Philosophie magazine, n°19, mai 2008
L’attention portée à la vie intime des individus est symptomatique, selon Marcel Gauchet, de la mutation que nous vivons et qui est marquée par un nouvel individualisme.
Philosophie magazine : Comment analysez-vous la volonté d’honnêteté du président de la République sur sa vie privée ?
Marcel Gauchet : Elle montre que le strict partage entre privé et public, est devenu intenable. Il existe un mouvement de déformalisation des rôles sociaux où chaque emploi public a perdu son côté rituel, institutionnel, tandis que la personnalité de ceux qui les occupent compte de plus en plus. Les gens veulent en savoir davantage sur la personnalité du Président parce que ce qu’il est dans son individualité la plus intime concerne la manière dont il va exercer sa fonction. C’est un critère de jugement politique. Cette intervention du principe de personnalité dans toutes les dimensions de la vie publique est devenue une donnée. Mais personne n’attend du Président qu’il fasse une conférence sur ses peines de cœur. Le vrai problème pour les hommes publics est de savoir poser les limites entre ce qu’ils n’ont pas à cacher et ce qu’ils n’ont pas à dire. Nous sommes dans une période de reformulation et d’évolution. Si l’on ne voit qu’une personne qui occupe tout l’espace, avec un ego surdimensionné, narcissique et exhibitionniste, et qu’on ne voit plus la fonction, ce sera rejeté.
Quelles sont les grandes étapes historiques de cette promotion de l’intime ?
Au point de départ, il y a probablement l’intériorité religieuse, où l’apport chrétien a été déterminant. La première « intimité » est celle du for intime, du tribunal de la conscience, qui appellent le remords ou la culpabilité. Le christianisme a fortement accéléré ce processus d’intériorisation. La deuxième étape est l’apparition de l’individu dans son sens moderne à partir des XVIe et XVIIe siècles, avec l’émergence du sentiment de la famille et de l’amour, d’une existence personnelle légitime qui se désolidarise de l’existence publique et qui crée une sphère privée. J’ajouterais une troisième étape avec l’émergence de l’intime au sens contemporain. Au tournant des XIXe et XXe siècles apparaît une culture psychologique. Avec la psychanalyse notamment, se dévoile un aspect des individus, l’inconscient, à la fois essentiel et dérobé. Il joue un rôle crucial dans les rapports humains. Depuis trente ans, ce discours psychologique a pénétré toutes les couches sociales. Même si on n’a pas lu une ligne de Freud, on considère comme évident que la sexualité est centrale dans l’identité des gens. Les relations entre personnes sont pénétrées de ce nouveau sens de l’existence psychique. Cela amène un degré d’individualisation bien supérieur. Il devient légitime de parler de soi. C’est l’ambiance de notre temps.
Cette tendance au discours de soi ne menace-t-elle pas l’existence même de la sphère publique ?
Il y a un énorme problème politique. La notion de public est obscurcie par la quasi-impossibilité de nous représenter un monde commun, tellement commun qu’il n’appartient à personne. La pente de notre monde est de conclure : il n’y a que des individus. Pourtant, il y a une autre dimension tout aussi fondamentale qui est que nous ne pouvons vivre comme individus que dans un monde commun. Pour moi, un vrai mutant serait quelqu’un pour qui la dimension de la chose publique aurait disparu. Ce n’est pas le cas dans le monde où nous sommes. De manière parfois désespérée, les gens cherchent à retrouver cette sphère publique qui leur manque. On n’a pas basculé dans une humanité différente, mais ce qui allait de soi ne va plus de soi : la sphère publique est devenue un problème.
Propos recueillis par Michel Eltchaninoff