Politique, journalisme, enseignement
L’exemple du champ politique est particulièrement illustratif. Il n'est pas utile de s’étendre longuement aujourd'hui sur la désaffection qui frappe les partis et les syndicats, désaffection dont on sait qu'elle est plus prononcée en France que partout ailleurs en Europe. Mais c'est loin de n'être qu'un problème de nombre d’adhérents. C’est beaucoup plus profondément un problème de confiance dans la capacité de ces organisations à représenter les intérêts et les convictions des citoyens, à mettre en forme les composantes de la collectivité pour rendre plus efficace la négociation sociale ou pour rendre plus lisibles les choix politiques.
Pourquoi des médiateurs ?
J'en arrive à notre domaine du livre. À première vue, on pourrait le croire largement épargné par le phénomène. Éditeurs, libraires, critiques, bibliothécaires ne paraissent pas aussi directement contestés dans leur rôle ou dans leur fonction. La seule exception est constituée peut-être par la critique, mais cela parce qu'elle est prise dans la malédiction générale qui pèse sur les médias. Pour le reste, éditeurs, libraires ou bibliothécaires ne se présentent pas spontanément comme des intermédiaires obligatoires, tant le domaine de la lecture est celui de la liberté de choix au milieu d'une offre surabondante. Rien ne les désigne comme des cibles de première ligne. Et pourtant, de manière sourde, de manière insensible, les professions de la chaîne du livre sont peut-être les plus profondément concernées par cette crise de la médiation. Parce que la technique met à I'ordre du jour I'horizon utopique de leur disparition. Grâce à l'Internet, il n'est virtuellement plus besoin d'éditeurs, de critiques, de libraires, de bibliothécaires. La contestation, ici, ne procède pas de I'idéologie; elle résulte de I'offre technologique et c'est tout juste si elle a besoin d'un discours d'accompagnement. Elle s'impose avec la simplicité d'un univers inédit de pratiques.
Dans ce nouvel espace public, tout livre (ou texte) écrit a vocation à être rendu accessible à tous sans intermédiaire, et cela, gratuitement, hors de tout échange marchand et de toute structure commerciale. Ses lecteurs, il les trouvera grâce aux relais construits par I'intelligence collective des critiques naturels que sont les innombrables usagers de la toile, chacun faisant bénéficier les autres de son expertise. Toutes les compétences ne sont-elles pas réunies sur le réseau, de telle sorte que le vieux rêve du « collège invisible » des bons esprits paraît enfin sur le point de se réaliser ? Sans doute subsiste-t-il quelques problèmes de conservation et de patrimoine. Mais il n'y a guère plus à demander aux bibliothécaires que de faire bénéficier la mémorisation du capital textuel accumulé par les siècles d'une maintenance impeccable. Ils auront la noble tâche d'être les gardiens des palais informatiques de la mémoire et les vigiles de leur accessibilité, sans plus avoir à se mêler de la relation du lecteur au livre.
Utopie, disais-je. Et je souligne le mot. Mais utopie dont on voit bien la pression qu'elle exerce d'ores et déjà à tous les échelons de la chaîne du livre. En regard du modèle concurrent proposé par la technique, le vieux modèle accuse son âge et le caractère discutable de ses présupposés. Qui t’a fait éditeur ? Qui te met en position de choisir ce qui dans la production te paraît digne d'être porté à la connaissance du public et valorisé ? Qui t’a fait critique ? Qui t’autorise, toi, plutôt qu'un autre, à formuler un avis qui pèsera dans la carrière d'un livre ? Au nom de quoi es-tu justifié à vendre ceci plutôt que cela, à mettre en avant tels ouvrages et pas tels autres ? Il faut bien se rendre compte que toute librairie apparaît à la fois comme insuffisante dans son offre et trop peu neutre dans ses choix, au regard de la librairie universelle que chaque client a dans I'esprit, de par la technique, quand il franchit aujourd'hui les portes de n'importe quelle boutique du livre. Il en va de même des bibliothèques, qui font inévitablement figure partielle et partiale par rapport à I'accessibilité directe et sans limites devenue l'horizon familier de l'internaute. Si question il y a, la réponse est forcément sur la toile, et les moteurs de recherche seront plus efficaces que n'importe quel pauvre spécialiste en « ressources documentaires », pour parler le regrettable charabia de la profession.
Le cas du livre est doublement intéressant. D'abord parce qu'il met en lumière plus nettement que tout autre ce qui est au principe de la crise générale des médiations; ensuite, parce qu'il fait apparaître non moins fortement les limites de cette crise et l'irréductible nécessité des médiations.
Internet, en ce sens, c'est le média absolu, la médiation qui abolit toutes les autres médiations, ou plus exactement qui les rend inutiles. En même temps, d'autre part, l'illimitation même des possibilités qui s'ouvrent de la sorte à l'agent cognitif, mis en prise directe sur l'ensemble des productions du passé et la totalité des producteurs vivants, fait apparaître ce qu'il y a d'intenable dans cette disparition des médiations. Le même individu, auquel tout est rendu possible en matière de commerce de l'écriture et de la pensée, est aussitôt débordé par cette offre qui l'écrase et dans le dédale de laquelle il est perdu. Que lire ? Mais aussi : comment se faire lire ? Par où commencer ? Où chercher ? Comment s'y retrouver ? La dissolution virtuelle de toutes les médiations en fait ressurgir I'impérieuse nécessité.
C'est pourquoi, si dans le principe, la chaîne du livre est la plus radicalement secouée, dans les faits, elle est plutôt moins contestée que les autres. Parce qu'elle est le domaine où le besoin de la médiation se fait sentir avec le plus d'évidence. On est bien content de pouvoir compter sur des éditeurs pour vous épargner d'avoir à faire le tri au milieu de tout ce qui s'écrit, dont on oublie trop souvent que c'est leur tâche ingrate, et cela même si on les soupçonne de ne pas toujours faire preuve d'un flair infaillible. On est bien content de recourir à des critiques, même si c'est en pestant contre leur arbitraire, lorsqu'il s'agit de se dépêtrer au milieu d'une offre surabondante. Et on est bien content de pouvoir trouver des libraires et des bibliothécaires pour vous aider à vous orienter face à une multiplication immaîtrisable des propositions et des sources. Plus il y a de choses disponibles, nous allons de moins en moins pouvoir I'ignorer, plus leur usage est difficile. Au-delà de notre modeste domaine, du reste, c'est tout le problème d'avenir de nos systèmes de formation.
La chaîne du livre, dans ce contexte en plein bouleversement, a deux atouts pour elle : la force intrinsèque de l'objet livre dont on ne dira jamais assez la merveille qu'il représente en tant qu'outil cognitif, et la clarté de sa fonction médiatrice à tous les niveaux. À ses acteurs de repenser celle-ci pour la réaffirmer sur la base d'une conscience plus claire des enjeux de leur rôle.