“Mais un enfant, finalement, c’est quoi?”

Le Ligueur, hebdomadaire pluraliste belge, 03/01/2007

Lorsque l’enfant paraît, on pleure, on s’émerveille. Au-delà de l’enchantement, commence un truc compliqué. Comment cette adorable petite bête qui ressemble tant à son papa mais qui ne sait que téter et pisser va-t-elle devenir un être humain? On croirait que c’est laissé à l’intuition de chacun et de sa chacune. Eh bien non. Il y a des intellos et des intellotes pour y réfléchir. Qui se demandent si l’enfant d’aujourd’hui c’est le même enfant que l’enfant d’hier. Et découvrent que la réponse est non. Les familles ne sont plus tout à fait les familles. Ça bouge. Et ce petit bout n’est plus à la même place que son père quand son père lui disait “Vas te coucher!” C’est ça qui a changé dans la vie, les enfants ne vont plus se coucher.

Marcel Gauchet, qui dirige la belle revue Le Débat chez Gallimard, sera ce 13 janvier 2007 le premier d’une série de penseurs à se demander ce qu’est un enfant. Autant prévenir, ça va vous étonner!

Donc les enfants, c’est pas évident

« La pathologie typique de l'ancien mode d'institution était la névrose, l'intériorisation de l'interdit, la constitution de soi autour de l'autorépression. La rançon caractéristique du nouveau, c'est l'impossible entrée dans la vie. Son trouble emblématique, ce n'est plus le déchirement intérieur, mais l'interminable chemin vers soi-même ».

(extrait de Marcel Gauchet, « L'enfant du désir », Le Débat n°132, pp.98-121)

Le Ligueur: L’enfant, drôle de question, non?

Marcel Gauchet: “Dans l’équipe du Débat, nous sommes partis de l’éducation au sens large. Au niveau scolaire et au niveau familial. On s’est dit: Et si c’était l’idée de ce qu’on pensait être un enfant qui faisait problème?On découvre alors une contradiction. D’une part, l’enfant est reconnu comme une personne de plus en plus tôt, un être humain à part entière, un adulte même. Mais inversement, l’enfant est infantilisé. Il est vulnérable, on ne le protégera jamais assez. En particulier, il faut le mettre à l’abri de toute sexualité adulte. D’un côté on ne peut rien lui dire, de l’autre on est hyper responsable.”

L. L.: Nouveaux enfants, nouveaux parents?

M. G.: Nous avons vécu une révolution silencieuse de la famille. Elle est devenue privée. Elle ne joue plus son rôle institutionnel et se veut un lieu sans conflits. Le pater familias n’existe plus.

Les pères n’ont plus aucune autorité.

L’autorité est passée aux femmes. Il n’y a pas longtemps, on disait Famille, je vous hais, on se situait contre elle pour commencer sa vie. Aujourd’hui, on dit ‘Famille je vous aime’, c’est un refuge. Mine de rien, c’est une transformation anthropologique.

L. L.: Vous dites que la famille est moins conflictuelle vraiment?

M. G.: Oui moins conflictuelle, mais donc plus fragile. Dès qu’il y a conflit, il y a séparation. La famille est désormais sous le signe de l’inquiétude. De l’anxiété. Nous sommes plus libres mais nous ne sommes évidemment pas plus heureux. Pour le dire autrement, notre liberté se paie cher.

Plus je t’aime, moins c’est facile

L. L.: L’enfant d’aujourd’hui est un enfant désiré. N’est-ce pas le grand changement?

M. G.: C’est un changement extraordinaire. Avant, un enfant arrivait et voilà. Maintenant, c’est un enfant du désir, c’est un enfant à moi, c’est mon enfant, c’est mon enfant à moi. Cette situation change la manière dont nous les éduquons. Et surtout elle complique terriblement la manière dont les enfants peuvent se libérer un jour de leurs parents. Comment s’émanciper de ce désir? Comment on entre dans la vie? Comment on fait pour ne pas être un Tanguy?

L. L.: Tanguy d’un côté, violents de l’autre?

M. G.: Notre génération veut jouer tous les rôles. Nous sommes les parents mais nous disons être les jeunes. Nous sommes au pouvoir mais nous sommes la critique. La violence des jeunes ne trouve pas sa cible. Ils sont en plein désarroi.

Propos recueillis par Michel Gueude.

Un monde désenchanté ?

Compte rendu rédigé par Stéphane Hampartzoumian, chercheur au CEAQ (Centre d’Étude sur l’Actuel et le Quotidien) de Paris V.

Marcel Gauchet a publié en 1985 un livre intitulé Le Désenchantement du monde. Dans ce livre, qui se veut une histoire politique de la religion comme l’indique le sous-titre, l’auteur expose une thèse ambitieuse. Il se propose en effet rien de moins que de déconstruire la modernité à travers la description et l’analyse de ce qu’il repère comme un basculement décisif, soit le déplacement de la réalité sociale de la religion vers la démocratie. C’est ce qu’il appelle la sortie de la religion et qui aboutit à cette conséquence radicalement neuve du point de vue historique, dorénavant « Le lien des hommes est concevable et praticable sans les dieux. »[1]

Cette théorie générale de la religion se présente comme la conclusion d’une vaste entreprise théorique mobilisant plusieurs champs du savoir (ethnologie, histoire, sociologie, psychologie) dans une sorte de généalogie de la modernité ayant pour finalité de penser la réalité sociale la plus contemporaine.

Aujourd’hui soit presque 20 ans plus tard, Marcel Gauchet publie un nouveau livre intitulé Un Monde désenchanté ?, ce livre est assez particulier puisqu’il s’inscrit directement dans le prolongement du premier. Il reprend un ensemble de textes (entretiens, interventions et articles) dans lesquels la thèse de la sortie de la religion est systématiquement (re)discutée, systématiquement (re)mise en question - c’est tout le sens du point d’interrogation dans le titre ; - . Marcel Gauchet s’emploie de bon gré à répondre ici aux demandes d’éclaircissement et aux objections qui lui sont adressées. Le débat lui offre ainsi l’occasion de préciser quelques points aussi bien sur la méthode que sur le contenu, c’est aussi l’occasion d’apporter quelques développements à la thèse principale. « Je ne connais pas de discipline intellectuelle plus salubre et plus fructueuse que celle qui consiste à se soumettre à l’interrogation d’interlocuteurs dont la référence, les modes de raisonnement et les curiosités vous emmènent loin, de l’univers qui vous est familier. J’ai toujours appris en me prêtant de mon mieux à ce décentrement qui m’était proposé. » [2]

L’ouvrage se distribue en trois grandes parties : 1 Le désenchantement du monde en débat, 2 Sortie, retour et transformation du religieux et 3 Les religions dans la démocratie.

La première partie reprend les actes d’un débat organisé à l’initiative de Pierre Colin (doyen de la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris) et de Olivier Mongin (directeur de la revue Esprit) lors de la publication du Désenchantement du monde en 1985. Le débat, souvent pointu, porte d’abord sur des points théologiques visant à étayer la spécificité du christianisme dans sa vocation à figurer la religion de la sortie de la religion, selon la formule de Marcel Gauchet. Le débat porte ensuite sur les points de méthode de l’analyse historique, il s’agit notamment pour l’auteur de se situer habilement entre le double piège de la pure détermination structurelle et de la stricte créativité sociale.

Dans la seconde partie, (selon moi la plus intéressante), l’auteur se confronte à l’idée tenace selon laquelle on assiste à un retour du religieux dans les sociétés contemporaines. Marcel Gauchet introduit une subtile articulation entre les deux processus apparemment antinomiques de sortie et de retour du religieux, ce qui lui permet de réaffirmer la thèse du désenchantement contre celle du réenchantement de la réalité sociale. Les manifestations visibles du soi-disant réenchantement du monde (le fondamentalisme et le spiritualisme), ne sont qu’une double illusion d’optique, selon l’auteur, qu’il convient de lire non pas comme des contradictions mais bel et bien comme d’ultimes confirmations empiriques de la sortie de la religion. « La prophétie du retour du religieux s’appuie aujourd’hui sur deux séries de faits, principalement, qui lui donne un semblant de crédibilité : d’une part, pour commencer par le plus spectaculaire, la poussée des fondamentalismes, spécialement dans l’islam, et d’autre part, là même où le mouvement de sortie de la religion a été le plus loin, là où les Églises ont perdu le plus de poids, la manifestation de « besoins de spiritualité » qui trouvent diversement à se satisfaire. En bref, le New Age et les talibans. Or ces faits, si l’on prend la peine de les regarder de près, au lieu de se contenter de les télescoper pour faire du sensationnalisme à bon marché, d’abord sont très différents, mais ensuite et surtout, ne correspondent ni les uns ni les autres au rétablissement d’une organisation religieuse du monde. » [3]

Au contraire, les fondamentalistes religieux ne sont finalement que des agents de la modernité à leur insu, et la crise de mysticisme n’est qu’un symptôme de la pathologie des sociétés individualistes. Marcel Gauchet réussit ainsi à retourner brillamment l’argument critique en une validation implicite de sa thèse.

La troisième et dernière partie traite de la situation inédite dans laquelle se retrouve les religions constituées au terme de cette désinstitutionnalisation forcée, caractéristique de la sortie de la religion à l’époque contemporaine. L’auteur porte son attention sur la situation française qui lui semble assez exemplaire. La grande bataille entre l’État laïc et l’Église catholique est aujourd’hui révolue, l’État a gagné. Mais l’Église n’a pas pour autant disparu de l’espace social. Au contraire elle est appelée et au premier chef par l’État lui-même, à combler l’immense vide laissé par l’effondrement des religions séculières (Marxisme et Républicanisme), autant de religions de substitution devenue obsolètes. Cependant c’est dans un espace social neutre et étroitement encadré par l’État que les Églises doivent trouver leur place. Marcel Gauchet parle alors de relégitimation paradoxale. « La désofficialisation (des identités religieuses) s’accompagne, en fait, d’un gain en visibilité et en légitimité sociales des instances religieuses, en tant que sources morales et spirituelles. Elles sont reconnues apporter quelque chose dont l’existence en commun ne saurait se passer et que la chose publique n’est plus en mesure de fournir par elle-même. Quelque chose qui ne fait plus problème dès lors qu’il ne se présente plus sous le signe de l’autorité et qu’il se donne dans une essentielle pluralité. » [4]

Pour finir, je dirai que ce livre ne dispense pas de lire le Désenchantement du monde (1985), au contraire il en prolonge utilement la lecture, via le compte-rendu des multiples interrogations provoquées par la thèse de la sortie de la religion. Les redondances qui émaillent inévitablement ce type d’ouvrage alourdissent la lecture, mais ont néanmoins le mérite didactique de rendre plus accessible la théorie de Marcel Gauchet, jusque dans ses plus subtiles nuances.

NOTES :

[1] Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, (1985), 2002, p. 290 et Un Monde désenchanté ?, Paris, Les Éditions de l’atelier, (2004), p. 130 pour une redéfinition précise de cette formule.

[2] Marcel Gauchet, Un Monde désenchanté ?, Paris, Les Éditions de l’atelier, (2004), p. 10

[3] Marcel Gauchet, Ibidem, p. 71.

[4] Marcel Gauchet, Ibidem, p. 161.

Freud, l'empreinte du génie

France 5 diffuse actuellement un documentaire sur Freud avec la participation de Marcel Gauchet intitulé FREUD, L'EMPREINTE D'UN GENIE.
Durée : 00:51 Documentaire écrit par Stéphane Khémis et Didier Martiny, réalisé par Didier Martiny, et produit par MK2TV, avec la participation de France 5. Narration : Didier Martiny. 2006.
1900 : l'exposition Universelle à Paris symbolise tous les espoirs pour le siècle à venir : mondialisation des idées, échanges, conquêtes scientifiques... Cette même année, un médecin juif, viennois, inconnu, publie "L'interprétation des rêves ". Sigmund Freud, spécialiste en neurologie, va créer une méthode originale d'exploration du psychisme avec le concept d'inconscient dont nous ne sommes pas maître. C'est la naissance de la psychanalyse qui va conquérir le monde. La théorie freudienne est sans conteste une révolution culturelle et s'inscrit comme une découverte exceptionnelle dans l'univers des idées. Le documentaire propose une immersion dans l'époque, à Vienne, où les intellectuels comme le peintre Gustav Klimt, fondateur du mouvement sécessionniste, voulaient se départir du conservatisme guindé des classes dirigeantes de l'empire Austro- Hongrois. Le téléspectateur pénètre dans l'univers privé de Freud, issu de la communauté juive qui a souffert de l'antisémitisme, et qui sera persécutée par les nazis. Découverte des sphères professionnelles et amicales qui permirent à Freud de développer ses théories révolutionnaires '' du moi, du ça et du surmoi''.
Diffusions : Mardi 23 Janvier - 01:59 Mercredi 31 Janvier - 03:49 Dimanche 04 Février - 06:14

Débat présidentiel : la question qu'il faudrait poser

Ouest France, 03/12/2006

Marcel Gauchet s'inquiète : les vrais choix que doit faire la France ne seront pas clarifiés au cours de la campagne électorale. Les candidats devraient expliquer comment la France peut épouser la mondialisation.

Nicolas Sarkozy et François Bayrou viennent de déclarer leur candidature. Pensez-vous que les Français vont désormais voir plus clair dans le débat présidentiel ?

Sur le fond, je crains que non. Mais pour le moment, le principal se joue sur l'image. Nous allons voir comment ces images vont se préciser (ou non). Ségolène Royal, candidate de la gauche de gouvernement, et Nicolas Sarkozy, candidat de la droite de gouvernement, ont en commun d'incarner le renouvellement de leurs camps respectifs. Mais ce qui me frappe, c'est le flou des directions qu'ils tracent. Ils ne s'écartent de l'orthodoxie que pour y faire allégeance aussitôt. Sarkozy a mis beaucoup de gaullisme dans son libéralisme, ces derniers temps, et Ségolène Royal ne manque jamais d'invoquer l'héritage mitterrandien. Peut-être est-ce une prudence nécessaire pour que le changement se fasse. C'est ce que cette campagne va nous apprendre.

Pourquoi cette confusion ?

Nous n'avons pas en France de tradition du débat parlementaire constructif, destiné à éclairer le compromis que représente toute décision. Le gouvernement impose sa loi sans la justifier, l'opposition s'oppose systématiquement. Personne n'écoute, chaque citoyen en est réduit à se faire son opinion par lui-même. Les médias, tels qu'ils fonctionnent, ne l'aident pas beaucoup, le poids des extrêmes dans la vie publique non plus. Les multiplications des autorités indépendantes, haut comité de ceci, observatoire de cela, n'ont fait qu'ajouter de l'obscurité à l'obscurité. Pourtant, regardez l'effet produit par la commission Outreau : elle a montré ce que peut un travail d'enquête et de confrontation bien conduit. C'est de ce côté-là qu'il faut chercher, en donnant au Parlement, non pas forcément plus de pouvoirs, mais son véritable rôle. L'organisation de la délibération publique devrait être une priorité de tout gouvernement.

Est-ce que l'élection présidentielle peut conduire à un vrai changement en France ?

Il faut changer, tout le monde est d'accord. Mais le changement ne se fait pas, ou il vient trop lentement, dans la douleur et au milieu des cris de refus. Il est vrai que la voie est difficile à trouver, indépendamment même des crispations d'intérêt. On peut résumer le problème ainsi : le monde auquel il s'agit de s'adapter, dans son cours néo-libéral actuel, marche au rebours de ce que les Français pensent et savent faire spontanément, en fonction de leur histoire. Les intérêts privés plutôt que la puissance publique, l'arbitrage du marché plutôt que l'autorité de l'Etat, le juge et le contrat plutôt que la loi : rien de tout cela n'est enthousiasmant pour nous, héritiers de la Convention, de Napoléon et du général de Gaulle.

Du coup, les Français ont l'impression que s'ils se mettent à faire des concessions, s'ils entrent dans cette logique, ils sont morts. D'où la force de l'immobilisme anxieux dans le pays, et la folie anti-libérale. En même temps, les Français sentent aussi que le statu quo est intenable. Ils n'en sont que plus déprimés. Ils n'ont pas trouvé les dirigeants capables de conduire la mue en leur montrant qu'il y a une façon française d'épouser la mondialisation. Ils ont le choix, en gros, entre des gens qui ne savent pas ce que c'est que la France, et des gens qui ne savent pas ce que c'est le monde. Autrement dit, entre deux formes de suicide. On comprend qu'ils soient pessimistes !

Voilà l'équation que le candidat idéal devrait avoir la capacité de résoudre : permettre à la France de trouver sa place dans le monde tel qu'il est, pour continuer à y faire la course en tête, sans s'y perdre.

Pour la campagne qui s'engage, quels sont les grands choix à clarifier ?

Il faudrait dire : qui devraient être clarifiés, car ils ne le seront certainement pas. Au mieux, la campagne fera avancer la perception de certaines réalités dans la conscience collective (comme la « fracture sociale » en 1995). Lesquelles ? Difficile à dire à l'avance. Le réchauffement climatique ? La dette ? La dégradation de l'hôpital et du système de soins ? Pour la clarification des choix à faire, malheureusement, il faudra repasser.

Nous sommes plongés depuis plus de quinze ans dans une querelle confuse autour de la mondialisation : plus d'ouverture ou plus de protection ? Elle va continuer, et elle n'a aucune raison de gagner en clarté.

De manière générale, la confusion est un des graves problèmes du débat public en France. On n'arrive même pas à s'y retrouver sur les données de base. Regardez la bataille autour du CPE du printemps dernier ! Ou plus récemment la dispute ténébreuse autour de la fusion Suez-Gaz de France. C'est une des raisons pour lesquelles la politique suscite tant de frustrations.

Propos recueilli par Paul Goupil.