Comment décryptez-vous la popularité de Nicolas Sarkozy?
A quoi attribuez-vous son succès médiatique?
Sa communication intense est un phénomène unique, jamais vu dans les annales. Habituellement, cela entraîne un effet d'usure, voire de répulsion, comme l'avait théorisé Jacques Pilhan, conseiller en communication de François Mitterrand puis de Jacques Chirac, qui recommandait l'économie parcimonieuse de la parole présidentielle. Dans le cas de Sarkozy, on assiste à l'ahurissant contraire de cette théorie. Il a inventé la recette de l'omniprésence. Harcelé par les médias alors qu'il était ministre de l'Intérieur, poste très exposé à la critique, il a compris qu'il fallait compenser l'état de siège par une offensive permanente. Il submerge ses contradicteurs par une occupation constante de la scène médiatique, si bien que sa parole prend le dessus. Il transforme la pression médiatique en tension qui se retourne vers les médias. Il a trouvé la parade. Dans cette logique, le sujet qui passe mal un jour est compensé par celui qui arrive le lendemain. Cela n'est rendu possible que parce qu'il a rompu avec la langue de bois: il est familier, direct, simple et attentif. C'est à cette condition qu'il fait accepter l'omniprésence.
Ne bénéficie-t-il pas d'une aspiration qui dépasse son propre personnage?
Au-delà de Sarkozy, l'élection présidentielle a montré à quel point les Français attendaient de croire de nouveau à la politique, d'investir en un homme susceptible d'incarner le pouvoir présidentiel tel qu'ils l'imaginent. L'imaginaire présidentiel est devenu le paramètre essentiel de notre vie démocratique. C'est la seule chose qui intéresse les citoyens, comme on l'a vu avec le désintérêt suscité par les législatives. Le président est porteur d'une attente très forte; ce qui rend son rôle déterminant dans l'esprit des citoyens, au-delà de la lettre des institutions, et concentre toute l'attention sur sa personne. Finalement, la rupture sarkozyenne, c'est lui-même. Ce n'est pas tant la politique qu'il fait que sa manière d'être le pouvoir. D'autant plus que l'on avait atteint le stade de la désespérance collective sous la présidence Chirac.
Est-ce là une vision moderne?
Vous posez la grande question. A travers le phénomène Sarkozy, on mesure à quel point les Français sont bloqués dans une formule qui vient du fond de leur histoire, à savoir la synthèse de l'autorité bonapartiste et de la démocratie. De ce point de vue-là, le personnage construit par Sarkozy au cours de la campagne est une réussite; il représente à la fois l'autorité bonapartiste, sous un visage décontracté de chef de bande, et la conviction démocratique. Il a incontestablement la tripe démocratique: il écoute, tient compte de ce que l'on dit, a le désir de répondre aux demandes ou aux attentes. Il a un ego surdimensionné, mais il y a aussi chez lui un surmoi démocratique; c'est un élément très sous-estimé et qui explique en grande partie sa capacité à passer les frontières traditionnelles de la droite et de la gauche. D'une certaine manière, il donne un visage actuel et postmoderne à l'équation gaulliste qui visait déjà cette transgression. Même s'il le fait dans des termes qui seraient, pour de Gaulle, passablement suffocants! L'interrogation fondamentale demeure cependant: les Français ne sont-ils pas piégés par les gènes de leur histoire dans une époque où la croyance en un homme providentiel risque de ne plus être la réponse adéquate aux problèmes de l'heure? C'est l'argument de la tragédie, si tragédie il doit y avoir.
Que reste-t-il du rôle de l'arbitre au-dessus de la mêlée?
L'arbitre avait pour but de réconcilier France de gauche et France de droite, ce qui n'a plus lieu d'être. Aujourd'hui, on semble avoir besoin d'un président manager, rapide, mobile, efficace, face au grand problème français: la mondialisation. Cette figure de pouvoir, fondée sur un centre unique et une force d'impulsion verticale, est-elle vraiment adaptée à la mondialisation? C'est tout le sujet. Visiblement, Sarkozy est conscient des limites du rôle dans lequel il s'est coulé. Il semble souhaiter que la discussion ait lieu partout pour que «cent fleurs s'épanouissent». Sera-ce suffisant? Le mélange de l'élan sarkozyen et du débat démocratique fera-t-il l'affaire? Nous entrons là dans une épreuve de vérité. Il existe un véritable enjeu dans l'expérience Sarkozy.
Y a-t-il, d'ores et déjà, des limites visibles à cette expérience?
Les attentes qui sont placées en lui constituent le risque de l'expérience. Le réinvestissement collectif est si profond que la croyance dans la capacité du politique s'en est trouvée considérablement renforcée. A tort ou à raison, pour les Français, il n'y a de réponse que politique à la crise que traverse la nation. Si cela ne marchait pas, l'effet serait terrible et nous entrerions dans une crise politique gravissime. Nous jouons gros jeu, puisque toute la mise a été placée sur Sarkozy. C'est pourquoi, quoi que l'on pense de Nicolas Sarkozy par ailleurs, on a envie que ça marche. L'intérêt général est que, à l'intérieur de cette réussite, les Français construisent un rapport plus élaboré à la chose politique, qu'ils révisent leur foi fondamentale, car elle doit être révisée. Ils ne pourront le faire que si le succès est au rendez-vous.
Ne faut-il pas alors s'inquiéter de la personnalisation du pouvoir?
En démocratie, le pouvoir s'exerce en équipe. Aucun homme ne peut suffire à tout; la cohérence de son équipe est un des arguments les plus forts que puisse offrir un leader politique d'aujourd'hui, car elle démultiplie les capacités d'action. Or la dimension d'équipe du système Sarkozy n'est pas frappante. Le gouvernement donne plutôt l'impression d'être une structure d'exécution destinée surtout à encaisser les coups. C'est sans doute l'une des faiblesses du dispositif sarkozyen. L'absence d'un vrai gouvernement, si elle se confirmait, provoquerait à terme un affaissement.
Faut-il s'alarmer du rôle croissant de Cécilia?
C'est un des problèmes totalement imprévus dans la vie des démocraties. L'égalité des femmes est une grande conquête de l'esprit démocratique. Elle provoque logiquement un changement complet de la définition du couple. Les femmes participent beaucoup plus à la vie de leurs maris, et réciproquement. Du coup, quand on prend l'un, on prend l'autre. On élit un président et on désigne sa femme en même temps, parce qu'il va de soi que le président parle à égalité avec sa femme, laquelle donne des avis qui pèsent pour lui et se trouve de ce fait associée aux décisions importantes de son époux. Dans les démocraties égalitaires actuelles, le pouvoir, c'est un couple, même si on n'élit qu'un des deux. C'est une question structurelle qui n'est pas liée à des personnes. La preuve, c'est que Ségolène Royal aurait posé le même problème.
Reste que Cécilia Sarkozy n'a pas été élue par le peuple...
Certes, mais le républicanisme actuel, que je sache, consiste à reconnaître l'égalité des hommes et des femmes. Accepterait-on que le président traite sa femme en inférieure? A partir de là, l'égalité dans le couple présidentiel fait que le non-élu partage inévitablement une part de la fonction de l'élu. Sinon, il faut réserver la fonction aux célibataires! Quelle doit être cette part? A mon sens, la réponse est déontologique. C'est aux personnes concernées d'avoir la pondération fine, la conscience aiguë des limites à ne pas dépasser, bref, d'avoir l'étoffe de la fonction.
Propos recueillis par Christian Makarian.