A quelles conditions l'école peut-elle encore répondre à ses missions d'éducation? Relations avec la famille, transmissions des savoirs, questions d'autorité, autant de nouveaux enjeux qui se posent à elle sur fond de suppressions de postes.
Laurence Luret – Marcel Gauchet, vous êtes philosophe et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Si je vous ai invité ce matin, c’est parce que vous avez publié un livre remarquable coécrit avec Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi. Conditions de l’éducation, c’est son titre, c’est-à-dire à quelles conditions l’école peut-elle répondre à ses missions ? C’est un livre qui résonne fortement en cette période de suppression de postes. Or, vous qui avez toujours eu à cœur la sauvegarde de l’école, surprise, vous nous dîtes que plus de postes ou moins de postes c’est un faux problème. Pourquoi ?
Marcel Gauchet – C’est un vrai problème. Bien entendu, je ne songerai pas à nier l’importance des éléments matériels dans la vie de l’éducation mais les problèmes auxquels nous sommes confrontés dans ce domaine ne se résument pas à ces questions de moyens matériels. Imaginons, par un gouvernement extraordinairement généreux, que les moyens optimaux soient réunis. Nous serions quand même confrontés à des difficultés de fond dans l’exercice de l’éducation. D’ailleurs, le problème ne se résume pas qu’aux problèmes de l’école. Il est beaucoup plus large.
Justement, vous dégagez quatre grands enjeux pour l’école. Le premier, c’est la relation entre l’école et la famille. On sent bien un malaise des deux côtés d’ailleurs. Pourquoi est-ce devenu problématique ?
Il faut partir de la situation antérieure. C’est un problème tout à fait nouveau. Ce dont on s’aperçoit de plus en plus, c’est que cet accord qui paraissait naturel – les familles et l’école veulent ensemble éduquer les enfants ou les jeunes – ne va plus du tout de soi. Le fond du problème tient évidemment, sans surprise, aux énormes transformations de la famille qui sont survenues depuis une trentaine d’années et qui ont créées littéralement une nouvelle famille. Non plus la "famille-institution" à laquelle on était habituée mais une "famille privatisée" beaucoup plus informelle et où l’essentiel sont les rapports affectifs entre les parents mais aussi entre les parents et les enfants et où, du coup, la relation avec l’école se place sous le signe d’une certaine incompréhension. D’un côté, les familles demandent de l’éducation, plus que jamais d’une certaine manière, mais, j’oserais dire qu’elles en demandent trop. Elles demandent à l’école, en quelques sortes, de faire leur travail plus celui que l’école faisait habituellement parce qu’elles n’ont plus à cœur, dans ce cadre affectif qu’est devenu le leur, de se consacrer à la tâche difficile de socialisation.
Les familles veulent bien que l’école socialise l’enfant. Or, comme cet enfant est le leur, il est un peu particulier et il faudrait le traiter d’un façon particulière.
Voilà. L’école est forcément une institution égalitaire dont la règle est de traiter tout le monde de la même façon, de traiter l’enfant avec égard mais de le traiter à l’identique. C’est la règle d’une institution. Pour les familles, en revanche, l’enfant c’est le singulier, celui qui n’est pas comme les autres puisque c’est le leur. Cela se comprend très bien mais du coup il y a un choc entre les réquisitions de la famille et la manière dont fonctionne l’institution.
Deuxième enjeu : la perte du sens des savoirs. Quoi apprendre ? Comment ? On dit qu’aujourd’hui il faut apprendre à apprendre. Vous en pensez quoi ?
Je pense que c’est un très noble objectif. Ce débat n’a cessé de croître et d’embellir avec la mise à disposition technique de moyens de plus en plus efficaces qui ont constitués une sorte de modèle idéal implicite de l’apprentissage qui n’a rien à voir avec la construction des cadres intellectuels, qui est tout à fait autre chose, que la mission de l’école est d’opérer. Pour comprendre l’histoire, il faut avoir dans l’esprit ce que veut dire une chronologie : une succession d’évènements qui se font suite de manière raisonnée. Ce n’est pas simplement apprendre des dates par cœur. C’était l’exemple justement de l’école absurde d’autrefois. C’est au contraire avoir dans l’esprit le cadre intellectuel qui permet de mettre en ordre ces dates et de voir qu’il y a entre elles des relations sensées. Ca c’est le travail de l’école et ça, aucune technique avec laquelle on aurait une relation spontanée ne peut vous l’offrir.
Troisième enjeu : la question de l’autorité dont a besoin l’école. C’est une question à la mode avec un retour aux traditions et sans véritable réflexion, dites-vous. Comment et sur quoi fonder cette autorité ?
C’est la question empoisonnée par excellence sur laquelle nous errons entre des positions toutes plus absurdes les unes que les autres, celle des réactionnaires qui pensent qu’il faudrait rétablir on ne sait pas très bien quoi et sur quelles bases et celle des gens qui pensent qu’en fait l’autorité n’existe pas. Je crois qu’il est grand temps précisément de voir de quoi il s’agit. En quoi la vie sociale a besoin d’autorité ? Elle a besoin d’autorité, c’est très simple, parce que c’est le moyen d’économiser la force. Là où il n’y a pas l’autorité, il n’y a que la contrainte légale. On ne va pas mettre de la police dans les écoles même s’il y a des gens qui y pensent. Cela ne me paraît pas une solution très constructive. Je doute qu’elle produirait les effets escomptés d’ailleurs parce que, précisément, c’est la paix dont on a besoin pour étudier dans la confiance. Personne ne fera jamais cela par la contrainte. Cela n’existe pas.
Quatrième enjeu : l’éducation de l’enfant dans sa totalité. Là, on aborde un problème encore plus complexe. Pourquoi l’absence de prise en compte de la globalité de la vie quotidienne de l’enfant, du centre de loisir à l’ordinateur à domicile, est-elle un obstacle majeur aux conditions de l’enseignement ?
Ce dont les enfants ont par-dessus tout besoin, c’est qu’on s’occupe d’eux.
De la présence.
Oui, qu’on s’intéresse à ce qu’ils font. Evidemment que l’abondance matérielle dans laquelle on les fait vivre est souvent un substitut à l’intérêt, y compris pour les conditions réelles dans lesquelles ils vivent qui ne peuvent être interprétées par eux que sous un signe très simple : Ils dérangent. Effectivement, dans la vie d’aujourd’hui, c’est compliqué. Au fond, le grand problème c’est de garder les enfants. On le voit bien quand il y a une grève dans l’Education nationale. C’est le problème nationale numéro un. Il est temps de revenir à un examen complet non pas simplement de ce qui se passe dans les classes mais de la vie que mènent les enfants pour comprendre comment une éducation peu s’insérer dans cette vie parce que cela ne va pas de soi. Il n’y a pas d’accord naturel. Ce n’est pas le développement spontané qui se fait tout seul au travers de l’école. Il faut qu’il soit porté par un environnement social où l’éducation soit au rendez-vous à tout les moments et de façon convergente.
Merci Marcel Gauchet.