Après les Etats généraux de la presse, le président de la République a annoncé certaines mesures pour endiguer la crise, mais pour vous cette crise n'est pas seulement de la publicité et de la demande, mais aussi de l'offre ?
Je précise d'abord que je n'ai d'autre titre à m'exprimer sur le sujet que celui de philosophe pour lequel la lecture du journal est la prière du matin, du midi et du soir. Il y a deux choses à distinguer : une question économique et un problème intellectuel de définition de la presse sur papier. Je ne suis pas compétent sur la première question. Bernard Poulet dit l'essentiel à son propos dans La Fin des journaux (à paraître chez Gallimard, le 12 février). Sur la seconde, je crois qu'on a fait fausse route en supposant que tous les lecteurs étaient entrés dans l'ère du zapping – brièveté, proximité, images. On est parti d'une définition très étroite de la demande pour constater à l'arrivée qu'elle n'est pas au rendez-vous. On a d'un côté des lecteurs à la recherche d'un contenu qu'on ne leur offre plus, et de l'autre une presse à la recherche d'un public qui n'existe pas.
Comment analysez-vous ce que vous appelez la tentative d'écrire pour un lecteur abstrait qui n'existe pas ?
Compte tenu du reflux qui les affecte, les journaux tentent d'aller au-devant des lecteurs jeunes, car ce sont les jeunes qui ne lisent plus. L'analyse est que nous sommes dans un environnement, avec l'audiovisuel et le Net, où l'information doit être immédiate, calibrée, prête à l'emploi. La thèse sous-jacente est que les médias ont implanté un mode d'appréhension de l'actualité dans la tête des lecteurs auquel il faut bien se soumettre puisqu'il gouverne leurs attentes. Je ne crois rien de tel, même si c'est vrai pour une partie des publics.
Réduire la taille des articles, privilégier le vécu, se priver de l'expertise de journalistes hautement compétents dans leur secteur est suicidaire. Il ne faut pas déduire du fait qu'on parcourt un gratuit pour lequel on ne paierait même pas 10 centimes qu'on est prêt à acheter le même en mieux – mieux présenté et mieux écrit – pour 1,30 euro. Ce modèle du papillonnement correspond bien sûr à une tendance lourde de notre univers à base de martèlement des nouvelles et de renouvellement constant des images chocs. Mais cette tendance nourrit aussi par contraste le désir d'autre chose. C'est un tel antidote qu'on attend de la presse écrite. Il justifie plus que jamais son rôle.
N'est-ce pas une conception totalement dépassée de la presse ?
Vous parlez d'une presse élitiste ?
Le mot ne me fait pas peur. Que demande quelqu'un qui cherche à comprendre l'actualité ? Pas qu'on lui répète ce qu'il peut trouver partout. Il demande de la mise en perspective et du recul, autrement dit de l'histoire et de la géographie. Il est en quête d'une intelligibilité qui exige la connaissance d'un domaine ou d'une région du monde, et qui suppose un certain type d'écriture et de compétence.
Or nous assistons au contraire à un rétrécissement très net du spectre, avec une actualité de plus en plus dépourvue de mémoire et une domination de l'information domestique sur l'information extérieure. Tout cela est provisoire. Je pense que la presse écrite va peut-être devenir, pour un temps, plus confidentielle, mais qu'elle va monter en gamme, de manière à fournir des services plus spécifiques, ce qui ne dispense pas d'une synergie avec toutes les nouvelles technologies.
La presse papier est là, justement pour fournir des clés, pour accroître la capacité d'exploiter toutes ces ressources désormais disponibles. Il y a une demande solvable pour ce rôle, même si elle est aujourd'hui minoritaire. Un véritable entrepreneur, de ceux qui ne suivent pas le troupeau, saurait repartir de cette base restreinte pour conquérir un public plus large. Après tout, c'est ni plus ni moins le trajet qu'a suivi Le Monde de Beuve-Méry dans l'après-1945.
Pourquoi croyez-vous à la survie du papier et de la presse, à un moment où, sur le Net, chacun se croit journaliste ?
Il est vrai que chacun peut aujourd'hui s'adresser directement à la Terre entière. Mais en pratique, où sont les lecteurs ? Aux abris, en général ! C'est un moment, pas un modèle. Ce que démontre le "tous journalistes" est précisément, a contrario, qu'il y a un vrai métier de journaliste. Qu'il faut redéfinir profondément, mais qui va sortir vainqueur de cette confusion car on aura de plus en plus besoin de professionnels pour s'y retrouver dans le dédale et nous épargner de chercher au milieu des 999 000 prises de parole à disposition. Il ne faut pas induire de l'amateurisme global la pulvérisation intégrale du professionnalisme. C'est l'inverse qui va se produire. Le moment actuel est un passage. Mais à l'arrivée, le niveau d'exigence à l'égard de la presse sera plus élevé et non plus bas.
Quant à la question du papier, il est évident que pour les journaux comme pour les livres, le papier est devenu inutile dans beaucoup de cas. Pour l'information de proximité notamment. Pour le renseignement. Il est beaucoup plus pratique d'avoir accès à certaines données en quelques clics, que d'avoir dix volumes d'une encyclopédie chez soi. Mais ces informations ponctuelles ne dispensent pas d'une recherche d'intelligibilité.
Celle-ci suppose un rassemblement raisonné des données ou des points de vue, l'analyse, l'argumentation, bref, du texte suivi pour lequel le papier demeure un support privilégié. La preuve, dès que vous découvrez un texte intéressant sur le Net, vous l'imprimez. La consommation de papier ne diminue pas, au contraire.
Dans l'autre sens, si les lecteurs de journaux vont si volontiers sur le Net, c'est aussi parce qu'ils sont convaincus qu'un survol hâtif leur suffira. C'est ce partage qui est en train de se chercher. Il oblige à repenser ce qu'on attend de la presse sur papier. Elle doit se concentrer sur ce qu'elle a d'irremplaçable. Il y a un mystère à élucider dans ce pouvoir du support. Le fait est que l'objet papier autorise un commerce avec l'écrit que l'écran ne permet pas. Il est lié à un mode de compréhension dont je ne vois pas pourquoi il disparaîtrait.
Sauf si le désir de compréhension disparaît ?
Ce n'est pas au programme. Il ne faut pas prendre un moment difficile pour la fin de l'Histoire.