Marcel Gauchet : Elle s’inscrit dans un processus. Au départ, Sarkozy se présente comme le «banaliseur» en chef. Son idée, c’est d’aligner la France sur le modèle libéral standard et sur les préconisations de l’OCDE. C’est ce qu’il appelle la «rupture». Mais la campagne présidentielle lui a ouvert les yeux. Il a découvert le problème sous l’effet de la concurrence de Dominique de Villepin qui se réclamait, lui, de la filiation gaullienne. Il va alors chercher un préposé au modèle français, si j’ose dire. Ce sera son speechwriter, Henri Guaino. Son discours de campagne mêlera la rupture libérale et l’identité nationale, le Mont-Saint-Michel, Jeanne d’Arc, le plateau des Glières, tout un méli-mélo. Son coup de génie a été de saisir instinctivement l’écho de ce discours.
Une fois élu, il a pensé conduire la fameuse rupture à l’abri de ce paravent idéologique. Mais au bout de deux ans, le dispositif a montré ses limites. Les priorités se sont renversées. La «rupture» a disparu de l’agenda. Désormais, l’axe officiel est de sauver le modèle français, grâce à la réforme. Il ne s’agit plus de briser avec mais de le renforcer. C’est un parcours intéressant. La rupture sarkozyenne s’est enlisée dans une résistance d’ailleurs plus passive qu’active, car aucun mouvement social n’a eu beaucoup de succès. Sarkozy s’est «franchouillardisé».
Ce qui l’a sauvé, finalement, ce sont trois choses. D’abord sa présidence européenne, qui lui a conféré une sorte de leadership médiatique international, puis son mariage, qui a été une excellente idée en termes de communication. Mais surtout, et très paradoxalement, il a été sauvé par la crise. Elle lui donne l’occasion de déployer ses qualités personnelles, son esprit de décision, son pragmatisme, son absence complète de préjugés et une capacité indéniable à secouer les inerties bureaucratiques, où qu’elles soient. Ce sont les qualités qu’à peu près tout le monde lui reconnaît.
On a souvent du mal, à l’étranger, à comprendre ce qu’est le «modèle français». Comment le définir ?
L’expression est un abus de langage. Elle évoque une cohérence qui n’existe pas, mais elle recouvre des réalités, un ensemble de traits de culture qui se sont petit à petit agrégés. Le vrai mot qu’il y a derrière, c’est «République». Il représente une synthèse des héritages français, royaliste et étatiste, aristocratique et élitaire, clérical et intellectuel, une synthèse qui correspond à une mentalité très particulière, à base de foi dans les idées, et de croyance dans la capacité de la politique à transcrire ces idées dans la réalité. Elle se traduit dans une version de la démocratie très troublante pour un Britannique, un Allemand ou un Suisse.
Ce qui est décisif, à mon sens, c’est la façon dont la Révolution a investi l’Ancien Régime. Cela peut se résumer en disant: «Les Français veulent un roi qu’ils veulent guillotiner.» Ils ont une image monarchique du pouvoir, mais ils sont prêts à l’insurrection. La décapitation n’est jamais très loin du sacre.
En France, c’est connu, les gens attendent beaucoup de l’Etat, mais cette demande va bien au-delà des prestations de l’Etat providence auxquelles on la réduit trop facilement. Ils espèrent une doctrine, une direction, une vision d’avenir avec des objectifs ambitieux. D’une certaine manière, c’est ce que Sarkozy est en train d’essayer de construire, à retardement. Son projet initial de faire ce qui se faisait partout ailleurs n’était pas un projet pour la France. Il a été élu sur un malentendu, de ce point de vue. Faire comme les autres en Europe, faire comme les Pays-Bas, ou comme la Suisse, les Français ne se le formulent pas, mais au fond c’est bien ce qu’ils sentent: vous n’y pensez pas! Le seul pays avec lequel ils acceptent volontiers de se comparer, ce sont les Etats-Unis. Ils veulent faire la course en tête, montrer l’exemple. Sarkozy est obligé d’y venir à son tour.
Comment expliquer ce dédain français pour les petits pays ?
Le mot de dédain n’est pas le bon et le phénomène n’est pas propre à la France. En fait, l’Europe se divise en deux catégories. D’un côté, les ex-grandes puissances, de l’autre les petits pays. Il y a les puissances déchues, l’Italie, l’Espagne, pour qui l’Europe est une chance de se refaire, l’Allemagne, pour qui elle est le moyen de se laver de son passé. Et puis il y a les puissances nostalgiques de leur grandeur passée, la France, la Grande-Bretagne, qui disent oui à l’Europe, à condition qu’elle les serve dans leur projet de puissance. Les Français ont été les plus europhiles tant qu’ils avaient l’impression que l’Europe serait la France en grand. Aujourd’hui, ils ont compris que ce ne serait pas le cas et ça ne les intéresse plus. Pour les petits pays, en revanche, l’Europe est le moyen de ne plus subir, elle est l’instrument d’une neutralisation de la puissance. Or ils donnent le ton aujourd’hui. Ce sont eux – la Finlande, les Pays-Bas, la Suède, etc. – qui ont trouvé les recettes qui font florès. Regardez le Danemark et sa flexicurité !
Ce clivage a-t-il quelque chose à voir avec le désenchantement qui se manifeste vis-à-vis de l’Europe ?
Evidemment. Mais ce scepticisme a des racines encore plus profondes. Jusqu’à une date récente, le milieu des années 1970 environ, l’Europe reste le continent qui a des idées pour tout le monde. Puis il y a une sorte d’ébranlement géologique, de remuement des profondeurs qui nous fait entrer dans la période actuelle, avec la crise du modèle d’économie mixte. Sur le plan intellectuel et moral, le débat public continuait de s’inscrire dans la grande problématique ouverte par la Révolution française: l’émancipation du genre humain comme aboutissement de l’histoire universelle. C’était l’axe d’interprétation de la vie sociale tout entière, y compris dans l’art. Or ce socle s’est littéralement désagrégé en très peu d’années. La génération de 68 a été la dernière à vivre dans cette perspective.
Aujourd’hui, le socialisme démocratique est rattrapé à son tour par cette lame de fond. Les dernières élections européennes l’ont vérifié à l’échelle du continent: le socialisme comme projet collectif de construction d’une société différente ne veut plus dire grand-chose. Parallèlement, la droite ne s’est pas moins transformée. Les doctrines traditionalistes et conservatrices sont à peu près mortes. L’exaltation de la paysannerie, des communautés naturelles, de l’autorité patriarcale, ne parle plus à personne. Le pan-capitalisme a complètement pris le dessus dans les têtes de droite. Cela signifie qu’il n’y a plus de débat politique fondamental entre révolutionnaires et réactionnaires. C’est dans ce contexte que le modèle américain s’est imposé comme le seul horizon de référence.
Vous êtes très dur dans votre critique de l’effondrement intellectuel, de cette «torpeur sans précédent» qui s’est selon vous emparée de l’Europe…
C’est la réalité qui est dure, pas moi ! Je ne critique rien, je me borne à constater. Tout ce qui a formé la conscience européenne depuis deux siècles s’est écroulé sans laisser de trace. Ce continent qui a tellement investi dans la pensée, dans la culture, dans l’art, a perdu cette force métaphysique. Les Etats-Unis restent portés par l’esprit de religion, pas les Européens. Ils sont sous le coup d’un aplatissement matérialiste de l’existence qui n’est pas particulièrement exaltant. Le sentiment qui domine, du reste, c’est la déprime collective. Les Européens sont pour ainsi dire sortis de leur histoire, et la France tout particulièrement. Elle avait l’ambition, comme disait Michelet, de jouer «l’éclaireur du genre humain». Ce langage fait rire aujourd’hui. On n’ose pas trop employer le terme de «décadence», parce qu’il fait très ringard, mais c’est à quelque chose de ce genre que les gens pensent. Le spectre qui hante l’Europe, ce n’est plus le communisme, c’est la décadence.
Y a-t-il un moyen d’en sortir?
Oui, parce qu’il s’agit d’une crise, et non d’une décadence. Sauf qu’il y faudrait une réinvention complète et une mobilisation intense des énergies, qui ne sont pas au programme. Les circonstances ne nous poussent pas, l’épée dans les reins, à sortir d’une situation qui est vécue comme spirituellement déplorable, mais matériellement confortable. Nos ancêtres vivaient dans le combat, le sentiment d’urgence, le dos au mur. Souvenez-vous: «Debout les damnés de la terre». Cette rhétorique parlait, elle n’a plus de sens. Aujourd’hui, grâce justement aux progrès accomplis, les gens peuvent se permettre de se dire, à propos de la crise, «c’est un mauvais moment à passer, on verra après les vacances»… C’est pour cela que cette situation peut durer. Mais j’en doute, parce que je crois à l’Histoire. Dix siècles d’une inventivité extraordinaire ne s’effacent pas en quelques années. L’Europe a d’énormes atouts. Elle est le continent le plus ouvert sur le monde, le moins ethnocentrique, le mieux adapté, en fait, aux conditions de la mondialisation. Les conditions d’un rebond existent. Il ne manque que la volonté de s’en saisir.