La démocratie traverse une crise de croissance

Les idées en mouvement. Le mensuel de la ligue de l’enseignement,
n° 158, avril 2008

Historien, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue Le Débat, l’auteur du Désenchantement du monde (Gallimard, 1985) récidive sur la question de la démocratie en publiant en 2007 deux des quatre ouvrages d’une somme intitulée « L’Avènement de la démocratie ». A lire d’urgence pour comprendre, aujourd’hui, les fondements de la crise de la représentation.

Les idées en mouvement : Comment peut-on expliquer que la démocratie, dont vous dites qu’« elle n’a plus d’ennemis », est, d’un point de vue politique, quasiment inattaquable ?

Marcel Gauchet : Parce que nous sommes incapables d’imaginer un autre régime. Essayez, vous verrez. C’est un phénomène tout à fait extraordinaire, derrière son apparente banalité. Il y a trente ou quarante ans vous trouviez quantité de gens bien convaincus de disposer de solutions alternatives. Ils n’existent quasiment plus. Il y en a encore pour dire du mal de la démocratie, mais ils n’ont rien à mettre à la place. Ce phénomène s’explique par la brutale pénétration du principe de légitimité démocratique : les droits de l’individu, ce que nous appelons couramment « les droits de l’homme ». Nous les connaissions depuis deux siècles, mais ils ont pris soudain une évidence impérative qu’ils n’avaient jamais eue. Ils commandent de manière indiscutable. Nous ne pouvons plus imaginer un pouvoir légitime qui ne sortirait pas de la volonté librement exprimée des citoyens. Le phénomène n’est pas qu’occidental : il est planétaire. Même dans le République islamique d’Iran, on vote. Cela ne veut pas dire que la démocratie règne dans les faits, mais elle est le seul régime acceptable en principe. L’élan est tellement fort qu’il a des conséquences redoutables en pratique : il dicte dans les faits une forme de démocratie, qui finalement est une démocratie minimale. Le plus de droits personnels possibles et le moins de pouvoir collectif possible. C’est par ce canal que le modèle libéral de la démocratie l’emporte irrésistiblement. Comme quoi le triomphe du principe peut se solder par un recul des attributs effectifs de la démocratie.

En quoi l’école entretient-elle le mythe alors que les plus éclairés des citoyens constatent que la démocratie génère, et c’est votre expression, « une anémie galopante » ?

L’école n’entretient pas le mythe, elle est chargée de l’entretenir, ce qui est très différent. Cela en raison de la fonction magique qui lui est attribuée. Il n’y a pas de maux sociaux que l’école ne soit pas supposée capable de guérir. La citoyenneté donne des signes de faiblesse ? Qu’à cela ne tienne, on va renforcer son apprentissage à l’école. Et ainsi de suite. Comme si on ne savait pas que ces inculcations catéchétiques restent généralement vaines, quand elles ne sont pas contre-productives. Dans les faits, cette école supposée produire des citoyens dûment chapitrés engendre une jeunesse remarquablement apolitique et, osons le reconnaître, à forte tendance incivique. Cherchez l’erreur!

Si historiquement « l’originalité occidentale procède de la sortie de la religion », peut-on dire que les tentatives de retrouver celle-ci est au fond un aveu d’échec des démocraties ?

Je ne vois pas tellement les tentatives de retour au religieux se manifester à l’intérieur des vieilles démocraties. Quoi qu’on pense du fondamentalisme chrétien aux Etats-Unis, il ne menace pas la démocratie. C’est plutôt dans des sociétés traditionnelles, où les expressions de la modernité économique, intellectuelle, juridique, politique, font irruption de l’extérieur que l’on observe des réaffirmations identitaires et religieuses emportant avec elles le rejet de la démocratie. Il s’agit plutôt, dans ce cas, d’un échec de la démocratie à s’implanter. De manière générale, je ne crois pas qu’on puisse évoquer un échec de la démocratie. Ce n’est pas de cette façon que le problème se pose. Ce à quoi on a affaire, me semble-t-il, c’est à une crise de croissance de la démocratie. Elle s’est installée, elle a avancé dans ses expressions au point que nous ne maîtrisons plus celles-ci. Elle souffre de graves déséquilibres internes liés à ses progrès mêmes. Nous avons à la réapprendre et à trouver les moyens de la conduire de manière équilibrée. Telle sera la tâche des décennies qui viennent. Souvenons-nous de l’expérience passée : la démocratie a connu des jours difficiles au XXe siècle. Personne n’aurait parié cher sur ses chances en 1939. Et pourtant, elle a su se réformer en profondeur et se stabiliser. Mutatis mutandis, car si les problèmes sont différents, nous sommes dans une situation analogue.

L’actualité nous ramène souvent au thème de la laïcité. Quel jugement portez-vous sur les récents propos du président de la République à ce sujet ?

Les discours de monsieur Sarkozy partent d’un constat juste, qu’il avait déjà exposé il y a quelques années dans son livre sur les religions : « les repères de la laïcité ont profondément changé, les religions ont acquis une légitimité dans l‘espace public que les gouvernements doivent reconnaître ». Il a marqué un point avec cette analyse par rapport à une gauche française enfermée dans de vieux discours et insensible aux évolutions du problème religieux dans la société. A partir de là, il a franchi une étape supplémentaire dans ses propos récents et cette fois, par un démon qui lui semble propre, en voulant pousser son avantage, il a été trop loin. Monsieur Sarkozy, en privilégiant les options religieuses par rapport aux options laïques, s’est mis dans une situation impossible par rapport à une société française où, de toute façon, les pratiquants religieux sont désormais une minorité. Si la République a besoin de croyants, comme il l’a dit, elle a du souci à se faire, car je ne vois pas où elle les trouvera. Le propos est absurde. Ce n’est pas ainsi qu’il faut raisonner, surtout si on se soucie de donner leur place aux options religieuses dans la démocratie, dans la mesure précisément où elles ne sont plus une menace pour elle. Tout ce que j’espère, c’est que ces discours malencontreux ne nous ramèneront pas en arrière, à des polémiques stériles dont nous étions en train de sortir. Ce n’est que dans le strict respect de la laïcité et de la neutralité de l’État qu’il est possible de les faire évoluer.

Propos recueillis par Jean-Michel Djian