En 1980, Marcel Gauchet publie dans Le Débat un article, « Les droits de l'homme ne sont pas une politique »[1], qui va nourrir de nombreuses discussions et polémiques.
Le contexte d'alors est marqué par l'écho grandissant rencontré à l'Ouest par les luttes des dissidents contre le communisme est-européen. Marcel Gauchet dénonce la confusion entre le soutien que leur accorde l'intelligentsia française et l'érection des droits de l'homme comme principe fondateur d'une nouvelle philosophie politique.
La défense des libertés à l'Est est une chose, la question du destin de la communauté des hommes et de ses fondements politiques en est, à son sens, une toute autre.
Dans le fond, la soudaine mise au premier plan du paradigme des droits de l'homme par la majorité des intellectuels témoigne selon lui de l'incapacité à penser ensemble individu et société.
Depuis la révolution démocratique du XVIIIe siècle, la philosophie politique est confrontée à ce dilemme quasi insoluble : comment concilier l'émancipation de l'individu, donc la consolidation de ses droits, avec les contraintes et obligations de la vie en société ? Devant cet enjeu, explique M. Gauchet, nombre de philosophies critiques ont voulu opposer l'individu et la société, définissant celle-ci comme le mal radical, l'ennemi de l'individu. La résurgence de la thématique des droits de l'homme serait l'illustration de ce type de pensées. Elles ne peuvent, selon lui, que conduire à une impasse politique et théorique. En effet, rappelle-t-il, « l'affirmation de l'autonomie individuelle est allée rigoureusement de pair avec un accroissement de l'hétéronomie collective. La conquête et l'élargissement des droits de chacun n'ont cessé d'alimenter l'aliénation de tous ».
Former une société implique forcément une limitation de l'autonomie individuelle. L'individu étant pour partie modelé par la société, l'existence d'une sphère collective forte est donc indispensable, au nom même de l'individu. M. Gauchet souligne la contradiction contemporaine entre les appels de toute part au renforcement des droits de l'individu, et la difficile existence d'un sujet autonome capable d'exercer ces droits. Et de conclure : « Les droits de l'homme ne sont pas une politique dans la mesure où ils ne nous donnent pas prise sur l'ensemble de la société où ils s'insèrent. » .
[1] Le Débat, n°3, juillet-août 1980, p.2-. 21 ; texte repris dans La démocratie contre elle-même, Gallimard, Tel, 2002.