ces derniers, ne cesse-t-on de nous expliquer, peuvent fonder une démarche de « construction des savoirs » véritablement efficace, parce que personnelle. Pareil processus peut tout au plus être aidé; il ne saurait être conçu et dirigé par un tiers.

Pourquoi des médiateurs ?

J'en arrive à notre domaine du livre. À première vue, on pourrait le croire largement épargné par le phénomène. Éditeurs, libraires, critiques, bibliothécaires ne paraissent pas aussi directement contestés dans leur rôle ou dans leur fonction. La seule exception est constituée peut-être par la critique, mais cela parce qu'elle est prise dans la malédiction générale qui pèse sur les médias. Pour le reste, éditeurs, libraires ou bibliothécaires ne se présentent pas spontanément comme des intermédiaires obligatoires, tant le domaine de la lecture est celui de la liberté de choix au milieu d'une offre surabondante. Rien ne les désigne comme des cibles de première ligne. Et pourtant, de manière sourde, de manière insensible, les professions de la chaîne du livre sont peut-être les plus profondément concernées par cette crise de la médiation. Parce que la technique met à I'ordre du jour I'horizon utopique de leur disparition. Grâce à l'Internet, il n'est virtuellement plus besoin d'éditeurs, de critiques, de libraires, de bibliothécaires. La contestation, ici, ne procède pas de I'idéologie; elle résulte de I'offre technologique et c'est tout juste si elle a besoin d'un discours d'accompagnement. Elle s'impose avec la simplicité d'un univers inédit de pratiques.

Dans ce nouvel espace public, tout livre (ou texte) écrit a vocation à être rendu accessible à tous sans intermédiaire, et cela, gratuitement, hors de tout échange marchand et de toute structure commerciale. Ses lecteurs, il les trouvera grâce aux relais construits par I'intelligence collective des critiques naturels que sont les innombrables usagers de la toile, chacun faisant bénéficier les autres de son expertise. Toutes les compétences ne sont-elles pas réunies sur le réseau, de telle sorte que le vieux rêve du « collège invisible » des bons esprits paraît enfin sur le point de se réaliser ? Sans doute subsiste-t-il quelques problèmes de conservation et de patrimoine. Mais il n'y a guère plus à demander aux bibliothécaires que de faire bénéficier la mémorisation du capital textuel accumulé par les siècles d'une maintenance impeccable. Ils auront la noble tâche d'être les gardiens des palais informatiques de la mémoire et les vigiles de leur accessibilité, sans plus avoir à se mêler de la relation du lecteur au livre.

Utopie, disais-je. Et je souligne le mot. Mais utopie dont on voit bien la pression qu'elle exerce d'ores et déjà à tous les échelons de la chaîne du livre. En regard du modèle concurrent proposé par la technique, le vieux modèle accuse son âge et le caractère discutable de ses présupposés. Qui t’a fait éditeur ? Qui te met en position de choisir ce qui dans la production te paraît digne d'être porté à la connaissance du public et valorisé ? Qui t’a fait critique ? Qui t’autorise, toi, plutôt qu'un autre, à formuler un avis qui pèsera dans la carrière d'un livre ? Au nom de quoi es-tu justifié à vendre ceci plutôt que cela, à mettre en avant tels ouvrages et pas tels autres ? Il faut bien se rendre compte que toute librairie apparaît à la fois comme insuffisante dans son offre et trop peu neutre dans ses choix, au regard de la librairie universelle que chaque client a dans I'esprit, de par la technique, quand il franchit aujourd'hui les portes de n'importe quelle boutique du livre. Il en va de même des bibliothèques, qui font inévitablement figure partielle et partiale par rapport à I'accessibilité directe et sans limites devenue l'horizon familier de l'internaute. Si question il y a, la réponse est forcément sur la toile, et les moteurs de recherche seront plus efficaces que n'importe quel pauvre spécialiste en « ressources documentaires », pour parler le regrettable charabia de la profession.

Le cas du livre est doublement intéressant. D'abord parce qu'il met en lumière plus nettement que tout autre ce qui est au principe de la crise générale des médiations; ensuite, parce qu'il fait apparaître non moins fortement les limites de cette crise et l'irréductible nécessité des médiations.

Ce qui est au principe de cette crise, fondamentalement, c'est le processus d'individualisation qui travaille nos sociétés et qui dans l'extension inédite qu'il a prise depuis trois décennies remet aujourd'hui en question l'ensemble des rapports sociaux et des structures collectives. Immense sujet que je ne peux faire plus ici que signaler. Il est suffisamment repéré, désormais, pour que chacun ait au moins la mesure des dimensions du phénomène. Son impact peut se résumer familièrement dans une question dont chaque jour qui passe nous montre l'actualité: et moi dans tout ça ? C'est ce ressort omniprésent qui est à l'œuvre aux différents niveaux que j'ai évoqués. Si la chaîne du livre est dans le principe plus concernée que tout autre secteur, c’est parce que le principe d'individualisation a trouvé dans ce domaine, grâce à la technique, une concrétisation particulièrement puissante, sous les traits de l'internaute. Celui-ci constitue ni plus ni moins la figure la plus avancée de l'individu pur dans notre monde, de l'individu sans appartenance et hors médiation, doté d'un accès universel à toutes les sources d'information et de la capacité opératoire de toucher le monde entier par ses productions intellectuelles, sans intermédiaire.

Internet, en ce sens, c'est le média absolu, la médiation qui abolit toutes les autres médiations, ou plus exactement qui les rend inutiles. En même temps, d'autre part, l'illimitation même des possibilités qui s'ouvrent de la sorte à l'agent cognitif, mis en prise directe sur l'ensemble des productions du passé et la totalité des producteurs vivants, fait apparaître ce qu'il y a d'intenable dans cette disparition des médiations. Le même individu, auquel tout est rendu possible en matière de commerce de l'écriture et de la pensée, est aussitôt débordé par cette offre qui l'écrase et dans le dédale de laquelle il est perdu. Que lire ? Mais aussi : comment se faire lire ? Par où commencer ? Où chercher ? Comment s'y retrouver ? La dissolution virtuelle de toutes les médiations en fait ressurgir I'impérieuse nécessité.

C'est pourquoi, si dans le principe, la chaîne du livre est la plus radicalement secouée, dans les faits, elle est plutôt moins contestée que les autres. Parce qu'elle est le domaine où le besoin de la médiation se fait sentir avec le plus d'évidence. On est bien content de pouvoir compter sur des éditeurs pour vous épargner d'avoir à faire le tri au milieu de tout ce qui s'écrit, dont on oublie trop souvent que c'est leur tâche ingrate, et cela même si on les soupçonne de ne pas toujours faire preuve d'un flair infaillible. On est bien content de recourir à des critiques, même si c'est en pestant contre leur arbitraire, lorsqu'il s'agit de se dépêtrer au milieu d'une offre surabondante. Et on est bien content de pouvoir trouver des libraires et des bibliothécaires pour vous aider à vous orienter face à une multiplication immaîtrisable des propositions et des sources. Plus il y a de choses disponibles, nous allons de moins en moins pouvoir I'ignorer, plus leur usage est difficile. Au-delà de notre modeste domaine, du reste, c'est tout le problème d'avenir de nos systèmes de formation.

La chaîne du livre, dans ce contexte en plein bouleversement, a deux atouts pour elle : la force intrinsèque de l'objet livre dont on ne dira jamais assez la merveille qu'il représente en tant qu'outil cognitif, et la clarté de sa fonction médiatrice à tous les niveaux. À ses acteurs de repenser celle-ci pour la réaffirmer sur la base d'une conscience plus claire des enjeux de leur rôle.

L'autonomie des universités n'est qu'un mot, il faut définir son contenu

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Dans un chat sur le Monde.fr, Marcel Gauchet se dit opposé à une sélection en premier cycle et favorable à un classement des universités sur d'autres critères que ceux de Shanghaï.

Lire l'entretien avec Marcel Gauchet en format pdf

Le spectre qui hante l’Europe, c’est la décadence

Le Temps, 3 juillet 2009

Le philosophe et historien Marcel Gauchet est un des grands intellectuels français de notre époque. Il raconte la conversion de Nicolas Sarkozy au «modèle français» et analyse la «torpeur sans précédent» qui a saisi l’Europe.

Le Temps : Nicolas Sarkozy a été élu, en partie, sur sa dénonciation virulente du «modèle français». Aujourd’hui, il ne parle plus que de le «sauver». Comment comprendre sa volte-face ?

Marcel Gauchet : Elle s’inscrit dans un processus. Au départ, Sarkozy se présente comme le «banaliseur» en chef. Son idée, c’est d’aligner la France sur le modèle libéral standard et sur les préconisations de l’OCDE. C’est ce qu’il appelle la «rupture». Mais la campagne présidentielle lui a ouvert les yeux. Il a découvert le problème sous l’effet de la concurrence de Dominique de Villepin qui se réclamait, lui, de la filiation gaullienne. Il va alors chercher un préposé au modèle français, si j’ose dire. Ce sera son speechwriter, Henri Guaino. Son discours de campagne mêlera la rupture libérale et l’identité nationale, le Mont-Saint-Michel, Jeanne d’Arc, le plateau des Glières, tout un méli-mélo. Son coup de génie a été de saisir instinctivement l’écho de ce discours.

Une fois élu, il a pensé conduire la fameuse rupture à l’abri de ce paravent idéologique. Mais au bout de deux ans, le dispositif a montré ses limites. Les priorités se sont renversées. La «rupture» a disparu de l’agenda. Désormais, l’axe officiel est de sauver le modèle français, grâce à la réforme. Il ne s’agit plus de briser avec mais de le renforcer. C’est un parcours intéressant. La rupture sarkozyenne s’est enlisée dans une résistance d’ailleurs plus passive qu’active, car aucun mouvement social n’a eu beaucoup de succès. Sarkozy s’est «franchouillardisé».

Ce qui l’a sauvé, finalement, ce sont trois choses. D’abord sa présidence européenne, qui lui a conféré une sorte de leadership médiatique international, puis son mariage, qui a été une excellente idée en termes de communication. Mais surtout, et très paradoxalement, il a été sauvé par la crise. Elle lui donne l’occasion de déployer ses qualités personnelles, son esprit de décision, son pragmatisme, son absence complète de préjugés et une capacité indéniable à secouer les inerties bureaucratiques, où qu’elles soient. Ce sont les qualités qu’à peu près tout le monde lui reconnaît.

On a souvent du mal, à l’étranger, à comprendre ce qu’est le «modèle français». Comment le définir ?

L’expression est un abus de langage. Elle évoque une cohérence qui n’existe pas, mais elle recouvre des réalités, un ensemble de traits de culture qui se sont petit à petit agrégés. Le vrai mot qu’il y a derrière, c’est «République». Il représente une synthèse des héritages français, royaliste et étatiste, aristocratique et élitaire, clérical et intellectuel, une synthèse qui correspond à une mentalité très particulière, à base de foi dans les idées, et de croyance dans la capacité de la politique à transcrire ces idées dans la réalité. Elle se traduit dans une version de la démocratie très troublante pour un Britannique, un Allemand ou un Suisse.

Ce qui est décisif, à mon sens, c’est la façon dont la Révolution a investi l’Ancien Régime. Cela peut se résumer en disant: «Les Français veulent un roi qu’ils veulent guillotiner.» Ils ont une image monarchique du pouvoir, mais ils sont prêts à l’insurrection. La décapitation n’est jamais très loin du sacre.

En France, c’est connu, les gens attendent beaucoup de l’Etat, mais cette demande va bien au-delà des prestations de l’Etat providence auxquelles on la réduit trop facilement. Ils espèrent une doctrine, une direction, une vision d’avenir avec des objectifs ambitieux. D’une certaine manière, c’est ce que Sarkozy est en train d’essayer de construire, à retardement. Son projet initial de faire ce qui se faisait partout ailleurs n’était pas un projet pour la France. Il a été élu sur un malentendu, de ce point de vue. Faire comme les autres en Europe, faire comme les Pays-Bas, ou comme la Suisse, les Français ne se le formulent pas, mais au fond c’est bien ce qu’ils sentent: vous n’y pensez pas! Le seul pays avec lequel ils acceptent volontiers de se comparer, ce sont les Etats-Unis. Ils veulent faire la course en tête, montrer l’exemple. Sarkozy est obligé d’y venir à son tour.

Comment expliquer ce dédain français pour les petits pays ?

Le mot de dédain n’est pas le bon et le phénomène n’est pas propre à la France. En fait, l’Europe se divise en deux catégories. D’un côté, les ex-grandes puissances, de l’autre les petits pays. Il y a les puissances déchues, l’Italie, l’Espagne, pour qui l’Europe est une chance de se refaire, l’Allemagne, pour qui elle est le moyen de se laver de son passé. Et puis il y a les puissances nostalgiques de leur grandeur passée, la France, la Grande-Bretagne, qui disent oui à l’Europe, à condition qu’elle les serve dans leur projet de puissance. Les Français ont été les plus europhiles tant qu’ils avaient l’impression que l’Europe serait la France en grand. Aujourd’hui, ils ont compris que ce ne serait pas le cas et ça ne les intéresse plus. Pour les petits pays, en revanche, l’Europe est le moyen de ne plus subir, elle est l’instrument d’une neutralisation de la puissance. Or ils donnent le ton aujourd’hui. Ce sont eux – la Finlande, les Pays-Bas, la Suède, etc. – qui ont trouvé les recettes qui font florès. Regardez le Danemark et sa flexicurité !

Ce clivage a-t-il quelque chose à voir avec le désenchantement qui se manifeste vis-à-vis de l’Europe ?

Evidemment. Mais ce scepticisme a des racines encore plus profondes. Jusqu’à une date récente, le milieu des années 1970 environ, l’Europe reste le continent qui a des idées pour tout le monde. Puis il y a une sorte d’ébranlement géologique, de remuement des profondeurs qui nous fait entrer dans la période actuelle, avec la crise du modèle d’économie mixte. Sur le plan intellectuel et moral, le débat public continuait de s’inscrire dans la grande problématique ouverte par la Révolution française: l’émancipation du genre humain comme aboutissement de l’histoire universelle. C’était l’axe d’interprétation de la vie sociale tout entière, y compris dans l’art. Or ce socle s’est littéralement désagrégé en très peu d’années. La génération de 68 a été la dernière à vivre dans cette perspective.

Aujourd’hui, le socialisme démocratique est rattrapé à son tour par cette lame de fond. Les dernières élections européennes l’ont vérifié à l’échelle du continent: le socialisme comme projet collectif de construction d’une société différente ne veut plus dire grand-chose. Parallèlement, la droite ne s’est pas moins transformée. Les doctrines traditionalistes et conservatrices sont à peu près mortes. L’exaltation de la paysannerie, des communautés naturelles, de l’autorité patriarcale, ne parle plus à personne. Le pan-capitalisme a complètement pris le dessus dans les têtes de droite. Cela signifie qu’il n’y a plus de débat politique fondamental entre révolutionnaires et réactionnaires. C’est dans ce contexte que le modèle américain s’est imposé comme le seul horizon de référence.

Vous êtes très dur dans votre critique de l’effondrement intellectuel, de cette «torpeur sans précédent» qui s’est selon vous emparée de l’Europe…

C’est la réalité qui est dure, pas moi ! Je ne critique rien, je me borne à constater. Tout ce qui a formé la conscience européenne depuis deux siècles s’est écroulé sans laisser de trace. Ce continent qui a tellement investi dans la pensée, dans la culture, dans l’art, a perdu cette force métaphysique. Les Etats-Unis restent portés par l’esprit de religion, pas les Européens. Ils sont sous le coup d’un aplatissement matérialiste de l’existence qui n’est pas particulièrement exaltant. Le sentiment qui domine, du reste, c’est la déprime collective. Les Européens sont pour ainsi dire sortis de leur histoire, et la France tout particulièrement. Elle avait l’ambition, comme disait Michelet, de jouer «l’éclaireur du genre humain». Ce langage fait rire aujourd’hui. On n’ose pas trop employer le terme de «décadence», parce qu’il fait très ringard, mais c’est à quelque chose de ce genre que les gens pensent. Le spectre qui hante l’Europe, ce n’est plus le communisme, c’est la décadence.

Y a-t-il un moyen d’en sortir?

Oui, parce qu’il s’agit d’une crise, et non d’une décadence. Sauf qu’il y faudrait une réinvention complète et une mobilisation intense des énergies, qui ne sont pas au programme. Les circonstances ne nous poussent pas, l’épée dans les reins, à sortir d’une situation qui est vécue comme spirituellement déplorable, mais matériellement confortable. Nos ancêtres vivaient dans le combat, le sentiment d’urgence, le dos au mur. Souvenez-vous: «Debout les damnés de la terre». Cette rhétorique parlait, elle n’a plus de sens. Aujourd’hui, grâce justement aux progrès accomplis, les gens peuvent se permettre de se dire, à propos de la crise, «c’est un mauvais moment à passer, on verra après les vacances»… C’est pour cela que cette situation peut durer. Mais j’en doute, parce que je crois à l’Histoire. Dix siècles d’une inventivité extraordinaire ne s’effacent pas en quelques années. L’Europe a d’énormes atouts. Elle est le continent le plus ouvert sur le monde, le moins ethnocentrique, le mieux adapté, en fait, aux conditions de la mondialisation. Les conditions d’un rebond existent. Il ne manque que la volonté de s’en saisir.