Le Soir, 27/02/2007
Marcel Gauchet est philosophe, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris et rédacteur en chef de la revue Le Débat. Ses travaux portent notamment sur les dilemmes de la démocratie.
Le Soir : Comment analysez-vous le concept de «démocratie participative », qui a inspiré le programme présidentiel de Ségolène Royal et la mise en scène de «J’ai une question à vous poser » ?
Marcel Gauchet: La démocratie participative n’est pas une idée nouvelle. Elle a été colportée en particulier par le mouvement alter-mondialiste, en fonction de l’exemple de Porto
Alegre. Mais la démocratie participative répond, essentiellement, à des impératifs de gestion locale.
Ségolène Royal a repris cela dans le cadre de l’élection présidentielle, c’est-à-dire le comble du système représentatif : l’élection d’une personne appelée à représenter tous les Français. Le gouvernement d’un pays, c’est la définition du collectif, de la hiérarchie des choix, forcément très éloignés de la préoccupation immédiate des citoyens. Cacher cela devient un mensonge sur ce que l’on fait.
Il y a un vrai problème de coupure entre le discours politique et les préoccupations des citoyens mais on ne peut le résoudre que par une nouvelle offre politique, pas par une remontée du discours de chaque groupe, chaque ville, chaque région, qu’il faudra de toute manière mettre ensemble, avec ce que cela implique de simplification et de hiérarchisation.
« Un panel de citoyens ne
représente pas les citoyens.
Ce n’est qu’une miniaturisation,
qui privilégie tel ou tel aspect »
La France a toujours cultivé la double tradition des grandes écoles et du centralisme. Consulter le « France profonde » au moment d’établir son programme de gouvernance, c’est assez révolutionnaire…
M.G. : Mais Royal est énarque elle-même, femme d’énarque et entourée d’énarques… Elle est le pur produit de ce monde-là ! Mais ce monde-là est en crise, c’est vrai. Le modèle des élites qui gouvernent au nom du bien commun ne marche plus. Il y a une usure historique du modèle français dans ses différents niveaux, et même un divorce marqué entre les objectifs des élites et la population moyenne. Ségolène Royal essaye d’y répondre. Mais sa réponse se révèle totalement inadéquate. On l’a vu : la « magie participative » n’a pas été très opératoire…
Comme l’énarque dans la campagne de la candidate socialiste, le journaliste politique est dribblé sur TF1. Le « peuple » a directement la parole. Est-on dans la même logique du discrédit ?
M.G. : Oui. La France vit une crise aiguë de la représentation : la représentation politique et celle qu’assure un journaliste, qui parle à l’homme politique devant des millions de citoyens au nom des citoyens. Quelque chose ne va pas avec les journalistes français. Cela fait longtemps qu’on le leur dit mais ils n’entendent pas, comme les hommes politiques d’ailleurs, auxquels ils sont très liés. Si l’on disait toute la vérité sur l’endogamie du milieu politico-journalistique, on tomberait à la renverse ! D’autre part, les citoyens tendent à récuser tout intermédiaire : « C’est moi qui parle et personne ne parle à ma place », ou bien : « Et moi dans tout ça ? »
Cela signifie la quasi-impossibilité de la politique ?
M.G. : Absolument ! De ce point de vue là, il se passe quelque chose de profond et de grave.
Et du côté des médias ?
M.G. : Le raisonnement de TF1, c’est de toucher un public de masse, ne serait-ce qu’en raison du phénomène de curiosité. Mais au-delà, il y a cette idée de s’effacer comme médiation.
Au fond, la télévision n’existe plus comme un média qui organise, qui met en scène ; elle est un intermédiaire transparent.
On met les citoyens sur un plateau face aux hommes politiques et ils se débrouillent : « Nous, là-dedans, on est simplement prestataire de service »…
On ne peut nier que cela correspond à une attente des citoyens mais en même temps, les médias creusent leur tombe. Parce qu’évidemment, c’est un mythe, un leurre.
La télévision, c’est bel et bien une mise en scène des citoyens : elle les choisit, elle réalise toute la scénographie… Et même si la procédure est globalement « régulière » – ce que j’ignore – il n’est pas vrai qu’un panel de citoyens représente les citoyens. Ce n’est qu’une miniaturisation, un modèle qui privilégie tel ou tel aspect, ne serait-ce que par la dynamique de groupe qui s’est établie dans ces circonstances. Du coup, loin d’être dédouanés d’être « des intermédiaires abusifs », les médias sont sur la sellette comme « des manipulateurs ». Loin de regagner leur innocence perdue, ils apparaissent – c’est d’ailleurs un des thèmes de cette campagne – comme « des truqueurs » : par l’éclairage qu’ils donnent à tel ou tel, par le calendrier, par la manière dont ils organisent l’environnementde ces discussions, etc. Ils sont les intermédiaires
qu’ils ne veulent pas être et ils le sont d’autant plus qu’ils le cachent.
C’est une manière de fuir ses responsabilités. Ils vont le payer très cher, tôt ou tard.
Propos receuillis par William Bourton.