Les effets paradoxaux de la crise

Marcel Gauchet

Journées d'études du CEVIPOF , Sciences po Paris

Jeudi 1er Octobre 2009

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Deux remarques préalables avant d’en venir à ce que l’on peut d’ores et déjà discerner dès à présent des effets de la crise.

Premièrement sur le caractère paradoxal des effets de cette crise. On peut en effet considérer qu’elle aura eu le bénéfice intellectuel de nous obliger à sortir de tout ce qui, dans les sciences continuent à emprunter à des modèles, au fond, de la causalité physique avec des schémas linéaires de transposition et de contamination de l’économique au social, puis du social au politique. Nous ne sommes plus du tout, en effet, dans cette configuration. C’est un point sur lequel on ne saurait trop insister et, de toutes les manières, nous allons devoir réviser profondément la manière d’articuler ces différents paramètres.

Deuxième remarque préalable à propos de l’ombre gigantesque des années 1930 qui pèse évidemment sur notre perception de la crise. Pour aller très vite, je dirais que la différence - nous pouvons la situer assez précisément, me semble-t-il - tient à l’offre idéologique.

La crise de 1929 intervient dans un contexte où il existe une crise des régimes libéraux très antérieure. On peut la faire remonter, à mon sens, bien avant 1914. Elle accompagne la mise en place du suffrage universel à l’intérieur des régimes libéraux pour aller vite. Elle s’affirme après 1918 où l’on a, tout de suite après la guerre, la cristallisation d’une extrême droite radicale - et même révolutionnaire - à l’enseigne du nationalisme et, dans le sillage de la révolution bolchévique, la cristallisation d’un révolutionnarisme d’extrême gauche armé d’une puissante analyse et d’une proposition idéologique vis-à-vis de la société bourgeoise. La crise des années 30 arrive donc dans un contexte marqué par le développement de la foi révolutionnaire et dont elle va démultiplier les proportions - la crise apparaissant comme la ratification et la certification de cette perspective révolutionnaire qui mobilise les masses.

Rien de pareil dans notre contexte. Nous vivons le crépuscule ou l’éclipse de l’idée de révolution. Nous sommes dans le moment de clôture d’un grand cycle historique - qui se confond en gros avec le vingtième siècle - où ce dessein révolutionnaire, qui a été organisateur du champ politique sur le plan idéologique, est en repli. L’offre idéologique par rapport à la crise que nous vivons est a peu près nulle. En fait, elle se résume à des succédanés d’idéologies du passé dont les adeptes eux-mêmes mesurent bien le caractère peu adéquat à la situation, et qu’ils brandissent plutôt comme des symboles que comme des doctrines opératoires.

Là, il faut rappeler une chose qui, dans l’espace public français, n’est apparemment pas toujours bien comprise : la protestation n’est pas la révolution. Je crois qu’il y a une importante différence parce que précisément, pour que la protestation passe à la révolution, il faut que derrière la protestation il y ait une offre idéologique qui lui donne à la fois l’intensité mobilisatrice sur le plan affectif et un progrès global plus ou moins crédible à une échelle de masse. Nous ne sommes absolument pas dans cette situation. Je crois que rien ne le traduit mieux d’une certaine façon que le recours à l’arme symbolique du suicide au travail pour exprimer un refus social. Là, on est aux antipodes absolus de ce qu’est l’espérance révolutionnaire : la désespérance individuelle transportée dans l’espace public.

J’en viens à ce qu’on peut discerner des effets de la crise. Je retiendrais trois points.

Le légitimisme des opinions

Le premier effet paradoxal de la crise est le renforcement inattendu des pouvoirs en place. Non seulement la crise ne s’est traduite nulle part ni par une déstabilisation des gouvernements en place ni par une radicalisation prononcée des opinions publiques mais plutôt par un confortement des gouvernements installés. Ils sont, somme toute, assez rares à avoir été bousculés politiquement de manière très significative par la crise. Est-ce un si grand mystère ? Non. Tout simplement, les gouvernements de 2008-2009 ne sont pas les gouvernements de 1929-1931. Ils sont devenus des gouvernements - tous quels qu’ils soient et en dehors de tout clivage idéologique - massivement interventionnistes, au mépris de leurs affichages idéologiques antérieurs dont ils n’ont même pas l’air de se souvenir ! Il faut admirer cette aisance dans le virage à 180° sans problème. A l’époque de Staline, on passait des mois à justifier le tournant. Là, on ne se préoccupe même pas de lui donner un contenu idéologique !

J’ajouterais un point à ce propos. Un autre effet mériterait l’exploration. Je n’ai aucune compétence pour le faire mais je le mets dans le programme d’un travail qui me paraît très important : l’effet retraite. En quoi une crise financière peut-elle profondément inquiéter les populations et provoquer une sorte de solidarisation avec les pouvoirs en place ? Tout simplement, au regard de ce qu’est devenue la retraite dans l’imaginaire social de nos sociétés du point de vue des attentes individuelles : le moment qui couronne l’existence sous le signe de la liberté. On comprend alors sans peine, en considérant cette importance des retraites, le souci des populations qu’il y ait toujours quelque chose dans la caisse pour le moment où ils auront à bénéficier de leurs prestations ou pour qu’ils continuent à en bénéficier quand ils en bénéficient déjà. Le dispositif de l’Etat providence, peut-être plus largement même que la retraite au sens strict, est un facteur de légitimisme des opinions qui me semble pas avoir été suffisamment souligné jusqu’à présent.

La délégitimation des élites et le repli sur le privé

Il existe autre effet, plus en profondeur, qui doit être inscrit dans un temps long. Il vient de loin. Il vient de la crise des années 1970 avec les différentes vicissitudes qu’elle a connues. Un pays comme la France - ce n’est pas le cas de tous les pays occidentaux - n’a cessé de vivre dans la crise depuis les années 1970. L’effet peu perceptible - nous manquons d’indicateurs pour mesurer un tel phénomène mais il me semble très perceptible dans les attitudes de l’opinion - est la délégitimation en profondeur des élites dont la traduction politique est essentiellement négative :

1) désaffectation à l’égard non seulement de l’engagement politique mais aussi de l’implication politique la plus élémentaire;

2) scepticisme à l’égard de l’offre politique et repli massif sur les valeurs du privé. Là, on peut observer cette évolution vers la valorisation du domaine privé, qui s’effectue même de manière acritique vis-à-vis des valeurs publiques mais qui les désaffecte de l’intérieur.

Cette délégitimation, du point de vue des comportements politique a plutôt tendance à se traduire par le retrait. Mais il faut faire très attention : c’est un facteur par définition instable. Il peut être aussi bien l’occasion d’une protestation violente. Rien n’est plus envisageable, du point de vue des logiques des comportements, que la transformation quasi-immédiate, à la faveur d’une conjoncture qui le permet, de la désaffection en comportement de rupture, sans dessein politique affirmé, mais avec des effets importants.

La distance vis-à-vis des solutions alternatives

Troisième effet qui me semble perceptible et le plus paradoxal d’une certaine manière par rapport à nos habitudes de pensée qui sont les nôtres depuis longtemps : la crise me paraît avoir pour effet d’accentuer la crise idéologique de la gauche - dans le cadre européen en tout cas. Là, nous sommes aux antipodes des années 1930 où l’effet de la crise a été massivement, en dehors du communisme et de la perspective révolutionnaire, de faire passer un consensus de l’opinion en direction du socialisme. Il a été par exemple très bien analysé dans le cas britannique. Un socialisme personnaliste, humaniste, plus ou moins vague, mais dont la grande traduction vont être les réformes de 1945 qui vont quand même incroyablement infléchir le cours des régimes libéraux.

Nous sommes à l’opposé aujourd’hui : la crise met en évidence le déficit d’alternative et de perspectives crédibles de la part de la gauche. Le porte-à-faux vis-à-vis de la situation de nos sociétés s’accentue. On peut évidemment objecter à cette perspective le succès ou le relatif réinvestissement d’une gauche radicale - je ne dirais pas une gauche révolutionnaire mais une gauche de principe. En effet, c’est un des effets très probable de cette crise : une gauche pour laquelle on vote non pas parce qu’on croit aux perspectives qu’elle trace - dont d’ailleurs très souvent les dirigeants eux-mêmes ne croient pas au caractère praticable- mais parce qu’elle a une dimension symbolique de protestation. Un gauche qui, dès lors, n’est jamais suffisamment marquée comme protestation et qui favorise des options radicales, sans illusion sur le résultat qui peut en découler. Ceci ne fait en retour qu’accentuer la difficulté d’être de la gauche de gouvernement dont les efforts pour se rendre en quelque sorte crédible sur le plan du praticable politique achève de la disqualifier au regard de son électorat naturel. Elle est dans une situation très difficile.

Je terminerais par une note sur la prudence que nous devons garder. Ne nous hypnotisons pas sur le court terme. La nature même des quelques effets que je viens d’évoquer fait que cette tranquillité relative de surface, le légitimisme des opinions, ce repli sur le privé, cette distance vis-à-vis des solutions alternatives, n’en sont pas moins porteurs d’une instabilité principielle du champ politique dont nous ne pouvons savoir ce qu’elle donnera mais qui est un élément que nous devons garder à l’esprit devant toute appréciation de l’évolution future de nos sociétés.

Crise économique et crise démocratique : Trois questions à Marcel Gauchet

Institut d'Etudes Politiques, Strasbourg, 16 avril 2009

A l'occasion d'une conférence intitulée "crise économique et crise démocratique " organisée par l'AUP (Aumônerie Universitaire Protestante), le BDE (Bureau des Elèves) de l'Institut d'Etudes Politiques de Strasbourg et l'association Sciences Po Forum, Marcel Gauchet a répondu à quelques questions des étudiants concernant la crise.

Monsieur Gauchet, pouvons-nous dire qu'il y a un échec du pouvoir politique à gérer la crise? Peut-on parler de faillite politique des démocraties occidentales?

Avec les enseignements que nous avons tirés de la crise de 1929, nos sociétés ont évolué vers un type d'économie mixte, appliquant les principes keynésiens (en référence à l'économiste britannique des années 1930-50, John Meynard Keynes). D'après ces principes, l'État doit soutenir la croissance en investissant dans l'économie et en encourageant la consommation des ménages. Puis, il y a eu le tournant des années 1970, caractérisé notamment par le désengagement de l'État. Aujourd'hui, le néolibéralisme touche à ses limites. Nous faisons face à un problème de vide moral et spirituel: les économistes ne font que décrire la crise par un mou consensus, sans donner d'explications de fond. La crise économique reflète une crise intellectuelle et ne propose aucune alternative, aucun plan B.

Est-il possible d'affirmer que les démocraties occidentales se sont faites rattrapées par le système économique qu'elles ont elles-même créé? Peut-on encore qualifier une société de démocratique alors même que son système économique échappe au contrôle du pouvoir politique et à celui des citoyens?

Oui et non. Oui parce que le pouvoir politique démocratique n'entend pas réguler toute vie économique: le libéralisme, c'est d'abord et avant tout les libertés privées. Non parce qu'il y a aujourd'hui une dépossession devant la maîtrise du destin de tous, et cela est une insulte à l'idée même de démocratie. Nous définissons nos sociétés occidentales comme étant des « démocraties libérales ». En réalité, ce sont deux composantes qui ne vont pas de soit. L'adjectif libéral renvoie aux libertés privées, alors que l'aspect démocratique suppose la transformation de ces libertés en pouvoir politique, en pouvoir collectif. Les gouvernement actuels n'ont pas su faire cette transformation. Nous pouvons parler de crise démocratique dans le sens où nos sociétés occidentales ont évincé le gouvernement du peuple par lui-même. Toute la délicatesse de la question est de retrouver l'équilibre de nos régimes politiques. Si d'un côté, la démocratie peut être tyrannique lorsque la majorité impose à la minorité, de l'autre le libéralisme peut entraîner l'impuissance du pouvoir politique.

Dans l'ensemble des choses que nous venons d'aborder, comment envisagez-vous la place de l'homme en tant qu'individu et en tant que citoyen?

La crise a des implications morales et existentielles. Nous ressentons une interpellation personnelle, comme une sorte d'écho qui est présent dans le comportement de chacun. Les crises économique et démocratique soulèvent la contradiction inhérent qu'il y a en nous. Alors que le travailleur est soucieux de ses droits sociaux, le consommateur veut tout, tout de suite, et au plus bas prix. Alors que le citoyen est consterné par tout ce qui se passe, l'individu privé est recroquevillé sur ses intérêts personnels. De ce fait, la crise actuelle, à l'inverse de celle de 1929, est une crise autant interne qu'externe. En conclusion, nous pourrions dire que la crise provoque remise en cause profonde de nos sociétés.

En d'autres mots, on leur pose la question de se transformer. En d'autres mots, les citoyens et l'ensemble de la classe politique semblent leur poser la question de se transformer, sans pour autant apporter de réponses. Mais si les mouvements qui s'opèrent sont lents et silencieux, je pense néanmoins qu'une autre société économique et démocratique est bien possible.

La confiance est le moteur de l’éducation

La Croix, mercredi 16 septembre 2009

L’obéissance que les enfants doivent aux adultes repose sur le besoin qu’ils ont d’être protégés et sur la conviction qu’on agit pour leur bien.

La Croix – Pourquoi, selon vous, le mot « obéissance » a-t-il été banni du vocabulaire des éducateurs ?

Marcel Gauchet - Ce mot a été réduit à la dimension de dressage, devenue le repoussoir absolu dans l’éducation d’aujourd’hui, qui fait appel à la compréhension et exclut tout mouvement d’imposition autoritaire, supposée être incompatible avec cette compréhension.

Bien sûr que l’éducation humaine n’est pas le dressage animal. Bien sûr qu’il y a eu des abus d’autoritarisme stupide. Mais une fois qu’on a dit cela, on n’a vu qu’un aspect du problème, par un tout petit bout de la lorgnette. Un peu de réflexion éloigne de l’obéissance, mais beaucoup de réflexion y ramène !

Il faut en effet rappeler ce principe essentiel : nous vivons dans des sociétés démocratiques, où l’obéissance joue un rôle fondamental. « L’obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté », écrivait Rousseau dans Le Contrat social. L’un des principes fondamentaux de la démocratie est que chacun accepte d'obéir aux lois qu'on s'est collectivement fixées.

Qu'est-ce qui justifie cette obéissance spécifique que les enfants devraient aux adultes ?

Nous sommes dans un moment de folie idéologique, où l'on pourrait compléter le premier article des droits de l'homme : « les hommes naissent libres, égaux... et adultes »! Or, les hommes ne naissent pas adultes, mais enfants. Ce qui les met dans une situation de dépendance, de tutelle. Les enfants ont objectivement besoin d'être protégés pour mener une existence satisfaisante, grandir, se développer. Ils ont besoin que les adultes se placent du point de vue de leur bien. C'est ce besoin de protection qui fonde l'autorité des adultes sur eux et donne à l'obéissance des enfants un sens.

L’âme de cette relation particulière adultes-enfants, c'est la confiance. Et il faut dire que dans la majorité des cas, les enfants font confiance aux adultes. Parfois même de manière déraisonnable - et il faut les en protéger, là aussi. Ce n'est donc pas simple. Mais c'est ce principe qui doit nous guider, comme dans la vie sociale en général. La confiance est l'élément positif, le moteur de l'éducation. Avant même de comprendre pourquoi on lui demande de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose, en faisant confiance à l'adulte, l'enfant se pénètre de l'idée que l'adulte fait quelque chose qui a un sens pour lui. Et dans la grande majorité des cas, les enfants se soumettent volontiers, car ils sentent très bien, très profondément, que leurs parents les aiment et les protègent.

Le fait d'agir au nom du bien de l'enfant a entraîné pourtant des dérives.

A partir du moment où il y a un pouvoir des adultes sur les enfants, il y a effectivement risque d'abus. Y compris dans la démagogie dont on fait preuve à leur égard en les laissant faire ce qu'ils veulent. L’éducation est un art, fait d'équilibres subtils, où il faut combiner – comme dans la vie sociale - des choses apparemment contradictoires : les libertés et la soumission, non pas à un arbitraire personnel, mais à des règles dont on pense qu'elles ont une valeur supérieure.

Faut-il aussi apprendre aux enfants à désobéir à certains ordres injustes ?

A partir du moment où on comprend qu'il y a de bonnes raisons d'obéir, on comprend qu'il y a parfois de très bonnes raisons de désobéir. Il y a des ordres auxquels il faut savoir s'opposer. Mais pour savoir désobéir à des ordres inacceptables, il faut avoir compris qu'il y a des ordres acceptables, justifiés, auxquels il y a du sens d'obéir. C'est l'un des grands apprentissages de l'existence.

Autrement dit, les enfants qui n'ont pas appris à obéir ne sauront pas non plus désobéir à des ordres injustes ?

C'est souvent le cas aujourd'hui ! Ils désobéissent volontiers à ce que leur demandent leurs parents et se soumettent aux injonctions pas toujours sensées de leur bande, ou à certains commandements stupides qui leur sont déversés par la publicité, les médias, et auxquels il serait très utile de leur apprendre à désobéir !

Recueilli par Christine Legrand

L'autorité, condition de l'éducation

Vidéo « L'autorité, condition de l'éducation » par Marcel Gauchet(format F.L.V, 291 Mo)

Mercredi 30 septembre 2009, Marcel Gauchet a inauguré le cycle de conférences "Mercredis de Créteil" proposé par l'Académie de Créteil avec un thème qui concerne tous les enseignants : «L'autorité, condition de l'éducation».

L’autorité de l’institution scolaire est prise entre deux feux. D’une part, l’espèce d’appel lancinant au retour de l’autorité et, de l’autre côté, une analyse en termes de fin de l’autorité (Alain Renaut) qui nous explique que dans un univers démocratique elle est une catégorie obsolète sur laquelle il n’y a plus lieu de discuter. C’est précisément cette aporie qu’il faut dépasser.

Y a-t-il véritablement une fin de l’autorité ? Pour Marcel Gauchet, nous assistons à la fin d'un certains âge de l'autorité. Nous en avons fini avec l'autoritarisme mais nous ne faisons que commencer avec la question de l'autorité.
Mais s’il n’y a pas fin de l’autorité mais métamorphose profonde des modalités dans lesquelles s’exerce ladite autorité (dont il faut en plus éclairer la raison d’être dans le cadre scolaire), à quelles conditions cette autorité peut-elle jouer dans l’aspect institutionnel qui est celui de l’éducation ?

La crise du PS provient d’une absence de perspectives intellectuelles

Le Figaro, Lundi 7 septembre 2009

Le philosophe analyse la situation au Parti socialiste aux prises avec les questions des primaires et du non-cumul des mandats. Plus largement, il s’interroge sur la crise de la social-démocratie en Europe.

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Le Figaro – Le PS vient de se convertir à l’idée de primaires ouvertes pour désigner son candidat à la présidentielle. Quelles peuvent être les conséquences d’une telle procédure?

Marcel Gauchet – Il est impossible de dire ce qu’une procédure, qui n’a jamais été utilisée en France, va donner. On ne sait pas comment la société va réagir. En particulier le fameux « peuple de gauche », dont ne sait pas trop en quoi il consiste. Est-ce qu’il va se mobiliser ? Combien de gens vont effectivement participer à ces primaires ? Combien de gens vont effectivement participer à ces primaires ? C’est le point crucial. Une faible participation, concentrée dans les cercles militants et apparentés, peut favoriser la gauche du parti. À l’inverse, une participation très large peut provoquer une évolution vers le centre. Mais il y a d’autres inconnues, une en particulier : comment la présélection va-t-elle se faire ? Il y a tant de candidats putatifs dans ce parti ! Une des arrière-pensées des caciques qui se résolvent à cette procédure est qu’ils auront la maîtrise de la présélection.

Ce lien direct entre le représentant et les électeurs de base peut-il changer la vie politique ?

Je ne le crois pas. Sauf à supposer des effets plébiscitaires massifs. C'est un peu ce qu’on a vu avec Ségolène Royal en 2007. A priori, elle était très bien partie. Elle jouissait de la faveur de l’opinion contre les caciques de son parti, ce qui l’a mise dans une position forte. Mais cela ne se passe pas toujours comme cela. Si vous avez trois ou quatre candidats séparés par une faible marge, en quoi le leadership de la personne qui va émerger sera-t-il indiscutable ? Regardez ce qui s'est passé en Italie où la procédure des primaires a fonctionné. On ne peut pas dire qu'elle a donné à Romano Prodi ou à Walter Veltroni une grande autorité. On dit que cette procédure va régler le problème du leadership à l’intérieur du PS. Ce n’est pas sûr : on peut même recueillir 80% des voix et ne jouir d’aucun leadership à titre personnel. C’est un talent qui ne s’apprend pas à l'ENA. Aucun des dirigeants actuels du PS, quelles que soient leurs qualités par ailleurs, ne possède la fibre d’un authentique leader. C’est là qu’est le problème. De ce point de vue les primaires ne régleront rien…

Comment expliquer l'irruption de cette idée? Est-ce lié à la crise du PS ou, plus profondément, à une aspiration de la société à plus de démocratie participative?

Les deux. Le contenu idéologique du PS s’est affaissé. Du coup, on ne voit plus que les ambitions : cela crée une situation ingérable dont les effets d’images sont désastreux. D’où l’idée de recourir à un arbitrage incontestable. D'autre part, à gauche, mais aussi au-delà, tout ce qui ressemble à une participation très large des citoyens recueille un assentiment de principe. Cette faveur me paraît en partie illusoire. On cherche à résoudre par des procédures des questions de fond. Comme si elles pouvaient remédier à ce qui est une absence de perspectives intellectuelles ...

L’autre annonce de l'université d'été du PS concerne le non-cumul des mandats, que les socialistes veulent s’imposer à eux-mêmes. Que pensez-vous de ce sujet?

La politique est un métier et la base de ce métier est fournie par des mandats locaux, dotés d’une plus grande inertie que les mandats nationaux. Si le PS est un parti de «cumulards », comme les autres d’ailleurs, c'est qu'il est très ancré localement. Des élus qui ont deux ou trois mandats ont forcément un emploi du temps impossible. Ils passent en coup de vent à l'Assemblée nationale, ou au Sénat. Et ils n’ont pas beaucoup le temps de réfléchir, de manière générale. Il ne faut pas leur demander de se passionner pour l’élaboration d’un programme. L'opinion publique est légitimement choquée par le fait qu'ils ne font pas ce pourquoi ils sont élus : participer au travail législatif et à la délibération sur les choix collectifs. Le non-cumul des mandats va-t-il changer quelque chose à cette situation? J’en doute. Un député qui n’est que député n’en continuera pas moins à s’occuper en priorité de sa réélection et donc de l’entretien de sa circonscription et de ses électeurs. En outre, il faut s’interroger sur les raisons de fond de cette situation. Si ce système de cumul a une telle force, cela tient au rôle de l'État en France et à la nécessité de médiateurs entre le centre et la périphérie.

C’est-à-dire...

Les populations sont très contentes, en fait, localement, d’avoir sous la main un député maire ou un sénateur maire bien introduit dans la capitale et en position de force, grâce à sa légitimité locale, pour négocier avec l'Etat. On ne peut traiter sérieusement du cumul des mandats sans prendre en compte cette réalité. Si l'on voulait supprimer le principe du cumul, il faudrait aller plus loin dans la décentralisation. Dans le cadre d’une autonomie régionale poussée, l'État ne serait plus dans cette position dominante et la situation des élus en serait changée, à tous les niveaux.

Le fait que beaucoup de socialistes cumulent des mandats contribue-t-il à la paralysie de sa réflexion en faisant passer la sauvegarde des intérêts locaux avant la réflexion sur la doctrine?

C’est plus compliqué. Le PS me paraît déchiré entre deux orientations de fond. Il oscille entre la tentation d'aller vers la « gauche de la gauche » et celle d’aller vers le centre. Ce tiraillement est géré par le décalage entre le local et le national. Le PS présente des profils très différents, selon les lieux. La même personne peut gérer avec le centre localement et refuser avec énergie l’alliance avec le Modem nationalement. C’est objectivement un parti de centre gauche auquel son héritage et la tradition française rendent difficile de s’assumer comme tel.

C’est donc l'identité du parti qui est en question.

Dans la politique, aujourd'hui, l’élément affectif et identitaire est devenu prépondérant. Tout autant que la personnalisation. La politique est de plus en plus sentimentale. Un leader national, surtout à gauche, se doit d’incarner à la fois une tradition historique et une orientation collective. Un des drames du PS est qu’il est dépourvu de personnalités « incarnatrices ».

Cette incapacité ne profite-t-elle pas à l'extrême gauche?

Bien sût, et d’autant plus que l’extrême gauche n’est plus aujourd'hui qu'identitaire et affective. Il faut même ajouter qu'elle est principalement médiatique. Olivier Besancenot est le meilleur homme politique de la télé, après Nicolas Sarkozy.

Comment expliquez-vous la place prise par la violence dans le débat politique, violence sociale dans les conflits d'entreprise, mais aussi violence intellectuelle avec des idéologues virulents?

La radicalité idéologique est un phénomène structurel en France. Rien de nouveau à cet égard. Simplement elle a changé de porte-parole. Le ministère de l'Intérieur a assuré la promotion de Julien Coupat et Alain Badiou, qui n’était connu que dans le milieu intellectuel, est devenu une vedette. Ne prenons pas la rotation du personnel pour un changement de fond. Quant à la violence sociale, il ne faut pas en exagérer les proportions. Elle est plus spectaculaire que réelle. C’est une violence de désespoir, en l'absence de tout relais politique plausible, devant une crise angoissante. Remarquez qu'elle est souvent une violence de pression, destinée à obtenir de meilleures indemnités de licenciement. Le contraire d’une violence révolutionnaire, qui est une violence d'espoir, portée par la foi dans une solution qu’on sent à portée de la main.

Est-ce pour cela que la social-démocratie profite si peu de la crise?

C’est le fond de la question. Nous sommes témoins d’une sorte d'affaissement historique de la social-démocratie en Europe. Pour comprendre ce phénomène, il faut remonter loin en amont. La social-démocratie, qui était la version douce de la révolution sociale, avait tout de même pour but la transformation radicale de la société. Avec l'écroulement de l'idée de révolution, et ses effets atomiques sur les Partis communistes, on a pu penser que l’heure de la social-démocratie était venue. En réalité, l'épuisement de l'idée révolutionnaire l’a rattrapée petit à petit. Elle n'a plus de programme. Mais le mal va encore plus profond. Il touche les valeurs et la morale dans lesquelles s’ancrait l'idée socialiste. Le refus de l’appât du gain, le désintéressement, l’aspiration au partage sont remis en cause par l'évolution de nos sociétés, qui consacre les valeurs d’accomplissement individuel. Si la légitimité des sociaux-démocrates subsiste pour protester contre les inégalités les plus choquantes, elle devient problématique quand il s'agit de définir une alternative. Les socialistes sont d’autant moins crédibles qu’ils sont pris par l’air du temps, et que leur politique encourage l'individualisme ambiant. Leur seule idée est de distribuer de nouveaux droits. Mais ce n'est pas de cette façon que l’on peut instaurer la justice sociale. Une société juste ne saurait naître d’une addition de droits.

L’écologie peut-elle tenir lieu de nouvelle morale à un PS désorienté?

La question dépasse de loin le PS, parce que la crise écologique concerne tout le monde. Il est tentant de penser que l’écologisme fournit un projet d'une société de substitution, en réhabilitant de surcroît une morale de la sobriété et de l’autocontrôle. Vues de près, les choses sont plus mêlées, car la motivation qui pousse vers la cause écologique est d’abord utilitaire. Elle procède du souci de survie plus que d'un idéal éthique. Et par ailleurs, elle est à la recherche de compromis qui éviteront d’avoir à trop changer. C'est ce qu’expriment les oxymores ambiants: je pense en particulier à celui du « développement durable », qui nous promet le développement sans ses conséquences. En réalité, le passage à la société écologique, qui sera peut-être nécessaire, risque d’être douloureux, car il va à contre-courant de toutes les tendances de la société actuelle.

Propos recueillis par Nicolas Barotte, Etienne de Montety et Paul-François Paoli.

Le PS reste le seul parti de l'alternance

Le Point, n°1924, 30 juillet 2009

Recomposition. Le PS ne mourra pas, car la nature politique a horreur du vide, estime le philosophe, qui parachève en 2010 une somme sur la démocratie.

Les partis politiques sont-ils mortels et assistons-nous à l'agonie du Parti socialiste ?

Marcel Gauchet : Pas si vite ! Les grands partis ne meurent pas comme ça. La démocratie a besoin d'un parti d'opposition capable d'incarner une alternance par rapport au parti au pouvoir. En France, cette place est tenue depuis un moment par le Parti socialiste. Celui-ci pourrait mourir seulement si un autre parti de gauche prenait le relais. On a vu le Parti radical disparaître au profit du PS et du PC, selon une évolution « sinistriste », comme disaient les politologues, qui s'est renversée lorsque le PS a plumé la volaille communiste. Le PS a beau avoir perdu de sa superbe, ses penchants suicidaires sont contrebalancés par l'absence d'alternative crédible à gauche. Ses dirigeants savent qu'ils n'ont pas grand-chose à craindre.

Même des Verts ? Ceux-ci ne pourraient-ils pas plumer la volaille socialiste ?

Le succès des Verts aux européennes a été celui d'un homme. Cohn-Bendit a su remédier aux failles du groupuscule politique qu'il a mené en campagne, mais de façon très temporaire. On est très content d'avoir les Verts sous la main pour voter contestataire, mais personne n'a envie de voir Cécile Duflot au ministère de l'Intérieur. A la rigueur, Nicolas Hulot ferait l'affaire pour remplacer Kouchner en tant que ministre des bons sentiments, mais les choses s'arrêtent là. Le PS, malgré ses errances, reste le seul parti dans la course comme candidat au gouvernement.

Il faut, dites-vous, un gouvernement et une opposition ; mais faut-il une droite et une gauche ? Ces appartenances sont-elles encore les socles des identités politiques ?

Je ne crois pas du tout à l'effacement du clivage entre droite et gauche. Certes, les brouillages sont importants, les évolutions énormes et la confusion intellectuelle considérable, mais la division demeure vivante. S'il est aujourd'hui difficile de définir la droite et la gauche en termes substantiels, la répulsion mutuelle que se vouent les deux camps idéologiques est intacte. On est de gauche d'abord parce qu'on déteste la droite. Et l'inverse est vrai. Nicolas Sarkozy incarne à merveille cette détestation existentielle de la gauche. Il ne supporte pas les gens qui détestent ceux qui gagnent de l'argent. Mais il est politique jusqu'au bout des ongles. Excellant à détecter les faiblesses de l'adversaire, il a compris que ce qui plombe la gauche, c'est son sectarisme. Il met donc un point d'honneur à ne pas être sectaire, sans difficulté, car il est pragmatique de tempérament. Mais la pulsion est là. Dans l'autre sens, le sentiment de supériorité morale associé à la condamnation de la richesse est bien vivant à gauche, y compris chez des gens riches !

Reste que beaucoup de gens ne savent plus très bien ce que signifient les mots « gauche » et « droite », d'où un sentiment de désorientation très répandu, notamment à gauche.

Toutes les gauches européennes sont confrontées à un impératif de redéfinition doctrinale dans une configuration globalement défavorable aux partis de gauche. Nous vivons un déplacement radical des repères intellectuels. La droite est devenue à la fois le parti du mouvement et celui de la réalité politique. D'une part, elle n'est plus conservatrice dans le sens où elle n'est plus préposée à la défense de l'autel, du trône, du sabre et du goupillon. Elle est revenue de la réforme à tout-va. Et elle est prête à intégrer des éléments de protection sociale dans son logiciel. Résultat, la gauche a perdu le monopole du changement. D'autre part, et c'est une nouveauté fondamentale par rapport à l'époque où la droite était largement catholique en France ou chrétienne ailleurs, elle est devenue le parti matérialiste, le parti de l'économie. Résultat, la gauche, qui revendiquait autrefois son matérialisme face à l'idéalisme mensonger de la droite, a perdu son instrument favori de démystification et se voit accusée à son tour d'idéalisme naïf. Enfin, la mondialisation offre paradoxalement à la droite une rente de situation politique. Car, face aux désordres dont elle s'accompagne, face aux flux migratoires qu'elle engendre, la droite incarne le réalisme et la fermeté, tandis que la gauche s'est laissé enfermer dans le seul registre de la générosité et de l'angélisme.

Précisément, n'est-ce pas en abandonnant la sécurité et la protection à la droite que la gauche a perdu une partie des classes populaires ?

En grande partie, oui. Sur ce terrain, la gauche est victime de son hérédité marxiste et internationaliste. Elle ne sait pas penser l'ordre politique dont les gens ont besoin. Cet aveuglement devant le politique explique son incapacité à faire sérieusement place au thème de la nation et, ce qui est un comble, aux fonctions protectrices de l'Etat dès qu'il ne s'agit pas de Sécurité sociale. Elle prétend accroître le rôle de l'Etat dans l'économie, sans comprendre sa fonction plus fondamentale dans la société. C'est son point aveugle majeur. Elle est en train de le payer cher.

Face au consternant spectacle du PS, la droite peut-elle pavoiser tranquillement jusqu'à 2012 ?

Personne ne peut dire comment les choses vont tourner. Après tout, les 28 % réalisés par l'UMP aux européennes ne sont pas un score très glorieux. Le sarkozysme repose sur une base solide mais étroite.

Le président n'a-t-il pas réussi à « fixer » la fraction des classes populaires passée par le FN dans les années 90 ?

Je crois que les choses sont plus ambiguës. Ce que l'électorat populaire apprécie chez lui, c'est qu'il est un homme politique qui sait ce qu'est le politique et n'a pas peur de l'assumer. Sur ce terrain, Sarkozy a marqué des points, c'est indéniable. Mais il y a un bémol : c'est qu'il était et qu'il reste le seul capable de le faire dans son camp. Il règne dans un désert. Ce n'est pas la droite qui a gagné en 2007, c'est lui, grâce à une équation purement personnelle. Il croit manifestement qu'il suffit à tout, mais il pourrait avoir tort.

Autrement dit, il ne s'agit pas d'un glissement vers la droite de la société française ?

Dans la tête des électeurs, le match se joue sur l'ordre des priorités. La situation économique créée par la crise entraîne une délégitimation de la promesse capitaliste telle qu'elle avait été formulée par Nicolas Sarkozy-« travailler plus pour gagner plus ». Or le néolibéralisme mondialisé ne pose pas seulement un problème de justice sociale, il menace la survie de nos sociétés en tant que sociétés. Les gens n'ont pas peur seulement du chômage pour eux et leurs enfants, ils ont peur de la société que fabrique la dynamique déchaînée des échanges. Une société acceptable est une société où tout le monde peut trouver sa place en étant utilement employé. Un pays composé d'une fraction de gens très riches, de classes moyennes paupérisées et de chômeurs consommateurs vivotant d'allocations ne fait pas une société acceptable.

Mais, dans les faits, la droite n'a ni le monopole du matérialisme ni celui de l'illusion néolibérale.

Il est vrai que la gauche n'a pas de réponse consistante à la mondialisation. Plus profondément, elle n'a aucune image de « la société décente », comme dit Michéa à la suite d'Orwell, à laquelle il conviendrait d'oeuvrer. Encore une fois, son vieil économisme lui cache l'importance du cadre politique. Les Chinois ne travaillent pas comme des fous seulement pour arriver un jour à rouler en Ferrari, mais pour renforcer la puissance chinoise et faire rayonner la nation chinoise. Même chose des Indiens et de bien d'autres. Mais nous, pauvres Européens, nous sommes englués dans le marécage bruxellois.

Dès lors que le souverainisme politique a sombré corps et biens ou à peu près, la « question nationale » n'est-elle pas à l'abandon ?

Si le souverainisme a disparu, c'est qu'il reposait sur une vision passéiste et caricaturale de la nation et, d'ailleurs, de l'idée de souveraineté elle-même. Il faut redonner à celle-ci une signification consonante avec le monde et l'époque dans lesquels nous vivons. La salutaire pacification du continent a enfermé les Européens dans l'euro-nombrilisme. Or, aujourd'hui, le système de référence est mondial, et le mondial est fait de nations. De grandes nations, ce qui légitime en un sens la démarche européenne, mais des nations qui se comportent comme des nations, même si c'est dans le cadre d'une compétition pacifique. C'est ce que nous avons désappris à faire à tous les niveaux. Cette évolution nous demande de revoir radicalement nos batteries.

Au sommet de la pile de livres sur votre bureau se trouvent « L'insurrection qui vient », attribuée à Julien Coupat, et « L'hypothèse communiste », d'Alain Badiou. Vous préparez-vous pour la révolution ? Que pensez-vous du succès des « intellectuels radicaux » ?

Je vais faire de la peine à Badiou, mais je suis bien obligé de constater que son succès prouve la persistance de l'identité française. Il montre que ce pays continue à vivre sur les acquis de son histoire. Qu'est-ce que Badiou ? Le communisme sans Lénine et Marx. Son propos réactive la promesse de l'égalité radicale qui a constitué la pointe extrême de la Révolution française et qui est restée depuis lors dans les gènes politiques du pays. Le cas de la bande à Coupat est encore plus amusant. Le mélange d'ultraradicalité subversive et de mépris aristocratique cultivé par le « comité invisible » relève d'un dandysme très français. Où, ailleurs qu'ici, réclame-t-on l'émancipation du genre humain tout en lui crachant dessus ? C'est l'un de ses charmes, la France est ce pays où les reliques d'un Guy Debord, grand maître du genre, peuvent être consacrées « trésor national ». J'en tire un conseil à la jeunesse : pour réussir, soyez toujours plus radical que le voisin, c'est un créneau d'avenir.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy

Nous sommes sous le coup d'une anesthésie

La Tribune, 27 juillet 2009

Dans sa série d'été "Visions de l'après-crise", le journal économique La Tribune a interrogé Marcel Gauchet. Il estime que nous ne sommes qu'à l'entrée d'un grand tunnel de remise en cause.

Rien ne sera plus comme avant » a dit Nicolas Sarkozy. Quels seront pour vous les principaux changements ?

Le retour à l'identique me paraît en effet tout à fait improbable, même si la plupart des acteurs attendent avec impatience le retour au "business as usual", de peur sans doute qu'il ne faille réfléchir ! Pour se projeter dans l'avenir, il faudrait d'abord pouvoir comprendre ce qui se passe. Or, ce qui est étonnant dans la situation que nous vivons, c'est à quel point l'intelligence est désarmée. Nous avons beaucoup plus de moyens d'action qu'en 1929, mais encore moins de moyens intellectuels.

S'il fallait néanmoins tenter de déceler sa genèse, que diriez-vous ?

Il me semble que la crise se déroule sur fond de bouleversements considérables, qui constituent ses sous-jacents. D'abord, dans l'histoire, toutes les grandes crises ont été des crises d'ajustement. Et il est clair que le système économique international a vécu des modifications considérables des rapports de force. Nous sommes passés d'un monde dominé par les Etats-Unis à un univers polycentrique, où de nouvelles puissances financières ont émergé à la faveur de trente ans d'accumulation de réserves liées au renchérissement du prix de l'énergie et des matières premières. Ne parlons pas des nouvelles puissances industrielles asiatiques. Même l'Amérique latine s'est soustraite à la domination nord américaine. Tout ceci pose la question du rôle du dollar, et de la nouvelle distribution du travail, des revenus et des projets économiques à l'échelle de la planète. Mais ce n'est pas tout. Nous avons aussi connu une mutation du système technique. L'informatisation de nos vies comme de nos sociétés a produit des effets considérables que nous avons sous-estimés. Comme naguère l'industrialisation ou l'apparition de l'électricité, elle a modifié en profondeur les rapports sociaux. Car l'informatisation a amplifié bien plus que le travail humain: elle a démultiplié la pensée elle-même, et ainsi décuplé le potentiel de l'économie de l'innovation. Désormais, les machines font le travail du cerveau, touchant en haut à la commande sociale, et en bas aux critères de l'employabilité. Nous ne maîtrisons pas les conséquences de ce processus. Enfin, la crise marque la fin de la révolution néo-libérale inaugurée voici trente ans par l'avènement du Thatchérisme. Or cette révolution était aussi une révolution philosophique, selon laquelle l'individu seul existait, le bien commun résultant de l'arbitrage par le marché des intérêts particuliers. Il est manifeste aujourd'hui que cette vision du monde a trouvé ses limites.

Nous allons donc passer à autre chose...

Oui, mais à quoi ? Car cette philosophie était tellement partagée que nous avons cessé de réfléchir à la marche de notre monde. Et devant la force du consensus, les porteurs d'un modèle alternatif n'avaient qu'à se taire ! Il est frappant de voir que les appels à une nouvelle régulation ne sont que des formules verbales sans consistance, ni cohérence. Nous ne sommes qu'à l'entrée d'un long tunnel de remise en cause de notre système, et non dans une crise cyclique classique. C'est bien une crise morale, intellectuelle, et politique qui va se dérouler sur des années. En d'autres termes, "le monde d'après", on ne le voit encore que de loin.

N'est-ce pas alors aux philosophes à faire émerger de nouveaux modèles ?

Les choses ne se passent pas de cette façon. L'invention de nouvelles façons de penser est un processus collectif beaucoup plus complexe. Les philosophes viennent après, éventuellement pour amplifier le mouvement. Ce n'est pas Marx qui a inventé le socialisme, même s'il a beaucoup fait pour lui. "La chouette de Minerve ne s'envole qu'à la nuit tombée", comme disait Hegel, qui savait de quoi il parlait.

Cette crise va-t-elle rebattre les cartes des valeurs dominantes ? Voir le retour de la communauté contre l'individualisme, de la logique de l'Etat contre les intérêts particuliers, du développement durable contre la croissance forte, du politique contre le tout économique ?

Espérons le ! Mais il ne faut pas se leurrer : un semblable retour des valeurs ne peut procéder que d'un réveil collectif qui n'a lieu que si les gens le veulent. Or pour l'instant, nous sommes sous le coup d'une anesthésie collective sans précédent historique ! Il faut dire que le niveau de protection sociale très élevé dont nous bénéficions collectivement crée une situation de confort peu propice aux remises en question. Contrairement aux années 30, où la mobilisation insurrectionnelle menaçait chaque jour, nous ne sommes pas dans une situation d'urgence.

Voyez vous de nouveaux risques émerger, par exemple celui du retour du protectionnisme contre le développement des échanges, ou des intégrismes contre l'équivalence des idéologies ?

Je ne suis pas prophète, mais il est probable que la sortie de crise se traduira par un redoublement de la compétition entre des pays qui auront renforcé leur cohérence dans l'épreuve. Si l'Amérique a perdu sa position hégémonique absolue ces dernières années, il ne faut pas sous-estimer sa capacité à rebondir en se mobilisant sur un grand projet national. Historiquement, les crises ont toujours été pour l'Amérique un moment propice pour retrouver la foi, et prendre son destin en main par des décisions clé. Les nouveaux venus comme la Chine ne lâcheront pas aisément la corde. L'avantage compétitif déterminant sera, demain, de nature politique: les plus inventifs gagneront parce qu'ils auront su mobiliser les énergies autour d'un projet identificateur. Cela pose un grave problème à l'Europe qui n'a pas l'armature institutionnelle d'une telle politique et qui en a en grande partie amputé la capacité chez ses pays membres. Elle risque de se retrouver dans le peloton de queue. C'est le moment où jamais de régénerer le modèle. Si les pays européens ne partent pas avec un projet coopératif pour le monde du type de celui qu'ils ont su bâtir entre eux, et s'ils ne savent pas le vendre cette crise sera un cataclysme pour eux.

Qu'est ce qui peut faire basculer " le monde d'après" d'un côté ou de l'autre ?

Les destins se forgent toujours en fonction de deux pôles : d'un côté, l'héritage, ce que l'on est par l'histoire et qui détermine notre identité. De l'autre, la capacité de se donner un but plausible, susceptible de créer une mobilisation collective. C'est bien ce que tente de faire Barack Obama en Amérique.

Alors que les responsables de la crise sont tous issus des meilleures écoles, comment évoluera le rapport aux élites ?

Le rejet des élites et de la connaissance est un risque réel. Il pousse dans le mauvais sens : puisque leurs belles théories nous ont mené dans le mur, à quoi bon réfléchir ! Or c'est précisément de meilleures théories et d'idées plus justes que nous avons urgemment besoin. Mais, nécessité faisant loi, je penche pour un raisonnable optimisme: l'histoire montre que l'espèce humaine ne se résigne jamais tout à fait à subir son sort sans le comprendre. Elle s'adapte sans cesse et réinvente le monde.

Propos recueillis par Valérie Segond

Arrêtons de demander à l’école tout et son contraire

Famille & éducation, n°476, mars-avril 2009

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Aujourd’hui, qu’est-ce qui change dans les conditions d’éducation au sein des familles ? Quelles sont les principales difficultés qu'elles rencontrent ?

Marcel Gauchet : Remontons à la racine. Pourquoi cette instabilité au sein des couples ? Tout simplement à cause des transformations de la famille, des attentes des individus à son égard, qui font d'elle essentiellement une institution privée et affective, donc sujette à des tensions privées et affectives ! Auparavant, les difficultés privées n'étaient pas sur le devant de la scène et le rapport à l'enfant était différent. L’ancienne famille institutionnelle considérait que sa priorité était de préparer les enfants à la vie en société. La famille d'aujourd'hui, vise avant tout le bonheur de ses membres. Cela signifie, tous les éducateurs le disent et beaucoup d'enquêtes le démontrent, qu'énormément de parents, souvent inconsciemment, exigent de l'école qu'elle prenne en charge ces apprentissages de la vie en société qui constituaient auparavant leur rôle.

Ce souci de bonheur ne nuit-il pas à l’exercice de l’autorité et au rapport de l’enfant à l'école et à la société ?

Bien entendu. Les familles ont un rapport très ambigu avec l'institution éducative. Il existe à la fois une demande énorme à son égard et, en même temps, on lui adresse des reproches. Comme s'il y avait un contentieux larvé et permanent avec cette institution éducative à laquelle on demande de faire autre chose que ce qu’on fait soi-même et à laquelle on reproche sans arrêt de ne pas faire ce que l'on fait. Or, l'école est une institution dont la règle fondamentale est d'appliquer les mêmes principes à tous les enfants. Les parents, eux, reprochent à l'école de ne pas prendre en compte la singularité et l'individualité des enfants, durant toute la scolarité et jusqu'à l'université. Sous cette pression, l'institution scolaire a beaucoup changé et pas forcément dans le bon sens. Ainsi, dès le primaire, certaines écoles adoptent un style familial qui nuit grandement à la performance scolaire. C'est comme à la maison ! C'est très sympa, les enfants sont contents d'être là, il n'y a pas trop d'autorité, mais finalement ils n'apprennent pas grand-chose. Ils peuvent par ailleurs être très éveillés, très curieux, mais à l'entrée au collège c'est la catastrophe ! Car certains enfants arrivent en sixième sans avoir jamais fait un problème ou une rédaction. Ils ne savent donc ni rédiger ni calculer !

Les nouvelles technologies, en particulier Internet, royaume de la connaissance immédiate et jetable, mettent-ils en péril l'enseignement des savoirs inscrits dans la durée et l'effort ?

L’acquisition des savoirs est étroitement liée à la formation d'un individu. Il s'agit d'intégrer un certain nombre de compétences qu'il pourra ensuite mobiliser toute sa vie, à tout moment. Nous assistons à un déclin social de la mémoire et l'effort de mémorisation s'amoindrit parce que nous comptons sur un tas de prothèses technologiques. Pour des enfants et des adolescents, l'attraction est démultipliée ! Il existe actuellement une véritable concurrence entre deux univers. La formation d'une part, avec l'apprentissage de bases permettant d'agir par soi-même sans le secours d'aucune aide, et, d'autre part, ces technologies envahissantes et infiniment séduisantes. Peut-être en revient-on déjà un peu... Imaginons, par exemple, quelqu'un qui ne possède qu'Internet pour construire son savoir et comprendre le monde qui l'environne. Je crois qu'il aurait beaucoup de difficultés et arriverait, vers ses 30 ans, au niveau d'un enfant de 12 ans. Face à cette mutation du savoir que peut faire l'école ? Toute seule, elle ne peut rien faire, elle ne peut agir qu'avec le soutien d'une société consciente de ces problèmes, qui en débat, et qui fait des choix.

Mais certains élèves s’ennuient à l’école, face à la séduction d’Internet, qu’est-ce que cela va donner ?

Cela va donner une illusion sur la nature du savoir ! Le savoir comporte deux faces, le contenu et la méthode. L’institution éducative aujourd'hui est le lieu d'apprentissage de la méthode. Au primaire, l'enfant acquiert les automatismes de la lecture et du calcul. C'est parfois ennuyeux, mais il faut le faire ! Dans le secondaire, il affronte l'acquisition de l'abstraction. Là aussi, il s'agit de fournir un effort mental, alors qu'un ordinateur est un outil diabolique dans lequel l'abstraction est dissimulée. Pourtant, il n'y a pas de machine plus abstraite qu'un ordinateur, suite de constructions logiques extrêmement compliquées, qui permettent d'aller d'une question concrète à un résultat concret, tout en évitant totalement de passer par la case méthode. Avant l'ordinateur, à une question posée vous vous demandiez dans quel type de sources documentaires vous alliez trouver la réponse. Ensuite, vous dépouilliez les différents documents dont vous disposiez pour construire cette réponse. Avec Google, vous entrez quatre mots et vous avez la réponse, mais sans avoir appris comment répondre à la question ! Nous ne sommes plus que des consommateurs.

Mais l’économie ne dicte-t-elle pas ses propres lois ?

Le principe de réalité va prendre le pas. Je crois que l'économie pose déjà la question - et ce sera peut-être notre salut - du niveau éducatif qui ne suit pas ! Les entreprises rencontrent actuellement de sérieux problèmes concernant les compétences des personnes qui vont remplacer les baby-boomers. Le problème d'autorité se pose aussi pour ces entreprises qui s'aperçoivent, lorsqu'elles ont besoin de main d'œuvre, qu'il est très compliqué d'apprendre à travailler en équipe, de donner des ordres, de faire respecter les horaires, ou simplement de faire en sorte que les gens respectent ceux avec lesquels ils travaillent, ainsi que leurs clients ! Elles se retournent alors vers l'Éducation nationale en disant "mais qu'est-ce qu'on leur apprend à l'école ?!". À cette école, nous lui demandons trop ou pas assez. C'est à la société de lui dire à quoi elle sert et au nom de quoi elle doit fonctionner. Tant qu'on lui demandera de trouver seule les bonnes solutions, elle sera incapable de se réformer.

Vous dites enfin que la tradition est devenue suspecte, alors que "dans le passé il y a un réservoir de présent où se ressourcer". Pouvez-vous expliquer ?

Tout ce que nous vivons, c'est la ruine des évidences : celle que la famille et l'école étaient faites pour s'entendre puisque toutes les deux voulaient éduquer. Celle d'une continuité avec le passé. Il allait de soi, il n'y a pas si longtemps, que nous étions faits de ce dont nos ancêtres étaient faits. Un système qui durait depuis la Renaissance, hérité des traditions gréco-latines, et qui s'est écroulé au début des années 1970. Nous vivons maintenant dans un monde dont nous pensons que nous l'avons entièrement fabriqué. Le passé n'a plus aucune évidence. Je pense que nous sommes en fait dans un cycle de décomposition et de reconstruction. Nos sociétés sont plongées dans des contradictions faites de la curiosité la plus vive et l'absence de cette même curiosité ! Auparavant le passé nous venait naturellement, aujourd'hui nous devons faire l'effort de le transmettre à nos enfants.

Propos recueillis par Sylvie Bocquet et Brigitte Canuel

Les métiers du livre dans la crise des médiations

Les Cahiers de la librairie, n°7, janvier 2009

J’adopterai un angle de vue inhabituel pour parler des problèmes auxquels les métiers du livre sont confrontés : je les replacerai dans un éclairage général. Chaque corporation a coutume de plaider la spécificité de sa cause, le caractère original de ses difficultés. J'adopterai la démarche inverse. En la circonstance, il me semble que départiculariser le sujet le rend mieux intelligible. À côté des questions propres qui se posent à la chaîne du livre, et que je ne songe pas à méconnaître, quelques-unes des questions les plus pressantes qui la travaillent sont en fait des questions communes. Elles sont à l'œuvre dans tous les domaines de la vie sociale, sous des formes chaque fois singulières, sans doute, mais dont la diversité ne doit pas empêcher de reconnaître l’unité de source. Elles se ramènent à une même crise des médiations. Crise générale, qui concerne I'ensemble des structures, des institutions, des organisations qui remplissent une fonction d'intermédiaire entre la demande individuelle et I'offre collective au sein de I'espace public.

Politique, journalisme, enseignement

L’exemple du champ politique est particulièrement illustratif. Il n'est pas utile de s’étendre longuement aujourd'hui sur la désaffection qui frappe les partis et les syndicats, désaffection dont on sait qu'elle est plus prononcée en France que partout ailleurs en Europe. Mais c'est loin de n'être qu'un problème de nombre d’adhérents. C’est beaucoup plus profondément un problème de confiance dans la capacité de ces organisations à représenter les intérêts et les convictions des citoyens, à mettre en forme les composantes de la collectivité pour rendre plus efficace la négociation sociale ou pour rendre plus lisibles les choix politiques.

Il faut dire un mot à ce propos de la fortune des associations, souvent présentées comme une alternative ou un remède aux difficultés des organisations trop grandes, trop générales, trop éloignées de leurs adhérents. Cette floraison de groupements volontaires plus circonscrits et supposément plus conviviaux est en fait le symptôme même de cette crise de la représentation et de la médiation. À chaque cause, à chaque problème son association spécifique. Soit. Mais comment met-on ensemble toutes ces causes ? Comment hiérarchise-t-on ces problèmes ? C'est justement cette fonction-là, fonction que remplissaient tant bien que mal les syndicats et les partis, qui est en crise. Elle est récusée, chaque particularité se voulant irréductible et innégociable au regard des priorités collectives. Le ferment de I'association, c'est le refus de la médiation. Poussée jusqu'au bout, la logique du mouvement donne pour maxime : à chaque individu son association, laquelle cesse de ce fait même d'en être une.

Mais, en relation avec la politique, il est tout aussi patent que la crise de confiance concerne les médias d'information. Là encore, il n'est pas nécessaire de s'étendre sur cette crise de crédibilité qui touche la fonction de journaliste. Elle est bien connue. Elle affecte principalement la presse écrite, dans une moindre mesure la radio ou la télévision. Le point est digne de remarque : c'est le plus contrôlable, de par la nature du support, qui suscite le plus la défiance. J'ajoute également, parce que cela regarde directement notre sujet, que cette crise est en train de trouver un débouché opératoire grâce à I'Internet avec la multiplication des blogs et la substitution virtuelle des citoyens aux journalistes. La maxime ici est : tous journalistes. Aux témoins directs de livrer leurs informations exclusives et à chacun d'exposer son analyse ou ses commentaires.

Dans un autre domaine où le diagnostic est beaucoup moins évident, c'est également, en fait, comme une crise de la médiation qu'il faut analyser pour une grande part l'ébranlement de nos systèmes d'éducation. Ce qui est mis en question en profondeur; c'est la légitimité des institutions d'enseignement à définir ce qui doit être appris par les élèves. Ce que résume I'objection quotidiennement entendue par les enseignants: « À quoi ça sert ? » Nos institutions éducatives sont en butte à un doute permanent sur l'utilité des savoirs proposés dont le sous-entendu est qu'elles en sont très mauvais juges. Ce scepticisme vise, aussi bien, leur capacité à proposer des méthodes et des parcours valables pour tous, par rapport à la spécificité irréductible des intérêts et des cheminements individuels. Seuls ces derniers, ne cesse-t-on de nous expliquer, peuvent fonder une démarche de « construction des savoirs » véritablement efficace, parce que personnelle. Pareil processus peut tout au plus être aidé; il ne saurait être conçu et dirigé par un tiers.

Pourquoi des médiateurs ?

J'en arrive à notre domaine du livre. À première vue, on pourrait le croire largement épargné par le phénomène. Éditeurs, libraires, critiques, bibliothécaires ne paraissent pas aussi directement contestés dans leur rôle ou dans leur fonction. La seule exception est constituée peut-être par la critique, mais cela parce qu'elle est prise dans la malédiction générale qui pèse sur les médias. Pour le reste, éditeurs, libraires ou bibliothécaires ne se présentent pas spontanément comme des intermédiaires obligatoires, tant le domaine de la lecture est celui de la liberté de choix au milieu d'une offre surabondante. Rien ne les désigne comme des cibles de première ligne. Et pourtant, de manière sourde, de manière insensible, les professions de la chaîne du livre sont peut-être les plus profondément concernées par cette crise de la médiation. Parce que la technique met à I'ordre du jour I'horizon utopique de leur disparition. Grâce à l'Internet, il n'est virtuellement plus besoin d'éditeurs, de critiques, de libraires, de bibliothécaires. La contestation, ici, ne procède pas de I'idéologie; elle résulte de I'offre technologique et c'est tout juste si elle a besoin d'un discours d'accompagnement. Elle s'impose avec la simplicité d'un univers inédit de pratiques.

Dans ce nouvel espace public, tout livre (ou texte) écrit a vocation à être rendu accessible à tous sans intermédiaire, et cela, gratuitement, hors de tout échange marchand et de toute structure commerciale. Ses lecteurs, il les trouvera grâce aux relais construits par I'intelligence collective des critiques naturels que sont les innombrables usagers de la toile, chacun faisant bénéficier les autres de son expertise. Toutes les compétences ne sont-elles pas réunies sur le réseau, de telle sorte que le vieux rêve du « collège invisible » des bons esprits paraît enfin sur le point de se réaliser ? Sans doute subsiste-t-il quelques problèmes de conservation et de patrimoine. Mais il n'y a guère plus à demander aux bibliothécaires que de faire bénéficier la mémorisation du capital textuel accumulé par les siècles d'une maintenance impeccable. Ils auront la noble tâche d'être les gardiens des palais informatiques de la mémoire et les vigiles de leur accessibilité, sans plus avoir à se mêler de la relation du lecteur au livre.

Utopie, disais-je. Et je souligne le mot. Mais utopie dont on voit bien la pression qu'elle exerce d'ores et déjà à tous les échelons de la chaîne du livre. En regard du modèle concurrent proposé par la technique, le vieux modèle accuse son âge et le caractère discutable de ses présupposés. Qui t’a fait éditeur ? Qui te met en position de choisir ce qui dans la production te paraît digne d'être porté à la connaissance du public et valorisé ? Qui t’a fait critique ? Qui t’autorise, toi, plutôt qu'un autre, à formuler un avis qui pèsera dans la carrière d'un livre ? Au nom de quoi es-tu justifié à vendre ceci plutôt que cela, à mettre en avant tels ouvrages et pas tels autres ? Il faut bien se rendre compte que toute librairie apparaît à la fois comme insuffisante dans son offre et trop peu neutre dans ses choix, au regard de la librairie universelle que chaque client a dans I'esprit, de par la technique, quand il franchit aujourd'hui les portes de n'importe quelle boutique du livre. Il en va de même des bibliothèques, qui font inévitablement figure partielle et partiale par rapport à I'accessibilité directe et sans limites devenue l'horizon familier de l'internaute. Si question il y a, la réponse est forcément sur la toile, et les moteurs de recherche seront plus efficaces que n'importe quel pauvre spécialiste en « ressources documentaires », pour parler le regrettable charabia de la profession.

Le cas du livre est doublement intéressant. D'abord parce qu'il met en lumière plus nettement que tout autre ce qui est au principe de la crise générale des médiations; ensuite, parce qu'il fait apparaître non moins fortement les limites de cette crise et l'irréductible nécessité des médiations.

Ce qui est au principe de cette crise, fondamentalement, c'est le processus d'individualisation qui travaille nos sociétés et qui dans l'extension inédite qu'il a prise depuis trois décennies remet aujourd'hui en question l'ensemble des rapports sociaux et des structures collectives. Immense sujet que je ne peux faire plus ici que signaler. Il est suffisamment repéré, désormais, pour que chacun ait au moins la mesure des dimensions du phénomène. Son impact peut se résumer familièrement dans une question dont chaque jour qui passe nous montre l'actualité: et moi dans tout ça ? C'est ce ressort omniprésent qui est à l'œuvre aux différents niveaux que j'ai évoqués. Si la chaîne du livre est dans le principe plus concernée que tout autre secteur, c’est parce que le principe d'individualisation a trouvé dans ce domaine, grâce à la technique, une concrétisation particulièrement puissante, sous les traits de l'internaute. Celui-ci constitue ni plus ni moins la figure la plus avancée de l'individu pur dans notre monde, de l'individu sans appartenance et hors médiation, doté d'un accès universel à toutes les sources d'information et de la capacité opératoire de toucher le monde entier par ses productions intellectuelles, sans intermédiaire.

Internet, en ce sens, c'est le média absolu, la médiation qui abolit toutes les autres médiations, ou plus exactement qui les rend inutiles. En même temps, d'autre part, l'illimitation même des possibilités qui s'ouvrent de la sorte à l'agent cognitif, mis en prise directe sur l'ensemble des productions du passé et la totalité des producteurs vivants, fait apparaître ce qu'il y a d'intenable dans cette disparition des médiations. Le même individu, auquel tout est rendu possible en matière de commerce de l'écriture et de la pensée, est aussitôt débordé par cette offre qui l'écrase et dans le dédale de laquelle il est perdu. Que lire ? Mais aussi : comment se faire lire ? Par où commencer ? Où chercher ? Comment s'y retrouver ? La dissolution virtuelle de toutes les médiations en fait ressurgir I'impérieuse nécessité.

C'est pourquoi, si dans le principe, la chaîne du livre est la plus radicalement secouée, dans les faits, elle est plutôt moins contestée que les autres. Parce qu'elle est le domaine où le besoin de la médiation se fait sentir avec le plus d'évidence. On est bien content de pouvoir compter sur des éditeurs pour vous épargner d'avoir à faire le tri au milieu de tout ce qui s'écrit, dont on oublie trop souvent que c'est leur tâche ingrate, et cela même si on les soupçonne de ne pas toujours faire preuve d'un flair infaillible. On est bien content de recourir à des critiques, même si c'est en pestant contre leur arbitraire, lorsqu'il s'agit de se dépêtrer au milieu d'une offre surabondante. Et on est bien content de pouvoir trouver des libraires et des bibliothécaires pour vous aider à vous orienter face à une multiplication immaîtrisable des propositions et des sources. Plus il y a de choses disponibles, nous allons de moins en moins pouvoir I'ignorer, plus leur usage est difficile. Au-delà de notre modeste domaine, du reste, c'est tout le problème d'avenir de nos systèmes de formation.

La chaîne du livre, dans ce contexte en plein bouleversement, a deux atouts pour elle : la force intrinsèque de l'objet livre dont on ne dira jamais assez la merveille qu'il représente en tant qu'outil cognitif, et la clarté de sa fonction médiatrice à tous les niveaux. À ses acteurs de repenser celle-ci pour la réaffirmer sur la base d'une conscience plus claire des enjeux de leur rôle.

L'autonomie des universités n'est qu'un mot, il faut définir son contenu

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Dans un chat sur le Monde.fr, Marcel Gauchet se dit opposé à une sélection en premier cycle et favorable à un classement des universités sur d'autres critères que ceux de Shanghaï.

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