Ouest France, 03/12/2006
Marcel Gauchet s'inquiète : les vrais choix que doit faire la France ne seront pas clarifiés au cours de la campagne électorale. Les candidats devraient expliquer comment la France peut épouser la mondialisation.
Nicolas Sarkozy et François Bayrou viennent de déclarer leur candidature. Pensez-vous que les Français vont désormais voir plus clair dans le débat présidentiel ?
Sur le fond, je crains que non. Mais pour le moment, le principal se joue sur l'image. Nous allons voir comment ces images vont se préciser (ou non). Ségolène Royal, candidate de la gauche de gouvernement, et Nicolas Sarkozy, candidat de la droite de gouvernement, ont en commun d'incarner le renouvellement de leurs camps respectifs. Mais ce qui me frappe, c'est le flou des directions qu'ils tracent. Ils ne s'écartent de l'orthodoxie que pour y faire allégeance aussitôt. Sarkozy a mis beaucoup de gaullisme dans son libéralisme, ces derniers temps, et Ségolène Royal ne manque jamais d'invoquer l'héritage mitterrandien. Peut-être est-ce une prudence nécessaire pour que le changement se fasse. C'est ce que cette campagne va nous apprendre.
Pourquoi cette confusion ?
Nous n'avons pas en France de tradition du débat parlementaire constructif, destiné à éclairer le compromis que représente toute décision. Le gouvernement impose sa loi sans la justifier, l'opposition s'oppose systématiquement. Personne n'écoute, chaque citoyen en est réduit à se faire son opinion par lui-même. Les médias, tels qu'ils fonctionnent, ne l'aident pas beaucoup, le poids des extrêmes dans la vie publique non plus. Les multiplications des autorités indépendantes, haut comité de ceci, observatoire de cela, n'ont fait qu'ajouter de l'obscurité à l'obscurité. Pourtant, regardez l'effet produit par la commission Outreau : elle a montré ce que peut un travail d'enquête et de confrontation bien conduit. C'est de ce côté-là qu'il faut chercher, en donnant au Parlement, non pas forcément plus de pouvoirs, mais son véritable rôle. L'organisation de la délibération publique devrait être une priorité de tout gouvernement.
Est-ce que l'élection présidentielle peut conduire à un vrai changement en France ?
Il faut changer, tout le monde est d'accord. Mais le changement ne se fait pas, ou il vient trop lentement, dans la douleur et au milieu des cris de refus. Il est vrai que la voie est difficile à trouver, indépendamment même des crispations d'intérêt. On peut résumer le problème ainsi : le monde auquel il s'agit de s'adapter, dans son cours néo-libéral actuel, marche au rebours de ce que les Français pensent et savent faire spontanément, en fonction de leur histoire. Les intérêts privés plutôt que la puissance publique, l'arbitrage du marché plutôt que l'autorité de l'Etat, le juge et le contrat plutôt que la loi : rien de tout cela n'est enthousiasmant pour nous, héritiers de la Convention, de Napoléon et du général de Gaulle.
Du coup, les Français ont l'impression que s'ils se mettent à faire des concessions, s'ils entrent dans cette logique, ils sont morts. D'où la force de l'immobilisme anxieux dans le pays, et la folie anti-libérale. En même temps, les Français sentent aussi que le statu quo est intenable. Ils n'en sont que plus déprimés. Ils n'ont pas trouvé les dirigeants capables de conduire la mue en leur montrant qu'il y a une façon française d'épouser la mondialisation. Ils ont le choix, en gros, entre des gens qui ne savent pas ce que c'est que la France, et des gens qui ne savent pas ce que c'est le monde. Autrement dit, entre deux formes de suicide. On comprend qu'ils soient pessimistes !
Voilà l'équation que le candidat idéal devrait avoir la capacité de résoudre : permettre à la France de trouver sa place dans le monde tel qu'il est, pour continuer à y faire la course en tête, sans s'y perdre.
Pour la campagne qui s'engage, quels sont les grands choix à clarifier ?
Il faudrait dire : qui devraient être clarifiés, car ils ne le seront certainement pas. Au mieux, la campagne fera avancer la perception de certaines réalités dans la conscience collective (comme la « fracture sociale » en 1995). Lesquelles ? Difficile à dire à l'avance. Le réchauffement climatique ? La dette ? La dégradation de l'hôpital et du système de soins ? Pour la clarification des choix à faire, malheureusement, il faudra repasser.
Nous sommes plongés depuis plus de quinze ans dans une querelle confuse autour de la mondialisation : plus d'ouverture ou plus de protection ? Elle va continuer, et elle n'a aucune raison de gagner en clarté.
De manière générale, la confusion est un des graves problèmes du débat public en France. On n'arrive même pas à s'y retrouver sur les données de base. Regardez la bataille autour du CPE du printemps dernier ! Ou plus récemment la dispute ténébreuse autour de la fusion Suez-Gaz de France. C'est une des raisons pour lesquelles la politique suscite tant de frustrations.
Propos recueilli par Paul Goupil.