Un monde désenchanté ?

Compte rendu rédigé par Stéphane Hampartzoumian, chercheur au CEAQ (Centre d’Étude sur l’Actuel et le Quotidien) de Paris V.

Marcel Gauchet a publié en 1985 un livre intitulé Le Désenchantement du monde. Dans ce livre, qui se veut une histoire politique de la religion comme l’indique le sous-titre, l’auteur expose une thèse ambitieuse. Il se propose en effet rien de moins que de déconstruire la modernité à travers la description et l’analyse de ce qu’il repère comme un basculement décisif, soit le déplacement de la réalité sociale de la religion vers la démocratie. C’est ce qu’il appelle la sortie de la religion et qui aboutit à cette conséquence radicalement neuve du point de vue historique, dorénavant « Le lien des hommes est concevable et praticable sans les dieux. »[1]

Cette théorie générale de la religion se présente comme la conclusion d’une vaste entreprise théorique mobilisant plusieurs champs du savoir (ethnologie, histoire, sociologie, psychologie) dans une sorte de généalogie de la modernité ayant pour finalité de penser la réalité sociale la plus contemporaine.

Aujourd’hui soit presque 20 ans plus tard, Marcel Gauchet publie un nouveau livre intitulé Un Monde désenchanté ?, ce livre est assez particulier puisqu’il s’inscrit directement dans le prolongement du premier. Il reprend un ensemble de textes (entretiens, interventions et articles) dans lesquels la thèse de la sortie de la religion est systématiquement (re)discutée, systématiquement (re)mise en question - c’est tout le sens du point d’interrogation dans le titre ; - . Marcel Gauchet s’emploie de bon gré à répondre ici aux demandes d’éclaircissement et aux objections qui lui sont adressées. Le débat lui offre ainsi l’occasion de préciser quelques points aussi bien sur la méthode que sur le contenu, c’est aussi l’occasion d’apporter quelques développements à la thèse principale. « Je ne connais pas de discipline intellectuelle plus salubre et plus fructueuse que celle qui consiste à se soumettre à l’interrogation d’interlocuteurs dont la référence, les modes de raisonnement et les curiosités vous emmènent loin, de l’univers qui vous est familier. J’ai toujours appris en me prêtant de mon mieux à ce décentrement qui m’était proposé. » [2]

L’ouvrage se distribue en trois grandes parties : 1 Le désenchantement du monde en débat, 2 Sortie, retour et transformation du religieux et 3 Les religions dans la démocratie.

La première partie reprend les actes d’un débat organisé à l’initiative de Pierre Colin (doyen de la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris) et de Olivier Mongin (directeur de la revue Esprit) lors de la publication du Désenchantement du monde en 1985. Le débat, souvent pointu, porte d’abord sur des points théologiques visant à étayer la spécificité du christianisme dans sa vocation à figurer la religion de la sortie de la religion, selon la formule de Marcel Gauchet. Le débat porte ensuite sur les points de méthode de l’analyse historique, il s’agit notamment pour l’auteur de se situer habilement entre le double piège de la pure détermination structurelle et de la stricte créativité sociale.

Dans la seconde partie, (selon moi la plus intéressante), l’auteur se confronte à l’idée tenace selon laquelle on assiste à un retour du religieux dans les sociétés contemporaines. Marcel Gauchet introduit une subtile articulation entre les deux processus apparemment antinomiques de sortie et de retour du religieux, ce qui lui permet de réaffirmer la thèse du désenchantement contre celle du réenchantement de la réalité sociale. Les manifestations visibles du soi-disant réenchantement du monde (le fondamentalisme et le spiritualisme), ne sont qu’une double illusion d’optique, selon l’auteur, qu’il convient de lire non pas comme des contradictions mais bel et bien comme d’ultimes confirmations empiriques de la sortie de la religion. « La prophétie du retour du religieux s’appuie aujourd’hui sur deux séries de faits, principalement, qui lui donne un semblant de crédibilité : d’une part, pour commencer par le plus spectaculaire, la poussée des fondamentalismes, spécialement dans l’islam, et d’autre part, là même où le mouvement de sortie de la religion a été le plus loin, là où les Églises ont perdu le plus de poids, la manifestation de « besoins de spiritualité » qui trouvent diversement à se satisfaire. En bref, le New Age et les talibans. Or ces faits, si l’on prend la peine de les regarder de près, au lieu de se contenter de les télescoper pour faire du sensationnalisme à bon marché, d’abord sont très différents, mais ensuite et surtout, ne correspondent ni les uns ni les autres au rétablissement d’une organisation religieuse du monde. » [3]

Au contraire, les fondamentalistes religieux ne sont finalement que des agents de la modernité à leur insu, et la crise de mysticisme n’est qu’un symptôme de la pathologie des sociétés individualistes. Marcel Gauchet réussit ainsi à retourner brillamment l’argument critique en une validation implicite de sa thèse.

La troisième et dernière partie traite de la situation inédite dans laquelle se retrouve les religions constituées au terme de cette désinstitutionnalisation forcée, caractéristique de la sortie de la religion à l’époque contemporaine. L’auteur porte son attention sur la situation française qui lui semble assez exemplaire. La grande bataille entre l’État laïc et l’Église catholique est aujourd’hui révolue, l’État a gagné. Mais l’Église n’a pas pour autant disparu de l’espace social. Au contraire elle est appelée et au premier chef par l’État lui-même, à combler l’immense vide laissé par l’effondrement des religions séculières (Marxisme et Républicanisme), autant de religions de substitution devenue obsolètes. Cependant c’est dans un espace social neutre et étroitement encadré par l’État que les Églises doivent trouver leur place. Marcel Gauchet parle alors de relégitimation paradoxale. « La désofficialisation (des identités religieuses) s’accompagne, en fait, d’un gain en visibilité et en légitimité sociales des instances religieuses, en tant que sources morales et spirituelles. Elles sont reconnues apporter quelque chose dont l’existence en commun ne saurait se passer et que la chose publique n’est plus en mesure de fournir par elle-même. Quelque chose qui ne fait plus problème dès lors qu’il ne se présente plus sous le signe de l’autorité et qu’il se donne dans une essentielle pluralité. » [4]

Pour finir, je dirai que ce livre ne dispense pas de lire le Désenchantement du monde (1985), au contraire il en prolonge utilement la lecture, via le compte-rendu des multiples interrogations provoquées par la thèse de la sortie de la religion. Les redondances qui émaillent inévitablement ce type d’ouvrage alourdissent la lecture, mais ont néanmoins le mérite didactique de rendre plus accessible la théorie de Marcel Gauchet, jusque dans ses plus subtiles nuances.

NOTES :

[1] Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, (1985), 2002, p. 290 et Un Monde désenchanté ?, Paris, Les Éditions de l’atelier, (2004), p. 130 pour une redéfinition précise de cette formule.

[2] Marcel Gauchet, Un Monde désenchanté ?, Paris, Les Éditions de l’atelier, (2004), p. 10

[3] Marcel Gauchet, Ibidem, p. 71.

[4] Marcel Gauchet, Ibidem, p. 161.