Marcel Gauchet écrit la généalogie de notre condition moderne, de l'histoire politique des religions à la naissance de la psychiatrie, en passant par les nouveaux visages de l'enfance et de l'éducation. À l'écart des circuits balisés, il s'est imposé comme un témoin et un analyste privilégié de la vie politique.
Restée longtemps plus discrète que celle des philosophes médiatiques, la voix de Marcel Gauchet se fait davantage entendre depuis une dizaine d'années et le grand public en redemande. On ne compte plus les conférences, les débats, où le philosophe répond à la demande qui lui est faite d'éclairer le temps présent. Comme s'il avait décidé de livrer les résultats de ses recherches, avec cette politique qu'il défend depuis trente ans dans la revue Le Débat avec Pierre Nora : ne pas penser à la place du citoyen, mais lui donner les moyens de former son jugement de manière avertie. Né en 1946 dans la Manche, d'un père cantonnier et d'une mère couturière, formé à l'École normale d'instituteurs, cet autodidacte a repris ses études au moment de Mai 68, s'initiant à la pensée politique sous le patronage de Claude Lefort. À partir de là, la volonté d'embrasser la totalité de son temps et les rencontres intellectuelles, avec la psychiatre Gladys Swain, sa compagne, Pierre Clastres, François Furet, Pierre Manent et bien d'autres, dessineront un parcours atypique mais encyclopédique.
Philosophie magazine : La polarisation de la politique sur l'élection présidentielle est-elle le signe de ce que vous appelez la centralité du politique ou, au contraire, un dévoiement de la politique par le système médiatique ?
Marcel Gauchet : Il faut faire la part des deux. Il y a le rituel social destiné à rompre la routine et à créer de l'animation dans la vie collective. En même temps, on ne peut réduire l'événement à une simple comédie sociale et médiatique. Il suscite une très forte attente. Les Français, c'est leur originalité, n'arrivent pas à se résigner à la grande vague libérale actuelle. Après une première partie du XXe siècle qui s'est déroulée sous le signe de la croyance dans le salut des sociétés par le politique, nous vivons un renversement de tendance où il s'agit de se délivrer du politique au profit de la société et des individus privés. Or, de par leur histoire, les Français ont une croyance dans la capacité de la politique qui résiste à cette orientation libérale. Ils continuent de croire à la souveraineté collective.
L'idée démocratique de l'autogouvernement peut être interprétée dans deux sens diamétralement opposés. À l'anglo-saxonne, comme la liberté de la société civile de s'autogérer.
À la française, en fonction de l'existence d'un appareil politique au travers duquel se met en forme la capacité de choix collectif. La campagne présidentielle en témoigne : nous restons attachés à cette conception, pour le meilleur et pour le pire.
Cette croyance française dans la politique est-elle légitime ou illusoire ?
La foi dans la toute-puissance était illusoire. Mais la vague libérale actuelle est sous l'emprise de l'illusion inverse, celle de l'impuissance ou de l'inexistence du politique. Une société intégralement autorégulée, cela ne peut pas marcher, cela entraîne une dépossession insupportable pour les individus. Les sociétés libérales sont en train de scier la branche sur laquelle elles sont assises en croyant qu'elles peuvent se passer du politique, alors que le politique est ce qui leur permet de fonctionner.
Vous insistez sur la différence entre la politique et le politique. En quoi consiste-t-elle ?
La politique est une chose récente. Elle désigne les activités qui tournent autour du pouvoir par représentation qui est le pouvoir légitime dans nos sociétés : le pouvoir vient de l'élection par les citoyens. Cela suppose toute une série de conditions (de la liberté de la presse à l'existence de partis et à la discussion publique). Les sociétés libérales voudraient tout ramener à la politique. Dans ce schéma, les libertés individuelles produisent un pouvoir qui les représente tout en étant lui-même limité par ces libertés premières. Ce sont les libertés individuelles qui font l'essentiel. Le rôle du pouvoir se réduit à maintenir les conditions de possibilité d'une société de marché, d'une société qui naît de la composition des libertés des acteurs.
Le politique, c'est tout autre chose. C'est ce qui permet à la société de tenir ensemble. Il existe depuis toujours. La fonction du politique est de produire l'existence des sociétés humaines, car, à la différence des sociétés animales, elles n'ont pas d'existence naturelle. Les termites ou les castors ne délibèrent pas, que je sache, de leur organisation collective. Le propre des sociétés humaines est de s'autoproduire au travers du politique. Le politique assure aux sociétés une prise sur elles-mêmes.
La question est de savoir ce que devient le politique dans nos sociétés où la politique a pris toute la place visible.
L'illusion libérale est de croire que le politique est intégralement soluble dans la politique. En réalité, il est toujours là de manière invisible. Il a basculé dans l'infrastructure symbolique des sociétés. Pendant longtemps, il s'est présenté comme ce qui ordonnait les sociétés d'en haut. Maintenant, il produit leur cohérence par en bas. Il est le contenant invisible qui permet aux
libertés individuelles de jouer sans plus avoir à se soucier de ce qui les lie. On a le signe de cette fonction cachée avec le poids que conserve l'État. Alors qu'il est censé ne plus servir à grand-chose, personne n'arrive à s'en débarasser !
Même aux États-Unis, où son rôle est plus limité qu'en Europe, il coûte 36 % de la richesse nationale. En fait, le politique est ce qui permet à la politique de fonctionner.
Y a-t-il une « pensée 68 » ? En faites-vous partie ?
Il existe quelque chose comme une « pensée 68 », même si cette dénomination est absurde, puisque ses représentants sont d'une génération antérieure. De quoi s'agit-il, au fond, derrière les appelations de chapelle (post-structuralisme, déconstructionnisme, post-modernisme, etc.) ?
De l'idée d'une convergence théorique des grandes percées en matière de sciences de l'homme (linguistique, ethnologie, psychanalyse), sous le signe de la philosophie. Je me rattache à cette inspiration, à laquelle je suis resté imperturbablement fidèle. Je crois que le programme est le bon : à partir de ce qui s'est ouvert avec les sciences de l'homme, on a les éléments d'une reconsidération radicale de ce qu'est l'humanité dans son histoire et dans son fonctionnement intellectuel, psychique, affectif, etc. Sauf que le problème est de lui donner sa juste traduction. De ce point de vue, je suis très critique par rapport aux productions intellectuelles de l'époque (Lacan, Lévi-Strauss, Foucault, Derrida...) tout en reconnaissant ce que leurs tentatives ratées ont apporté.
Je continue de croire qu'elles comportent les ferments d'un renouveau philosophique.
Vous vous êtes intéressé à l'ethnologie dans cette perspective. Vous avez voulu tirer les conséquences philosophiques des découvertes ethnologiques, en particulier du travail de Pierre Clastres sur les sociétés contre l'État. Quelle est la « leçon des sauvages » ?
Toutes les philosophies de l'histoire sont des philosophies du progrès : l'humanité est développement. Ce qui paraissait très vraisemblable sur la base de ce qu'on savait jusqu'autour de 1900. Tout ce que nous savions de l'histoire reposait sur la documentation écrite liée à l'État. Or sa naissance est récente à l'échelle de ce que nous avons appris depuis : elle date d'environ 5 000 ans. L'exploration ethnologique dilate considérablement le temps de l'histoire humaine et permet d'aborder de manière documentée ce qui était jusque-là une question conjecturale. À partir d'indices ténus mais puissants, les débuts de l'humanité se révèlent différents de ce que l'on avait imaginé. Le plus bouleversant concerne les sociétés d'avant l'État sur lesquelles Pierre Clastres apporte un éclairage décisif. Elles ne sont pas des bandes misérables tendues vers un avenir étatique meilleur.
Elles sont « contre l'État » selon une formule qui demande à être bien comprise. Comment être contre quelque chose qu'on ne connaît pas ?
Ce ne sont pas des communautés autogestionnaires qui auraient voté contre l'État à main levée.
Ce sont des sociétés organisées de telle manière que l'émergence d'un appareil d'État séparé est rendu improbable. Ces sociétés sans État sont cependant politiques. Il faut donc dissocier le politique et l'État. La question qui restait pendante dans les travaux de Pierre Clastres était de savoir ce qui permet à des sociétés d'exister sans l'État tout en étant politiques ? La réponse me paraît résider dans le facteur religieux. Je propose de comprendre la religion des peuples sauvages à partir de la fonction sociale et politique qu'elle remplit. C'est la forme de religion la plus radicale qu'on puisse imaginer. Toutes les religions posent un principe supérieur et extérieur qui commande les affaires humaines. Ces religions premières s'organisent autour de la forme la plus rigoureuse d'extériorité surnaturelle que l'on puisse imaginer : l'antériorité temporelle. Tout vient d'avant. L'origine, le moment de mise en ordre des choses a déterminé la manière dont nous vivons. Conséquence politique : personne n'est du côté du principe fondateur. Tout le monde est à égalité devant ce temps des ancêtres, dont nous sommes les héritiers et dont nous avons à perpétuer les leçons. Personne n'est en position d'autorité sur le terrain surnaturel.
En quoi les grandes religions historiques rapprochent-elles le surnaturel de l'homme ?
En installant le divin dans le présent, elles en font l'objet d'une expérience directe des hommes. Avec cette conséquence politique considérable : les dieux ont des intermédiaires, des représentants dans le monde humain. Dans les sociétés primitives, ce qui s'est passé avec les ancêtres fondateurs est à jamais incommunicable. Même si le rite en réitère l'enseignement au présent, le temps sacré est révolu. Avec un dieu, l'origine est actuelle. Celui qui a fait la loi est celui qui continue de l'imposer aux hommes. Il est possible d'entrer en relation avec lui directement (mystique) ou indirectement (culte).
Au sein des monothéismes, le christianisme vous paraît original : il est « la religion de la sortie de la religion ». Que signifie cette formule ?
La grande question porte, dans les monothéismes, sur les modalités de la révélation. Dans le christianisme, c'est l'incarnation qui constitue le pivot de l'originalité chrétienne. Dieu ne parle pas par sa propre bouche. Il ne dicte pas sa loi. Il envoie son fils, un homme qui est en même temps dieu. La signification de ce fait est inépuisable. Il implique que le domaine humain a son originalité irréductible : pour parler aux hommes, il faut parler un langage humain. Le divin est d'ailleurs. À partir de là s'ouvre un espace herméneutique d'interprétation de ce que peut être le divin au-delà de son envoyé. Cette interprétation engage nécessairement une métaphysique. Elle présuppose la séparation de l'ici-bas et son autonomie par rapport à l'au-delà. Il s'ensuit une dynamique de dissociation des deux sphères de réalité qui est propre à l'histoire chrétienne. Voilà le dispositif logique. Encore fallait-il que l'histoire actualise les virtualités inscrites en lui. C'est ce qui se passe en Europe de l'Ouest à partir de l'an 1000. Dans le chistianisme oriental, rien de tel ne s'est mis en route.
Quand vous parlez du désenchantement du monde, vous parlez de la fin de la fonction politique de la religion. Mais est-ce qu'on ne peut pas penser que l'expérience religieuse subsiste au-delà de ce désenchantement ?
Je n'entends pas réduire la religion à sa fonction politique. Elle a une autre histoire. Nous assistons en Europe à l'extinction du rôle de la religion dans l'organisation collective. Il est clair que cela ne met pas le point final à son histoire. Il reste à écrire une histoire anthropologique de la religion qui l'envisage non plus du point de vue de son rôle dans la cité, mais du point de vue de l'enracinement anthropologique des croyances religieuses. L'homme est l'animal susceptible de religion. Je ne crois pas qu'il soit religieux par essence. Son essence comporte la possibilité de la religion. Cette possibilité a massivement dominé son histoire. Mais elle n'est pas une contrainte inflexible. Elle peut laisser place à autre chose. Cela veut dire, dans l'autre sens, que ce quelque chose aura néanmoins à voir avec le religieux. Quand l'homme cesse d'être religieux, il reste le même. Ce qui passait par la religion emprunte d'autres modes d'expression. C'est cette métamorphose déconcertante que nous sommes en train de vivre. L'anthropologie de la possibilité religieuse reste le meilleur chemin pour comprendre l'humanité contemporaine apparemment la plus éloignée de cet ordre de préoccupations. Même au milieu du matérialisme et de l'hédonisme les plus débridés, il y a autre chose qui travaille.
Est-ce que la fin de la fonction politique de la religion ne décrédibilise pas la croyance religieuse privée ?
Nous sommes en train de vivre, sur l'Ancien Continent, la fin de la religion sociologique, celle qui fonctionnait jusqu'il y a peu encore comme un intégrateur des micro-communautés (quartier, paroisse, communauté paysanne…). Le cycle de vie restait ordonné par les rites religieux – baptême, communion, mariage, enterrement, etc. Ce n'est pas tout à fait fini, parce que les gens ont beau ne plus croire en rien, ils sont embêtés à l'idée qu'on les enterre sans la moindre cérémonie.
Si l'homme n'est pas un être religieux, il est assurément un être rituel. Toujours est-il que cette liquidation de la religion de l'intégration sociale a de grands effets sur le statut de la croyance. Elle élimine les fidèles routiniers, ceux qui allaient à la messe pour faire comme tout le monde, mais elle fait, par ailleurs, des derniers croyants des gens solidement assurés de leur foi. Leur conviction est volontiers protestataire contre les valeurs dominantes de la société. La croyance religieuse tend à se transformer en levier critique contre l'aplatissement du monde. Plus la dissociation entre religion et conformisme social va s'accuser, plus l'engagement religieux va devenir une option significative. Cette minorité agissante pourrait nous réserver des surprises .
Propos recueillis par Martin Legros et Nicolas Truong.