La modernité européenne comme processus de sortie de la religion
La France est le laboratoire privilégié - gallo-centrisme mis à part - pour analyser cette transformation parce qu’elle a été en Europe la pointe avancée de l’ancienne donne, c’est-à-dire l’opposition frontale de la politique démocratique et de la religion chrétienne sous les traits précis en France de l’antagonisme entre la république démocratique et un christianisme politique- précisément défini, le catholicisme antimoderne.
Il faut élargir ici le champ du regard et reprendre le problème plus généralement et très sommairement mais la schématisation aura, je l’espère, le mérite de le clarifier. Il faut reprendre la problématique de la « sortie de la religion » dans sa généralité, c’est-à-dire la sortie de la structuration religieuse du monde humain-social - à distinguer de la croyance religieuse, à distinguer de la foi dans le langage des croyants.
Si on la définit à l’échelle la plus vaste historiquement, la démocratie est le régime politique de l’autonomie humaine par opposition au régime de l’hétéronomie qui domine de manière écrasante la quasi-totalité de l’histoire humaine. Le régime de l’hétéronomie n’est pas simplement une variante de croyance religieuse, c’est une forme complète, une manière d’être des sociétés humaines qui engage aussi bien :
- Une forme de pouvoir représentant précisément une soustraction du principe de l’ordre qui tient les sociétés ensemble à la prise des hommes. Le pouvoir royal étant l’expression du phénomène qui nous est la plus familière. Il y en a d’autres.
- Un type de lien social à base de hiérarchie c’est-à-dire d’organisation du rapport entre les êtres sur la base de leur inégalité de nature. Ce qui lie c’est la différence de valeur entre l’inférieur et le supérieur à tous les échelons de la vie sociale depuis la famille jusqu’au sommet politique.
Le régime de l’hétéronomie est une forme des sociétés. Nous pouvons définir précisément la modernité en regard. C’est la sortie de la religion, non pas nécessairement de la tête des acteurs mais la sortie de la religion dans la forme qu’elle communiquait aux sociétés humaines. La forme qui substitue le pouvoir émané de la société, représentant la société, au pouvoir qui dominait la société. La forme de société qui substitue l’égalité, et donc la déliaison des parties, à la hiérarchie. La société qui substitue au règne de la tradition -l’obéissance au passé - la projection vers l’avenir.
Le catholicisme antimoderne
Face au surgissement de la modernité - c’est-à-dire au renversement point pour point de la forme des sociétés humaines depuis toujours –, les religions établies, stupéfaites de l’advenu de ce nouvel univers, s’y sont globalement opposées – avec des nuances locales, circonstancielles sur lesquelles je ne peux pas m’étendre. Toujours est-il qu’en France, à la mesure du phénomène qui a attesté de l’irruption cette nouveauté politique et sociale, la Révolution française, le conflit a pris un tour violent. D’un côté, un républicanisme révolutionnaire radical qui va insister et finir par l’emporter à travers le XIXe siècle. De l’autre côté, un catholicisme qui se raidit dans un attachement, en fonction duquel il se redéfinit, à l’ancien modèle de société : la royauté, la société des rangs et des corps, le monde du privilège et, par-dessus tout, le rôle officiel de l’Eglise, sanctionné par son association étroite à l’Etat - quel que soit par ailleurs leurs conflits -, qui lui donne la reconnaissance de la position normative, globale qu’elle prétend continuer à exercer sur la société.
A partir du moment où le principe républicain l’emporte de manière irréversible en France dans les années 1860-1870, l’Eglise durcit encore son opposition à la modernité politique, elle se définit expressément comme antimoderne et devient le phare de tous les conservateurs du continent européen en tant que conservatoire du principe d’autorité. A partir de là, la république démocratique en France se définit et se pose comme le laboratoire de la politique de l’autonomie. Elle heurte donc frontalement les prétentions de l’Eglise, elle entend venir à bout de ses prétentions englobantes et normatives. C’est tout l’enjeu de la séparation qui incube pendant une bonne trentaine d’années et qui finit par être réalisée en 1905.
En ce sens, la république démocratique à la française emporte bel et bien avec elle une métaphysique. C’est indiscutable. Les adversaires catholiques de la séparation qui lui objectent que, contre ce qu’il dit, l’Etat républicain n’est pas neutre puisqu’il a une philosophie à faire valoir en face de la philosophie catholique, sont dans le vrai. L’esprit républicain se définit expressément contre la métaphysique de l’assujettissement de l’ordre humain au divin. C’est son essence et c’est dans ces limites là qu’il est neutre. On a là - c’est ce qui fait tout le prix de ce moment de la séparation qu’on a beaucoup de peine à comprendre rétrospectivement - une situation de conflit fondamental - autonomie contre hétéronomie - dont l’enjeu est le déclassement de la religion catholique, des religions en général, du point de vue de leur rôle public et de leurs capacités de définir la norme globale des communautés humaines. La loi de séparation est de ce point de vue un moment de conflit exemplaire sur lequel d’ailleurs le monde entier a, à l’époque, les yeux tournés.
La fin du christianisme politique et la démocratie neutre et pluraliste
Un siècle après, qu’est-ce qui a changé ? Ce qui a changé c’est que la démocratie a métaphysiquement gagné. Le principe de l’autonomie humaine l’a emporté. Il fait très largement consensus dans nos sociétés européennes, la France étant rentrée de ce point de vue dans le rang de la banalité générale. L’idée fait consensus - y compris chez les croyants les plus fervents – qu’il n’y a pas de loi de Dieu. Les chrétiens sont dans la démocratie. Ils ne doutent pas, dans leur immense majorité, que le débat des hommes entre eux est ce qui définit la juste origine des pouvoirs et des lois qui règlent leur coexistence. Le parti de l’hétéronomie, si fort encore au début du XXe siècle, a pratiquement disparu. Mais cet effacement du catholicisme antimoderne – au prix de toute une évolution sur laquelle je ne reviens pas et dont les dates sont bien connues -, cet effacement plus profondément encore dans les terres européennes de la structuration religieuse du monde et de leurs principes conscients. Cet effacement ne signifie aucunement d’abord la disparition de la croyance chrétienne qui, contrairement à ce que croyaient les adeptes du catholicisme antimoderne, a somme toute très bien résisté à la dissociation de la politique et de la religion. Elle ne signifie pas davantage la marginalisation de la foi ou de la croyance comme une conviction privée qui n’aurait plus aucune espèce de rôle public ou collectif. Au contraire. C’est en cela que ce tournant a été pacificateur. Il a libéré la croyance religieuse, chrétienne ou extra-chrétienne, de la prise en charge de l’ordre terrestre et il a transformé l’Etat. Il a changé la définition de l’Etat républicain. Celui-ci est devenu pour de bon – ce qu’il était en théorie, modérément en pratique – neutre et pluraliste. La république démocratique n’a plus aucun motif d’être antireligieuse puisque les gens de foi acceptent son cadre et ses règles et s’y inscrivent sans arrière-pensée.
Cela n’a pas été pour elle sans un considérable problème puisque celui lui a ôté sa métaphysique propre et davantage encore, sa morale. Cette métaphysique et cette morale qui mettaient en France la chose publique si haut au-dessus des affaires privées. L’intégration de la religion dans la démocratie est en France l’un des facteurs qui explique en profondeur cette perte d’éminence, si frappante, de l’autorité de l’Etat qu’il devait non pas à ses attributs pratiques mais qu’il devait à la conscience de la mission qui lui était impartie en tant que fer de lance de la liberté humaine. Et bien, il en a beaucoup perdue au grand dam de beaucoup de ses fervents, bien en peine de lui redonner une âme qu’il a perdue en perdant l’opposition avec la religion.
L’Etat républicain, disais-je, est devenu pour de bon neutre et représentatif. C’est ce que visait à établir, dans le principe, la séparation mais c’est ce qu’en même temps la situation dans laquelle se jouait cette séparation interdisait puisqu’elle appliquait l’antagonisme avec l’Eglise catholique. Neutre vis-à-vis de toutes les croyances sauf la croyance catholique. Il y avait évidemment une contradiction dans les termes qui était très sensible à beaucoup de conscience. La neutralité de principe de l’Etat républicain est désormais chose pleinement acquise. C’est une chose dont les implications vont très loin et nous sommes très en arrière encore d’en avoir tiré toutes les conséquences.
En tant que garant d’une communauté métaphysiquement autonome dans le sens précis du terme , l’Etat n’officialise aucune croyance particulière. Mieux, sa règle constitutive est d’être là pour empêcher l’officialisation d’une quelconque croyance particulière- philosophique, spirituelle ou morale – sur quelque plan que ce soit.
C’est une situation très remarquable que cette absence délibérée - qui les sépare de toutes les sociétés connues auparavant – de toute doctrine établie, officielle quant à la nature et aux fins de l’ordre qui commande la cité. Cet ordre n’est fait que de ce que les individus qui composent la société y mettent. L’autorité publique étant en position de garantir la neutralité c’est-à-dire le vide de croyance qui permet la confrontation à égalité des options morales, philosophiques, politiques qui prétendent au gouvernement de la cité.
C’est ce que les philosophes, dans leur jargon, appellent « le passage à un régime procédural ». Derrière son apparence rébarbative, c’est une expression très simple mais qui est le nom d’un problème beaucoup plus que d’une solution : l’éviction de principe de l’officialisation d’une quelconque croyance quant à la nature et aux fins de l’ordre qui gouverne les communautés humaines. Il n’y a pas de philosophie politique exclusive. L’espace public a pour règle de base le pluralisme. Où nous retrouvons ce terme dont nous partions : la coexistence.
Il est tentant évidemment de ridiculiser le propos qu’il y aurait là une quelconque nouveauté. Le pluralisme ne date pas d’il y a trois semaines ou trente ans. Il existait déjà. Il est d’origine dans la situation de la République française puisque le catholicisme coexistait déjà, pour ne prendre que la sphère religieuse, avec le protestantisme et le judaïsme qui avaient une position institutionnelle marquée dans la République. Dans la période récente, l’arrivée de l’islam et celle du bouddhisme dans une moindre mesure, ont élargi le jeu et la gamme des options. En fait, cette arrivée a rendu le pluralisme manifeste. Toutefois, ce n’est pas qu’un problème de « faire ». Ce n’est pas parce qu’il y a davantage d’options religieuses présentes dans la conscience publique. Le problème va infiniment au-delà. Le pluralisme est de droit. A supposé, par une expérience de la pensée, la disparition toutes ces familles spirituelles de notre société, que le problème du pluralisme resterait entier : la position de principe que la communauté humaine ne peut s’organiser que sur la base d’une divergence constitutive quant aux options ultimes sur la nature et les fins de l’ordre humain. C’est à ce niveau que le problème prend toute sa portée. Le pluralisme est précisément la coexistence de principe de ce qui signifie l’impossibilité de l’officialisation d’une doctrine philosophique, religieuse ou morale quelconque dans le pouvoir.
Ces options - c’est ici que l’analyse se renverse - sont libres de se manifester dans l’espace public comme elles l’entendent. Elles sont libres de s’organiser dans la société. L’Etat a en charge de maintenir non pas simplement l’équilibre et la règle du jeu mais la disjonction de principe de ces options spirituelles, philosophiques ou morales d’avec la puissance publique. Ce rôle ne pas sans un problème important pour cet Etat neutre et représentatif qui se trouve même devant une situation impossible pour remplir son propre rôle. Les contorsions de nos gouvernants sur ce terrain et, n’ayant pas encore trouvé la recette, leur travail d’approche témoignent suffisamment.
Dans cette configuration, les pouvoirs publics sont mis dans une situation de contradiction intenable. Neutralité mais dans le même temps, les pouvoirs publics si disjoints de quelque philosophie publique officielle qu’ils se veulent, restent le lieu où bel et bien se négocient, se concrétisent, des options- certes par compromis, arbitrages, recoupement - quant à la nature et aux fins du bien commun et de ce que les individus qui composent la société estiment être la destinée de la société où nous vivons. Autrement dit, les gouvernants sont dans la position de n’avoir pas à prendre parti sur ce qui se passe travers de leurs propres opérations. Raison pour laquelle le problème qui menace le pouvoir démocratique aujourd’hui c’est le vide moral, philosophique ou spirituel et un vide d’autant plus insupportable que le pouvoir demeure bel et bien l’instrument au travers duquel se concrétise de fait une philosophie publique même si personne n’en a le monopole ou la maîtrise. Les pouvoirs publics dans cette situation sont contraints d’associer, d’une manière ou d’une autre, ces forces spirituelles, morales ou philosophiques à la conduite du gouvernement. C’est en ce sens qu’on peut parler d’une relégitimation du rôle public des religions sur la base de leur séparation radicale d’avec la puissance politique établie. C’est tout le paradoxe de la transformation que nous avons connue. Le métier des gouvernants ne peut pas être seulement de séparer, il est aussi simultanément, c’est toute la difficulté de l’exercice, de lier, d’associer les forces morales, philosophiques, spirituelles, religieuses à l’exercice de la délibération collective au-delà de la politique gestionnaire au sens étroit. Ils en ont besoin pour exercer valablement leur rôle et conquérir leur propre légitimité. C’est par ce canal que la séparation complète dans le principe des religions et de l’Etat dans un espace pluraliste aboutit à restaurer sur un certain mode leur participation à la vie de la puissance publique, au débat public.
Les religions retrouvent, par ce biais, un rôle de source de sens publiquement reconnu. Je n’entre pas dans ce délicat problème de la reconnaissance et de sa signification dans la philosophie publique de nos sociétés. La reconnaissance c’est très exactement le nom trompeur donné à ce doublet ambigu « séparation/association ». On se sépare mais on reconnaît, donc on raccroche ce qu’on sépare. Je laisse ce point de côté. Les religions sont reconnues comme partenaires privilégiés de la décision publique - non pas celles qui engagent l’âge de la retraite mais certainement celles qui engagent les fins morales supérieures auxquelles la décision publique est en permanence confrontée. C’est d’ailleurs un rôle qui commence à être reconnu par les plus pertinents des philosophes politiques contemporains. Je pense au dernier texte qu’Habermas a produit sur le sujet qui me semble témoigner d’une prise de conscience très significative du changement qui s’est opéré en la matière.
On pourrait dire que les religions sont attendues dans le nouvel espace publique pour ce qu’elles ont à dire sur les finalités de la communauté humaine. Sans doute peut-on penser que leur avenir se jouera sur la manière dont elles sauront répondre à cette interpellation. Tout le paradoxe étant qu’elles sont d’autant requises qu’il est entendu qu’elles ne peuvent avoir une position officielle dans la République.
A partir de l’identification des grands traits de ce tournant du pluralisme social et de la politique procédurale, il est possible, peut-être, de mieux comprendre en quel sens on peut parler d’un nouveau christianisme et de mieux comprendre aussi le problème de l’islam dans sa présence nouvelle sur le sol européen.
Les Eglises sont des composantes de la société civile
Le nouveau christianisme, il est entendu, je n’y reviens pas, que cette nouveauté n’est pas consciemment revendiquée, elle est dictée par la situation faite à la foi chrétienne dans nos sociétés – en tout cas européennes. Il faudrait au-delà évidemment beaucoup nuancer le propos. Je n’insiste pas sur la fin du christianisme politique dont j’ai parlé précédemment, du rôle officiel des Eglises dans la définition d’une norme collective : les Eglises ne relèvent plus, c’est entendu, du domaine de l’Etat – elles sont officialisées ici et là en Europe mais partout on se préoccupe de les établir, de les séparer.
Dans la conscience européenne aujourd’hui, quels que soient les héritages historiques, il est évident que les Eglises relèvent du domaine de la société civile et non pas du domaine de l’Etat. C’est l’évolution de fond. Elles ont un objet qui les distingue mais dans le principe politique, au même titre que les syndicats, les partis politiques ou les associations, les Eglises appartiennent à la sphère civile de la libre organisation en vue de manifester publiquement leurs intérêts et leurs opinions. C’est un mode très différent de présence dans la société dont on voit bien - je me permets une petite digression au passage – combien les autorités religieuses n’ont pas encore su trouver la clé. Elles sont – la situation française est très frappante mais que dire quand on va en Italie par exemple – à la fois trop officielles dans leur volonté de s’accrocher désespérément à une espèce de situation privilégiée par rapport aux pouvoirs publics et beaucoup trop timides, d’autre part, dans l’utilisation de leurs droits de s’exprimer sur les options ouvertes à nos sociétés.
Le choc de transformation, qui a été très rapide à l’échelle historique, est très loin d’avoir été complètement enregistré.
Fin du christianisme sociologique
Nouveau christianisme qu’on peut caractériser à partir d’une autre entrée, qui n’est pas nouvelle, pour en saisir les traits concrets : la fin du christianisme sociologique et non plus politique. J’entends par christianisme sociologique le christianisme ordonné aux fins de rites communautaires et de transmissions familiales avec toutes les ambiguïtés de la transition où nous sommes en ce terrain. On ne demande plus à la religion catholique en France d’organiser le calendrier collectif, en revanche les incroyants lui demandent très volontiers de continuer à ritualiser leur existence, en particulier leur mort. La demande d’enterrement religieux n’a strictement rien à voir avec la carte de pratique religieuse. C’est le signe que ces choses ne se font pas aussi simplement mais la tendance de fond– on pourrait parler dans le même sens du problème de l’éducation chrétienne, ce qu’on appelle l’Ecole libre, et de toutes les ambiguïtés qui l’entoure aujourd’hui – est là : la foi est perçue dans nos sociétés comme une option des consciences qui ne s’inculque pas. En conséquence, le catholicisme, le christianisme, les religions en général, deviennent et vont devenir de plus en plus des religions de convertis. Ce qui comporte de très grandes conséquences dans lesquelles je n’entre pas mais Daniel Hervieu-Leger par exemple, qui a écrit des choses excellentes là-dessus, a montré tout le poids de ce phénomène.
Redéfinition identitaire du christianisme
Fin du christianisme politique, fin du christianisme sociologique, en revanche, claire montée d’un christianisme identitaire. Il faudrait situer le phénomène des identités dans son ensemble - je ne peux pas le faire, il est compliqué – mais pour le dire très simplement, ce phénomène est lié à un changement profond, qui accompagne le reste, dans l’identité historique de nos sociétés. Elles se définissaient par le projet, elle se définisse par l’héritage. Ce n’est pas ce vers quoi on tend qui fait ce que vous êtes, c’est l’histoire dont vous êtes l’héritier. Et si l’on pense héritage, qu’est-ce qui est le facteur le plus lourd, le plus déterminant dans l’histoire qui nous a façonnée en Europe ? A l’évidence, le christianisme mais également de manière générale à l’échelle des civilisations du globe, les religions. Il s’ensuit une reconnaissance diffuse dans la société du rôle de conservation de l’identité des églises avec des phénomènes paradoxaux : la reconnaissance d’un christianisme d’incroyants, le christianisme identitaire. A la question qui leurs est posée, « Qui êtes-vous ? », Ils diront « Je suis chrétien » historiquement et ce n’est pas un problème de foi chrétienne. Comme d’ailleurs beaucoup de catholiques antimodernes étaient catholiques politiquement : ils ne croyaient à rien mais ils pensaient que c’était très bien qu’il y ait une tradition solide et des institutions autorisées qui maintiennent le cadre collectif. On retrouve une situation très analogue.
Mais, au-delà de ces phénomènes particuliers, il s’ensuit une responsabilisation identitaire considérable pour les églises chrétiennes et les chrétiens. Il est attendu d’elles dans nos sociétés, de manière confuse, qu’elles fassent vivre une tradition – qui n’est pas la tradition chrétienne au sens étroit mais la dimension chrétienne de notre histoire européenne, y compris ce qui n’est pas chrétien. D’où les malentendus qui peuvent en résulter. L’Eglise catholique est la plus vaste institution de mémoire de la société européenne et c’est aussi dans ce rôle qu’elle est perçue de plus en plus et que les attentes sociales convergent vers elle.
Je serais extrêmement rapide, parce que je vois que j’ai été un peu lent, sur une autre dimension de ce nouveau christianisme qu’est sa dimension théologique. Je me contenterais d’indiquer le principe général du tournant qui me semble en train de s’opérer et qui est la conséquence directe du tournant théologico-politique de la haute modernité que j’ai située précédemment. Je me contenterais d’indiquer très vite en quoi ce tournant a pour effet de radicaliser le double problème qui a fait l’originalité théologique du christianisme depuis – je crois qu’on peut le soutenir – le départ : le double mystère de la séparation de Dieu qui se signifie dans l’incarnation. Dieu ne parle pas directement aux hommes comme il l’a fait dans d’autres traditions religieuses par son prophète. Il s’adresse à eux par un intermédiaire, son fils. Quel est ce dieu séparé dont nous n’avons d’attestation qu’indirecte ? A côté de ce premier mystère l’autre découle du précédent : le mystère de la liberté de l’homme qui est LE problème de la tradition chrétienne. Toute puissance de Dieu est liberté de l’homme. Comment accorder ces termes ? Et bien, naturellement, l’inscription du christianisme dans le régime de l’autonomie humaine qu’est la démocratie a pour effet de démultiplier les proportions de ce mystère de la liberté humaine. Le dieu chrétien est le dieu qui se désintéresse de la loi politique que ses fidèles se donnent entre eux et qu’il abandonne à leur liberté de construire.
Redéfinir un nouveau rapport au monde
Nouveau christianisme, enfin, dans son rapport au monde, à la fois dans le mode de présence au monde et dans la conception qu’il a de lui-même dans le rapport au monde. La fin du christianisme politique ne signifie pas le désintérêt complet pour la cité, l’acosmisme radical : « Ces choses ne nous concernent pas. Nous nous occupons de questions infiniment plus importantes et nous abandonnons celles-là à ceux qui en sont encore à s’intéresser à çà. ». C’est une sensibilité présente dans nos sociétés à la mesure de l’écroulement de la foi dans la politique.
Au contraire, le nouveau christianisme, de part la place qui lui est faite par l’évolution de nos sociétés, implique la redéfinition de sa façon d’intervenir dans le monde en fonction de la démocratie et sans plus aucune prétention de définir un ordre social chrétien. Là aussi, il me semble que les autorités religieuses sont loin d’avoir pris la mesure du problème posé à la conscience chrétienne par son inscription dans le débat sur les affaires de la cité. Proscription de tout ordre social chrétien – c’est toujours la bonne vieille tentation qui continue de hanter les consciences – mais en même temps définition d’une position des chrétiens face aux problèmes qui sont ceux de la cité dans un langage – là est la nouveauté – qui doit être acceptable pour des non chrétiens. Le problème des chrétiens aujourd’hui n’est pas de définir un idiome à leur propre usage sur lequel ils se replieraient, formant un parti politique chrétien. Pourquoi pas ? Il en existe d’ailleurs nominalement qui sont précisément plutôt en déserrance et pas par hasard. Car le vrai problème c’est de trouver un langage inspiré par le christianisme qui soit recevable par des non chrétiens – non seulement par des adeptes d’autres confessions religieuses mais aussi par des agnostiques qui n’ont pas de position sur le plan religieux. L’objet de la religion est tout à fait ailleurs maintenant que de construire la cité chrétienne. En ce sens là nous pouvons parler d’un nouveau christianisme. Pour compléter la liste des fins liées au christianisme que j’indiquais, j’ajouterais donc la fin du cléricalisme qui est très exactement cette prétention à construire la cité chrétienne.
L’illusion du relativisme
Comment définir un langage politique et civique chrétien dans cette situation caractérisée par la pluralité des options ? D’abord, on est entendu dans notre monde que si l’on respecte cette pluralité des options. Je crois que c’est le lieu par exemple de réinterroger ce lieu commun, omniprésent dans le milieu religieux, du relativisme qui est la manière de se défendre contre cette situation.
Derrière la croisade contre le relativisme, il y a évidemment l’idée qu’en dernier ressort la vérité est une et que l’erreur est multiple. Donc, un peu de pluralisme mais pas trop. Qui plus est, s’il y a une chose qui n’existe pas dans nos sociétés c’est ce prétendu relativisme moral quand on va y voir de plus près. En réalité, nous sommes dans une situation remarquable de monothéisme des valeurs avouées. Ce qui donne l’impression du relativisme c’est que chaque individu se sent en effet maître, dans une situation donnée, de la norme qu’il invoque et qu’il n’est jamais d’accord avec les autres. D’où l’impression de cacophonie générale. Mais quand on regarde véritablement le fond des valeurs dont se réclament les différents acteurs dans une situation, on s’aperçoit qu’ils sont parfaitement d’accords, religieux ou pas. En revanche, ce qui est très difficile c’est de penser le pluralisme des choix inspirés par des valeurs. Des même valeurs peuvent conduire à des choix divergents. C’est toute l’extrême difficulté du débat démocratique dans nos sociétés d’aujourd’hui qui n’est nulle part plus intense, on peut le comprendre, que pour des consciences chrétiennes.
L’islam devant une épreuve critique et politique
Je m’arrêterais très vite sur quelques problèmes que je me contenterais d’ouvrir. Puisque je l’ai annoncé, je dirais tout de même deux mots sur le problème de l’islam. A la lumière de tout ce que j’ai dit, je crois que le problème n’est pas extrêmement difficile à éclairer.
L’islam est jeté sur le sol européen dans une histoire qui s’impose à lui et dont il n’est absolument pas préparé à subir le choc. Je crois que c’est ainsi qu’on peut le mieux résumer le principe de la crise très profonde dans laquelle se trouve en réalité – comme les musulmans honnêtes ne manquent pas de l’avouer – l’islam aujourd’hui, spécialement dans la situation européenne. Ce n’est pas sans rapport avec sa situation sur ses terres d’origines mais cette situation est démultipliée sur le sol européen. Quelques brefs rappels.
Pour commencer, l’islam n’a pas connu l’épreuve critique - qui a été si déterminante pour la conscience chrétienne- jusqu’au XIXe siècle. Un pape peut encore très officiellement condamner la critique biblique au début du XXe siècle. Dans les églises protestantes qu’on nous cite toujours un peu abusivement comme le parangon de la modernité, je vous rappelle qu’on se battait physiquement autour du problème de l’inspiration littérale des Ecrits dans les années 1860-70. On a eu des schismes dans la Suisse voisine sur ce propos. Donc, l’islam n’a pas encore connu cette épreuve critique mais il y vient inexorablement et elle est très rude. La critique est ce qui dissout le principe organisateur de la tradition religieuse qui est la forme primordiale dans laquelle se présente le message religieux dans toutes les aires civilisationnelles – la notre comme les autres.
Dans son nouveau cycle européen, l’islam n’a pas connu l’épreuve politique de la ruine d’une religion de l’ordre social que le christianisme, lui, a subi non sans peine. Tout ce dont nous avons parlé en témoigne. Une épreuve qu’il subit d’autant plus profondément que l’islam est de surcroît une religion de la Loi - une religion dont l’objet est de définir une norme de vie personnelle et collective d’essence religieuse. En ce sens, il ne faut pas se leurrer sur l’espèce d’agression civilisationnelle que représente spontanément pour une conscience musulmane l’immersion dans le bain de cultures de la société européenne d’aujourd’hui. Les bonnes paroles n’y changent rien. Les faits sont rudes quoiqu’on dise. D’où la tendance, à partir de là, au repli, à la communautarisation comme on dit d’un mot qui trompe énormément. Il n’y a pas de véritable communautarisme musulman si l’on prend le terme « communauté » dans la rigueur de l’expression. Une communauté est un groupement qui a autorité sur ses membres en tant que groupement. C’est cela la communauté. Avons-nous quoique ce soit de ce genre dans nos territoires européens ? Non. Précisément, par un réflexe très élémentaire, un des bons motifs de venir en Europe ou d’aller aux Etats-Unis – c’est la même chose – c’est d’échapper à la loi du groupe qu’on ne connaît que très bien chez soi. On ne va pas la recréer là où on arrive. En revanche, ce qui est vrai et qui trompe beaucoup d’observateurs c’est que toute immigration est communautaire sociologiquement – dans un sens soft du mot communautaire. Toute immigration implique la recherche d’un milieu protecteur qui est fait de gens (parents, amis..) partageant les mêmes références dans une société qu’on ne connaît pas bien et qu’on ne maîtrise pas. La définition même de l’immigration c’est la communauté. Ne mélangeons pas tout mais il est vrai que la tentation est présente de même que la réaffirmation identitaire, y compris hors de tout fondamentalisme.
C’est à partir de là qu’il faut se poser la question de l’évolution que peut connaître l’islam. Des spécialistes parmi les plus éminents – je pense au très grand savant qu’est Bernard Lewis – pensent que la persévération dans son être est la caractéristique même de l’islam et qu’en conséquence toute espèce de révolution intellectuelle du genre de celle que le christianisme a connu, non sans peine, est exclue dans son cas. Je dirais beaucoup plus sobrement, sans me prononcer sur les fins ultimes, que l’islam me semble très exactement devant l’épreuve que le christianisme a connue après la Révolution française mutatis mutandis : moderne ou antimoderne. C’est le dilemme. Il n’est certes pas possible de préjuger de l’issue mais ce dont je suis convaincu en revanche c’est que la bonne attitude consiste à avoir une conscience claire des tenants et aboutissants de cette situation critique où se trouve aujourd’hui la religion musulmane et que la bonne attitude est par ailleurs de tout faire pour faciliter cette adoption de l’intérieur de la modernité par l’islam.