D.S : Rigueur, austérité, faillite. Trois mots que nous venons d’entendre pour ouvrir la réflexion sur cette semaine. Vous êtes philosophe. Est-ce que ce n’est pas ça précisément la politique : l’art de trouver les mots, de les choisir ?
M.G. : C’est une conception de la politique qui a l’air de faire son chemin et qui a plutôt le vent en poupe. Je crois que les mots ne trompent personne et que cette bataille autour de petits mots dissimule la grande incertitude pour finir où nous laisse la méthode de gouvernement de Nicolas Sarkozy. Elle est faîte pour éliminer l’anxiété suscitée par l’incertitude sur les intentions du pouvoir mais elle les ramène d’une autre façon. La politique économique de la France est déterminée entre autre chose par une conjoncture internationale à laquelle Sarkozy, avec toute la bonne volonté qu’il peut y mettre, ne peut rien.
D.S. : Mais vous lui contestez ce qu’il vient de dire : « Je n’ai pas pour habitude de raconter des histoires aux Français » ou est-ce que vous lui reconnaissez au moins cette qualité là, la franchise ?
M.G. : Je lui reconnaît la franchise. Le pire est que j’ai peur qu’il ait raison. Il n’y a pas de plan d’austérité. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne soit pas capable dans six mois, dans un an, d’en improviser un dans la précipitation. Ce sont deux choses qui n’ont rien à voir malheureusement.
D.S. : Depuis quatre mois qu’il est au pouvoir, qu’est-ce qui vous frappe le plus dans sa manière de présider ou de diriger ?
M.G. : Ce qui est le plus frappant, à l’évidence, c’est la volonté, en rupture avec le système Chirac, d’assumer la responsabilité de la politique conduite par le gouvernement. On avait une présidence qui se défaussait de toute responsabilité tout en menant le jeu dans la coulisse. La rupture sarkozienne, là-dessus il y a vraiment rupture- c’est le président qui se met au premier plan et qui, par conséquent, assume la conduite de la politique. Est-ce que ça viendra dans la constitution, explicitement ou pas ? On le saura dans quelques mois mais en tout cas son attitude est très nette et il n’est pas très difficile de comprendre qu’elle soit préférée par les Français par rapport à son prédécesseur.
D.S. : Dans Le Débat vous dîtes qu’il dirige comme un chef d’entreprise.C’est bien ça ?
M.G. : Cela correspond certainement à une volonté de responsabiliser qu’on ne peut que saluer. C’est très dangereux si l’on considère que conduire un pays est très différent de diriger une entreprise.Une entreprise a un but clair : faire des profits de manière à assurer son développement. Est-ce que dans le cas d’un pays on se trouve dans une situation analogue ? La santé, même économique, d’un pays se mesure difficilement dans le rapport gain/perte. C’est de bien autre chose qu’il s’agit et je ne suis pas sûr que le style soit adéquate.
D.S. : Est-ce que tout faire soit-même ou en tout cas tout inspirer n’est pas le plus sûr moyen de l’efficacité et de la cohérence ?
M.G. : Je ne crois pas. Sans doute dans un certain nombre de domaines mais en politique je crois que ce qui est capital c’est de disposer d’une équipe à la fois faite d’individualités fortes qui assument chacune la responsabilité de leur domaine et capables de rentrer dans une direction d’ensemble. Nous avons la direction d’ensemble mais nous n’avons pas l’équipe.
D.S. : Parlons de ce qui fait la Une ce matin. Dans votre revue Le Débat, je vais citer précisément ce que vous dîtes, vous, de la nomination de Dominique Strauss-Kahn à la tête du FMI : « Elle pourrait devenir le symbole de la dissolution du socialisme français dans la mondialisation ».[1]Diable !
M.G. : Cette nomination salue le talent personnel de Dominique Strauss-Kahn. Rien à dire là-dessus. Il le mérite. Mais ce qui est intéressant c’est de voir ce qu’elle représente comme aveux d’échec sur le plan français. Evidemment, comme dans le cas de toute ouverture sarkozienne, si Strauss-Kahn fait ce choix c’est qu’il pense qu’il n’a aucun avenir à l’intérieur du socialisme français et de la politique française.
D.S. : Si, après avoir été nommé directeur général du FMI, il se présente à l’élection présidentielle et il est élu, il faudra revoir votre prédiction.
M.G. : J’en prends le risque et je l’assume. Je ne suis pas très inquiet sur le résultat. Mais c’est sur un autre plan qu’il faut se situer. C’est celui de la manière dont le parti socialiste, la gauche française en général, se situe à l’intérieur de la mondialisation avec un double discours et un grand écart permanent. D’un côté, antilibéralisme de façade, de l’autre côté on joue le jeu d’institutions dont chacun sait que la politique pose un gros problème. Sur le FMI, dieu sait qu’il y a beaucoup à dire. Naturellement, Strauss-Kahn ne va pas manquer de nous dire qu’il est là justement pour changer les choses. Autre pari que je prends, c’est qu’il ne changera rien et que, bel et bien, il joue un jeu…
D.S.: Pourquoi il ne changera rien ? Il affirme vouloir que le FMI soit, par exemple, plus représentatif des pays en voie de développement. Il peut changer là des choses.
M.G. : Oui. Qu’est-ce que ça changera à la politique du FMI ? Rien du tout. C’est des changements cosmétiques. Ce qui compte c’est, pour résumer les choses dans une expression caricaturale, le « consensus de Washington » dont le FMI est un fidèle exécutant. Là-dessus, je suis tranquille, il ne changera rien. A l’arrivée, qu’est-ce qui reste de distinct pour une politique de gauche - une politique socialiste-par rapport à cette ligne générale des institutions. En domestique, on dit qu’on fait autre chose, en pratique on fait la même chose. C’est le grand écart dans lequel, en effet, je pense, l’identité du socialisme à la française menace de se dissoudre.
D.S. : Si c’est pas Dominique Strauss-Kahn, qui vous voyez, de votre point de vue de philosophe, incarner la gauche de demain ?
M.G. : Et bien je n’en vois pas. J’avoue que l’avenir de la gauche dans ce pays me paraît suspendu à un renouvellement des personnes extrêmement profond où toute la génération – et je m’empresse de dire y compris les quadragénaires qui ne sont que les clones des précédents et qui vont essayer d’occuper les postes – serait remplacée par des gens qui ont fait le travail que le parti socialiste s’est épargné depuis vingt ans.
D.S. : Dans le numéro d’octobre, ce que vous dîtes à propos de Ségolène Royal- « la politique est un métier »[2] - n’est guère plus aimable que ce qu’écrit Lionel Jospin mais vous, vous ne diriez pas comme lui que la raison fondamentale de l’échec de Ségolène Royal réside en elle-même. Pour vous, c’est plus grave.
M.G. : C’est beaucoup plus grave. C’est l’échec d’un parti aussi. C’est l’échec d’une façon de faire de la politique. C’est l’échec d’un héritage non assumé qui ne fonctionne plus. Donc, je crois que Ségolène Royal a sa part de responsabilité mais il me semble que Lionel Jospin est trop rapide sur les causes plus générales. C’est la technique du bouc-émissaire. Tout se reporte sur la pauvre Ségolène. Hélas, je crois qu’un examen de conscience plus général s’imposerait.
D.S. : Merci Marcel Gauchet.
[1]Marcel Gauchet, Alain-Gérard Slama, « Droite, gauche : la nouvelle donne », Le Débat, n°146, sept-oct 2007.
Marcel Gauchet sera l'invité de l'émission C'est arrivé cette semaine présentée par Dominique Souchier sur Europe 1, samedi 29 septembre à 9h10.
Bonne écoute !
On savait que Marcel Gauchet était un auteur très prolixe. Il ne faillira pas à sa réputation puisqu' il publiera aux éditions Gallimard pas moins de deux tomes d'un maître-ouvrage intitulé L'avènement de la démocratie. Tome 1: La révolution moderne et tome 2: La crise du libéralisme 1880-1914 ( Coll. Bibliothèque des Sciences humaines). En librairie le 08/11/2007.
Ces deux livres sont les premiers d’une série de quatre qui proposent en même temps une histoire philosophique du XXe siècle et une théorie de la démocratie.
Le 1er volume, La Révolution moderne, est une sorte de prologue. Il campe l’arrière-fond, en retraçant sous une forme ramassée, l’unique révolution qui court, entre 1500 et 1900, à travers la révolution religieuse du XVIe siècle, la révolution scientifique, les révolutions politiques d’Angleterre ou de France, la révolution industrielle, à savoir la révolution de l’autonomie. Surtout, il s’emploie à identifier les trois composantes spécifiques du monde « désenchanté » (c’est-à-dire sorti de la religion), du point de vue politique, du point de vue juridique, du point de vue historique. L’originalité de notre démocratie tient à la combinaison de ces trois éléments, combinaison qui est simultanément son problème permanent.
Le 2e volume, La crise du libéralisme, propose une analyse en profondeur des années 1880-1914, qui constituent véritablement la matrice du XXe siècle, de ses tragédies et de ses réussites. En même temps que sont jetées les bases de la démocratie libérale telle que nous la connaissons, à la faveur de l’association du régime représentatif et du suffrage universel, le nouvel univers qui se déploie sous l’effet de la triple poussée de l’orientation vers l’avenir, du politique et de l’individu de droit fait exploser le cadre hérité de l’univers religieux qui avait soutenu l’édifice des libertés fraîchement acquises. Ce sera la source des folies totalitaires, comme le ressort de l’approfondissement et de la stabilisation des démocraties libérales.
C’est précisément cet épisode crucial qu’examinera le 3e volume, Entre démocratie et totalitarismes. Le 4e et dernier volume, Le nouveau monde, sera consacré à la réorientation de la vie de nos sociétés depuis le milieu des années 1970 et à la nouvelle crise de croissance de la démocratie dans laquelle elle nous a plongés.
Parallèlement, Marcel Gauchet publiera le 25 octobre un petit essai aux éditions Cécile Defaut portant le titre La démocratie d'une crise à l'autre.
Ce petit livre ramasse sous une forme synthétique la substance des analyses développées dans les quatre volumes de L'avènement de la démocratie. Il replace la crise actuelle de la démocratie dans la perspective d'une première crise de croissance qu'elle a connue au début du XXème siècle et qui a culminé dans les assauts totalitaires des années 1930. Alors que les réformes et l'expansion exceptionnelle d'après 1945 ont permis de surmonter cette situation et d'opérer la stabilisation de nos régimes, nous sommes entrés, depuis les années 1970, dans un nouveau cycle d'ébranlement. Il est à lire, suggère Marcel Gauchet, comme une seconde crise de croissance, directement liée à l'approfondissement des principes démocratiques, qui a pour effet, en rompant les équilibres établis, de rendre la démocratie immaitrisable au nom de la démocratie.
Cette analyse en profondeur de la situation de la démocratie n'est pas destinée seulement à éclairer le citoyen. Elle est le moyen d'éclairer de l'intérieur la composition de ce «régime mixte» d'un type inédit qu'est en vérité la démocratie des modernes.
Le 21 novembre, Marcel Gauchet reprendra son séminaire à l'EHESS. Après avoir consacré trois années à l'étude des religions séculières (nazisme, fascisme et communisme), il commencera un nouveau cycle d'exploration du politique. Le thème de l'année 2007-2008 sera Les voies du néolibéralisme, celles qu'ont empruntées les démocraties contemporaines au moment de la grande bifurcation du monde contemporain que Marcel Gauchet situe autour de 1975 ( il a pensé un moment intituler le séminaire La révolution de 1975).
Enfin, je vous signale la réédition du premier livre de Marcel Gauchet et Gladys Swain, La pratique de L'esprit humain. L'institution asilaire et la révolution démocratique (1980), précédée d'une préface inédite de Gauchet : "La folie à l'âge démocratique".
Gauchet:L'enfant-désir et l'enfant-problème
Monique Dagnaud : Demain, c’est loin. C’est ce qu’on se dit quand on a 20 ans et que l’horizon est grand ouvert. L’avenir,c’est la minute d’après comme le chante le groupe IAM. Qui sont ces post-adolescents ? Cette semaine nous parlons de la politique, de l’engagement, des idéologies. Les termes du débat politique ont-ils encore un sens pour les jeunes ? Notre invité aujourd’hui est le philosophe Marcel Gauchet….
Vous êtes philosophe, vous êtes directeur d’étude à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et vous êtes aussi directeur de rédaction de la revue Le Débat. Revue qui d’ailleurs a consacré un numéro aux questions concernant l’enfance qui s’appelle « L’enfant-problème », paru en décembre 2004, et dans lequel vous traitez un thème qui traverse toute cette série sur les post-adolescents, c’est-à-dire le bouleversement des âges de la vie et les rapports renouvelés entre générations (entre parents et enfants).
La jeunesse aujourd’hui, ces enfants du désir que vous mettez en lumière dans ce numéro, en fait on pourrait dire qu’ils n’ont aucune raison de se révolter. Ils sont attendus, choyés, écoutés et accompagnés par l’école et leurs parents afin de construire leur individualité, leur moi profond. D’ailleurs aujourd’hui, les mouvements révolutionnaires ou les mouvements violemment contre-culturels sont pratiquement inexistants. Par contre, depuis une quinzaine d’année émergent des protestations que l’on qualifie de corporatistes si on se réfère au CPE par exemple, ou de nihilistes si on se réfère aux émeutes de banlieue. Mais, chacun de ces mouvements ont à voir avec la complexité des rapports intergénérationnels dans la société d’aujourd’hui.
Si on part en premier du mouvement anti-CPE, qui a été lancé par les étudiants contre la précarité faite aux jeunes mais qui a été pour une part soutenu par les parents de ces mêmes étudiants, et bien ce mouvement illustre l’ambiguïté des nouveaux rapports entre générations. Donc, je voulais avoir votre avis sur ce sujet.
Marcel Gauchet : L’ambiguïté c’est que tout apparemment est fait pour ces jeunes. L’investissement dans la jeunesse, dans l’enfance et dans la scolarisation ensuite des jeunes, est sans commune mesure en termes d’effort collectif par rapport au passé. C’est indiscutable. En même temps, nos sociétés ne se préoccupent pas véritablement de l’entrée dans la vie de ces mêmes jeunes. Au fond, il y a une sorte de contrat implicite : « Vous faîtes ce que vous voulez et après, vous vous débrouillez. Et au fond, nous, on ne veux pas en connaître.» Cela veux dire que ces conditions exceptionnellement favorables dans les premières années pour la grande majorité se soldent par une très grande difficulté d’entrée dans la vie réelle qui devient un problème. Un problème, d’ailleurs, que la vie publique n’a pas du tout intégré ses différents échelons encore.
Monique Dagnaud : Une société d’héritiers presque.
Marcel Gauchet : Oui, mais bien entendu. Le bagage familial est déterminant dans un monde où l’autonomisation comme processus socio-économique n’est pas du tout prise en charge. Ce qui est vu c’est l’épanouissement des individus. Ça c’est l’idéologie de nos sociétés mais c’est un épanouissement hors du réel. Et pourtant, qui peut ignorer avec un peu de bon sens que l’épanouissement réel passe par une bonne insertion dans le travail, dans les rapports personnels, dans la vie de couple qui est le théâtre de la vie réelle. On est, c’est très étrange, dans une conviction pour vouloir, avec une vrai dépense, le bonheur d’enfants et d’adolescents dont ensuite on ne sait pas penser l’épanouissement réel.
M.D. : Sur le CPE, je vais continuer de vous faire réagir, je vais vous faire entendre le témoignage un peu contrasté de jeunes que nous avons interviewés à Auriac. Ce sont des jeunes d’origines populaires qui suivent une formation professionnelle.
[Bande son :
MD : Au-delà du vote, est-ce que vous avez des actions politiques ?
Jeune 1 : Aucune.
Jeune 2 : J’étais manifestant contre le CPE. Je trouvais ça pas très bien donc j’ai pris partie. J’ai été manifester auprès des jeunes d’Auriac.
Julien : Moi en fait les manifs, c’est clair que j’en ai pas fait l’an dernier. C’était clair pour moi parce qu’il y en a une dizaine dans toutes ces foules qui savaient vraiment ce que c’était et après, le reste c’était pour sécher les cours. Donc moi je suis allé en cours. Je me suis fait pourrir à certains moments mais j’ai assumé. Après, j’étais contre mais j’étais pas pour ces manifestations. C’était du n’importe quoi pour moi.
Rémi : Moi je pars du principe que si on se fait embaucher en CPE, si on est bon on se fera pas virer. Tu as un contrat, on te fait un CPE aujourd’hui, tu vas dans une boîte, tu fais ton boulot, tout le monde est content de toi, ils ne vont pas te virer.
Jeune 2 : Ok, mais pendant deux ans tu ne sais pas si tu es à l’abri ou pas.
Rémi : Oui, mais si tu leur dis « prends ce contrat car dans deux ans t’as un CDI », il y en a un paquet qui vont signer quand même à la fin.
Jeune 2 : Tu es dans ce contrat là, ok. Deux ans, du jour au lendemain tu peux être virer sans raison. Tu n’as aucune arme pour te défendre.
Rémi : tu préfères ça ou être au chômage.
Jeune 2 : Franchement, je préfère être au chômage. ]
Monique Daugnaud : Votre réaction Marcel Gauchet.
Marcel Gauchet : Ces réflexions me paraissent bien refléter les dilemmes, en fait, qui se cachaient derrière l’apparente unanimité qui est le lot de la manifestation par nature. Tout y est et l’impression en fait d’un choix difficile et d’une grande anxiété sur ce qu’il convient de faire finalement au lieu de partis très déterminés. Travailler dans n’importe quelles conditions ? Peut-être, après tout. Et puis non, c’est inacceptable. Tout cela se présente sous forme de grandes incertitudes. On est très loin d’une ligne générale politique claire. C’est normal, la jeunesse est aussi divisée politiquement que le monde des adultes.
M.D. : Ça c’est bien vrai. Mais pour poursuivre sur les incertitudes, vous mettez l’accent sur celles concernant l’entrée dans un travail…
M.G. : Dans la vie en générale.
M.D. : …mais, il y a une autre incertitude sur laquelle je voudrais vous faire parler, c’est l’incertitude que propose l’organisation du système scolaire et du système universitaire. D’une certaine façon, on pourrait dire qu’il est organisé pour permettre la latence, qu’il a intégré cette idée que finalement on peut attendre, bifurquer. Il y a un taux d’échec absolument énorme en première année de faculté, une part importante des jeunes (20%) qui sortent sans diplôme. Cet ensemble est assez irrationnel et la seul chose que l’on peut trouver de relativement rationnel c’est que la société s’est mise dans l’idée que finalement on pouvait donner beaucoup d’années aux jeunes pour se former. Qu’en pensez-vous ?
M.G. : Je crois que c’est vrai. Je crois que c’est d’ailleurs de là qu’il faut partir. C’est de la redéfinition des âges de la vie. Il s’est créé un premier âge de l’existence dans l’esprit de notre époque. Personne ne se le formule forcément clairement mais on tient pour acquis qu’il est souhaitable que la période de formation soit la plus longue possible et, idéalement, quand on peut se le permettre, on estime qu’avant 25 ans la vie normale n’est pas l’insertion dans le travail mais la préparation globale à l’existence. Je dis bien globale parce que ce n’est pas qu’une formation professionnelle qui est attendue. C’est un armement de l’individu pour une existence qui elle-même sera très longue parce que c’est cela qui a changé de façon décisive à l’arrière-plan. On ne se prépare pas à une vie qui, à 25 ans, vous ménage très couramment 80 ans pour les jeunes femmes d’aujourd’hui. A 25 ans, les jeunes femmes qui arrivent aujourd’hui vivront 100 ans en moyenne d’après la prolongation des courbes. En tout cas 60 ans de vie en bonne forme. Comment on se prépare à une vie aussi ? C’est cela la grande question qui travaille dans l’inconscient de nos sociétés dans son attitude à l’égard de la jeunesse. Et les jeunes eux-mêmes, on comprends très bien que face à cet énorme temps qui les attends ils aient une sorte de refus de se déterminer, d’entrer immédiatement dans des filières. Il faut dire toutefois que sur ce point c’est la grande inégalité entre les formations d’élites et les formations de masse parce qu’en revanche lorsqu’on est dans une formation d’élites on est très précocement détecté comme devant appartenir à l’élite et très précocement orienté de manière intensive et, en France, de manière terrible même, vers des formations de haut niveau où votre destin social est tracé à 18 ou 20 ans. Mais, pour la masse, ce raisonnement-là ne s’applique pas et, de fait, il faut intégrer cette exigence sociale diffuse, qui ne s’explicite pas comme un programme, pour comprendre l’attitude des parents à l’égard des études de leurs enfants, pour comprendre les attentes spontanées de la masse des étudiants. Tant qu’on aura pas fait ce travail de compréhension de ce que sont les attentes en terme de formation, et plus simplement d’éducation, des jeunes générations, je crois qu’on patinera terriblement dans la définition d’une politique scolaire et universitaire adaptée.
M.D. : Christian Forestier [N.d.r.: Inspecteur général de l'Education nationale, membre du Haut Conseil de l'Education], que nous avons interviewé il y a trois semaines, disait qu’il y avait seulement 25% des jeunes d’une génération qui, finalement, sur le plan scolaire, avaient un parcours rectiligne c’est-à-dire qu’ils ne sautaient aucune classe et intégraient une formation, soit Grandes écoles soit écoles professionnelles, qui les acheminaient directement vers un métier ou une insertion dans la vie sociale. Cela veut dire que 75% des jeunes ont un parcours relativement erratique. Donc, c’est quand même une donnée essentielle de nos sociétés.
M.G. : Oui et il faut interpréter les conditions dans lesquelles ça se passe. Elles sont d’ailleurs très variées. Il y a les difficultés scolaires banales si je puis dire, des problèmes de maturités inégales dont on sait qu’ils jouent un grand rôle dans les carrières scolaires….
M.D. : Mais qu’on ne veut pas voir.
M.G. : Mais oui. Et encore, c’est un de ces points aveugles sur lesquelles on pourrait très facilement remédier à beaucoup d’absurdités. Il y a aussi, parfois, par exemple le désir frénétique des parents contre toute évidence des aptitudes ou des intérêts de leurs enfants de leurs ménager tel ou tel avenir. Cela joue un très grand rôle dans certaines filières. Mais à côté de cela, il y a l’incertitude des enfants et des jeunes sur ce qu’ils veulent vraiment faire qui s’accroît. Il y a beaucoup d’essais et d’erreurs. Plus l’âge vient d’ailleurs, plus la marge d’essais et d’erreurs tend à augmenter parce que c’est dans la phase dernière que l’incertitude de ces parcours augmente. On le voit bien dans les études supérieures, dans un système universitaire très difficile à déchiffrer en plus pour des gens qui n’en ont pas le maniement de l’intérieur. Histoire de l’art, éducation physique, pourquoi pas mais finalement cela mène à rien. Une école professionnelle de communication mais dont les débouchés au total ne sont pas très intéressant. On repasse dans autre chose. Cela veut dire beaucoup sur ce qu’il faudrait faire en amont pour répondre mieux à ces inquiétudes pour éclairer les choix des individus et des parents parce que je crois que les deux sont à faire différemment. Il ne suffit pas d’orienter des élèves, il y a un problème d’information générale dans la population qui est la clé de beaucoup d’angoisses, par exemple à l’égard des études universitaires aujourd’hui. C’était un élément clé dans l’affaire du CPE. Il y avait le contrat de travail bien entendu mais il y avait beaucoup plus largement, la présence des parents dans les manifestations l’attestait, une sorte de solidarité mais en même temps qui ne sait pas comment s’exprimer parce qu’elle n’est pas équipée de réponses intellectuellement adaptées. C’est dans l’incertitude. C’est une demande adressée aux pouvoirs publiques qui, là-dessus, sont muets.
M.D. : Ce que vous soulignez quand même c’est que dans ce bouleversement des âges de la vie, il y a des paramètres objectifs : on vit plus longtemps, il y a un besoin de formation, il y a au niveau des valeurs une acceptation plus grande finalement d’une période de latence où l’on se cherche, où l’on essaye de faire les choix au mieux de sa personne, de ses capacités. Néanmoins, on pourrait dire quand même qu’il y a un pacte intergénérationnel assez compliqué. D’un côté, il y a des parents qui assurent une protection suivie ; d’un autre côté, des enfants qu’on ne laisse pas entrer dans la vie adulte dans un statut d’activité stable parce que, finalement ce sont les parents qui occupent ces activités stables. Donc, il y a une sorte de non-dit. On pourrait presque dire qu’il y a une sorte d’imprévoyance de la part de la génération éduquante pour ouvrir les places à la génération montante. Qu’en pensez-vous ?
M.G. : Très juste. C’est le changement crucial. L’éducation autoritaire passée, qu’on a beaucoup et justement dénoncée, avait un avantage cachée qui serait temps de réhabiliter pour en sauver quelque chose. C’est qu’elle était entièrement conçue dans l’idée de la relève des générations. On éduquait en effet de manière un peu contraignante les individus, les nouveaux venus, mais c’était pour qu’ils prennent la place de leurs aînés. C’est cette dimension là qui a été évacuée dans l’émancipation des individus. Les individualités juvéniles ont le droit de s’affirmer, parfait, mais on ne pense pas leur destin en terme de remplacement des adultes. C’est quand même de toute façon ce qui finira par se passer et il y a tout intérêt à ce que ça se passe bien. C’est là ce que notre société tend à refouler parce qu’elle ne voit plus que des destins individuels. Elle ne raisonne plus en terme de cohortes générationnelles auxquelles il s’agit de faire une place. Et du coup, l’entrée dans la vie est d’autant plus rude pour des gens, dont on pourrait dire que leurs parents ont traités comme des rois dans le meilleur des cas, mais qui tombent de haut quand ils s’aperçoivent que les adultes, en tant que jeunes hors du travail et de la vie considéraient très libéralement ne les ont absolument pas prévus ni pris au sérieux comme porteurs du monde à venir. Et là, il y a une sorte de défiance même dans les capacités créatrices de la jeunesse qui est impressionnante. Derrière cette grande tolérance et même admiration, envie (« comme vous avez de la chance d’être jeune »), il y a l’oublie que ces jeunes sont peut-être porteurs de compétences, de talents, qu’ils seraient mieux employés à la place des adultes qui les regardent avec cet œil si favorable.
M.D. : Alors précisément, la génération éduquante c’est celle qui a fait ses premières armes en mai 68. Donc je vais vous faire entendre avant de vous faire réagir le témoignage de deux jeunes étudiants parisiens dont les parents ont été visiblement engagés dans mai 68 et qui donc vous donnent ce regard particulier sur la génération éduquante.
[Judith : je sais que j’espère moi ne pas me laisser prendre au piège justement du confort ou d’un certain individualisme et de rester toujours le plus possible extrêmement critique et vigilante, en état de veille permanente sur ce qui se passe et que ça se résolve dans le cadre d’associations comme tu dis apolitique ou dans le cadre véritablement d’un militantisme d’ordre politique. Vraiment j’espère ne pas m’enfermer finalement dans la bulle du confort.
Christopher : Le problème justement c’est que je trouve que nos parents, alors qu’eux ont été obligés de combattre leur confort et leur milieu, nous ils nous ont vraiment donné une carotte pour qu’on reste chez nous, pour qu’on se rebelle contre rien.
M.D. : Qu’est-ce qu’ils vous ont donné ? Trop de confort ? Un univers trop douillet ?
Etudiant 2 : Voilà et en même temps suffisamment de liberté pour que, quand même, on ne se sente pas oppressé. Finalement, on en arrive à une situation où on vit chez nos parents, où ne peut se rebeller contre rien sinon on est dans la crise d’ado. On ne nous laisse même pas la possibilité d’être en rébellion contre quelque chose. ]
M.D. : Que pensez-vous de ces paroles de Judith et Christopher ?
M.G. : Elles sont très typiques mais on voit bien le dilemme sur lequel elles ouvrent. C’est très difficile, avec un peu de conscience, d’opprimer ses enfants pour qu’ils en viennent à se révolter. Ce serait un art d’être parent très difficile à assumer. C’est un rôle, pour ainsi dire, théâtral : « Pour leur bien, je les emmerde. Comme ça, ils pourront se révolter comme moi quand j’étais petit. » [sourires] Je crois pas qu’on puisse demander cela raisonnable à des parents. Donc on est dans un dilemme terrible. Le sentiment qu’il leur manque quelque chose du fait qu’ils n’ont pas à s’opposer à un monde des adultes qui les contraindrait et bien oui, c’est comme cela et c’est irrémédiable. Comment on pourrait faire ? On va restaurer officiellement.. [rires].. l’autorité, l’interdiction dans tout les sens pour permettre l’épanouissement par la révolte. En même temps, dans ces paroles il y a l’oubli du problème dont on parlait auparavant qui est tout de mêmeque derrière cette permissivité se cache on oserait presque dire une protection des adultes contre leurs enfants qui sont très bien en tant qu’enfants irresponsables, hors de l’existence plus du tout intéressant quand ils sont des concurrents virtuels sur le marché de la vie sociale. Au travers de la révolte (je crois qu’il faut rendre à cette notion toute sa portée), ce qui était réclamé ce n’était pas du tout simplement la dénonciation de l’abus des parents. C’était surtout cette espèce de confiance en soi d’une jeunesse qui disait : « Nous ferons mieux que nos parents. Laissez-nous les commandes et nous vous montrerons que nous sommes capable de faire un monde meilleur que le votre.» Dans le cas précis, ça n’a pas nécessairement donné tout les résultats attendus mais cela a donné au moins une transformation de l’éducation radicale, cela on ne peut pas le nier, mais qui débouche sur un problème qui là n’avait pas été du tout anticipé par les révoltés de mai 68. C’est que peut-être les jeunes ont besoin de se révolter mais comment leur en offrir le motif. Involontairement, peut-être leur a-t-on offert au travers de cette manière de ne pas s’intéresser à leur entrée dans la vie réelle.
M.D. : Dans l’article que vous avez écrit dans Le Débat sur les enfants du désir, vous terminez en disant qu’en fait on croyait avoir résolu tout les problèmes par cette éducation permissive, centrée sur l’individu, en fait on en ouvre quantité d’autres.
M.G. : C’est malheureusement, je crois, la leçon qu’il faut tirer de l’expérience historique. L’humanité n’avance qu’en créant des problèmes au fur et à mesure qu’elle résout ceux antérieurs auxquels elle s’était attaqués. La tâche n’a pas de fin.
M.D. : Pour terminer sur la question politique, ce qu’on remarque dans les interviews que nous avons faites auprès des jeunes mais aussi dans d’autres enquêtes que j’avais faites, il y a l’idée qu’on ne croit pas dans la société mais on croit en soi. Quand vous demandez aux jeunes par rapport à la politique, ils n’attendent absolument rien ni du collectif, ni de l’Etat, ni de la politique. En revanche, quand vous les interrogez sur leur avenir, même s’ils n’ont pas de diplôme, même si à priori on sent qu’ils sont mal partis, ils ont tendance à avoir une sorte de foi en eux-même, éventuellement en leurs pairs, c’est-à-dire leurs amis, le groupe près d’eux, leur famille éventuellement d’ailleurs mais pas la société.
M.G. : Le constat est juste évidemment. Il est très frappant même. Cette attitude est très compréhensible. Elle veut dire tout simplement que l’existence, quand elle a un très long horizon temporelle devant elle, est un itinéraire forcément très individuel. Dans un monde pauvre à vie brève, la solidarité de la communauté à laquelle on appartenait était intensément ressentie à tout niveau. Quand on bénéficie à la fois de protection et d’un horizon très long, on songe d’abord à l’itinéraire qu’on va se ménager et au parcours qui vous attend. C’est donc parfaitement compréhensible. Je crois en même temps que cela veux dire que, pour beaucoup de ces jeunes, l’entrée dans la vie ce sera la découverte de la société parce qu’évidemment ils n’ont pas à s’en rendre compte. On fait tout d’ailleurs pour qu’ils ne s’en rendent pas compte mais ils sont le produit d’une configuration exceptionnellement heureuse de l’histoire des sociétés. C’est la société qui a créé ce monde de l’individu où ils ont l’impression que leur destin leur appartient. Pour que ça dure, il faut aussi s’occuper que la société maintienne, pour ceux qui viendront après, cette individualisation et ces conditions favorables avec tout ce que cela suppose de protection, de formation. Cela coûte très chère socialement l’éducation, très très chère. Les deux grandes dépenses collectives, c’est la santé et l’éducation. C’est plus la défense puisqu’on a la chance de vivre dans un monde pacifié. Et en plus, non seulement ça coûte très cher c’est très difficile à faire. On ne pas devenir un individu sans être bien formé et bien former quelqu’un c’est un investissement prodigieusement complexe. Je crois que leur avenir c’est de revenir sur cet individualisme bien de leur âge pour redécouvrir toute la nécessité pour être un individu de ce qui est autour de vous une société qui fonctionne selon certaines normes qui ne vont nullement de soi.
M.D. : Merci beaucoup Marcel Gauchet pour cette exploration de l’enfant-problème.
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