Marcel Gauchet- Non, ils ne l’ont pas prise. Et ça n’est pas très surprenant car, d’une manière générale, le personnel politique se méfie beaucoup des idées. Les hommes politiques sont des professionnels des élections. Il faut toujours beaucoup de temps – c’est vrai de la gauche comme de la droite – pour qu’ils prennent la mesure des évolutions profondes de la société, qui les obligent à des remises en cause stratégiques qu’ils n’aiment pas faire.
Quand ils étaient au pouvoir dans les années 90, les partis sociaux-démocrates ont cautionné des politiques de libéralisation des marchés ou de certains secteurs économiques et soutenu des politiques européennes restrictives en matière monétaire, avec des coûts sociaux importants. Et une partie de leur base les a sanctionnés pour cela. Mais quand ils défendent un vrai programme de gauche, d’autres les taxent de partis « archaïques »… Comment sortir de cette schizophrénie ?
Cette situation est en effet le témoignage d’un porte-à-faux intellectuel profond. L’absence de perspective stratégique découle d’un manque d’analyse de l’état de nos sociétés, des développements nouveaux de l’économie. Du coup, ils ont un agenda très pragmatique quand ils sont au pouvoir. En gros, c’est la même chose que la droite libérale, avec un supplément d’âme sociale. Partout en Europe, par rapport à leurs adversaires de droite, ils augmentent les dépenses sociales, c’est clair… mais cela se limite là.
La différence, c’est que la gauche était, en Europe, jusqu’à cette dernière période, le parti de la proposition, le parti de la transformation sociale, le parti de la réforme, le parti de l’avenir… C’est fini. Avec quelques nuances locales, ils gèrent l’acquis de l’époque où ils ont effectivement influencé de manière déterminante le modèle social européen. Mais sans perspectives sur l’évolution de ce modèle, sans réponses de fond. Or, les partis socialistes se sont construits, historiquement, avec la grande ambition d’offrir une meilleure intelligibilité du mouvement des sociétés par rapport au pur pragmatisme gestionnaire de la droite. Une meilleure intelligibilité au service d’une meilleure maîtrise de l’avenir collectif… C’est sur ce point-là qu’ils sont le plus en difficulté, car cette situation met en péril leur identité même.
Par ailleurs, le socialisme démocratique a été fécond et porteur quand il avait une contestation communiste sur sa gauche, qui l’obligeait à la fois à réfléchir et à faire des propositions alternatives audacieuses. Or, aujourd’hui, l’extrême gauche est purement protestataire, il ne s’agit pas d’une force de propositions.
La crise économique qui frappe l’Europe est le résultat des errements d’un certain capitalisme financier. Un terrain favorable pour un rebond des formations sociales-démocrates ?
Ça devrait être leur chance. Le problème est que leur armement intellectuel est essentiellement constitué par des économistes qui sont dans les parages néolibéraux… Ils sont donc aussi pris à revers par cette crise que les partis de droite classique. Cette crise, c’est une crise du modèle dans lequel ils se sont coulés. Alors, ils ont un discours antilibéral… mais qui correspond à quelle analyse des transformations opérées ? Où est l’explication autocritique du fait qu’ils ont appliqué eux-mêmes toutes ces réformes ? En France, c’est M. Bérégovoy (Premier ministre socialiste d’avril 1992 à mars 1993, NDLR) qui a fait la dérégulation financière, ce n’est pas la droite !
Le salut de partis sociaux-démocrates ne passera-t-il pas par une clarification de leur électorat cible ?
Il est évident que l’un des problèmes clefs de tous les partis socialistes en Europe, c’est le rapport à l’électorat populaire. Il y a un volet économique à ce problème, mais il y a également le fait que la perception des milieux « cultivés » de toute une série de problèmes – multiculturalisme, sécurité, etc. – ne correspond absolument à la perception de l’électorat populaire. Là aussi, il y a un grand porte-à-faux électoral qui supposerait, en fait, une grande analyse des mouvements de la société, qui n’a pas été plus faite que le reste.
Est-ce que, finalement, tout cela ne repose pas le problème de la faillite des grandes idéologies ?
Certes, nous ne vivons plus à l’heure des « grands récits » et de la foi révolutionnaire dans l’avenir radieux, ni même de la confiance dans le progrès. Mais il existe pourtant une idéologie très puissante dans notre monde : c’est l’idéologie de l’individu et de l’autorégulation. Il en existe deux versions : la version « marché » et la version « droits de l’homme ». Mais dans les deux cas, c’est l’individualisme comme valeur suprême. Et si l’individu est la valeur suprême, il n’y a qu’une manière de faire fonctionner la société, c’est par des mécanismes de type autorégulateurs. Donc, c’est la société de marché, dont le miracle est qu’elle n’a pas besoin de grands discours.
C’est n’est pas une grande idéologie, ce sont des « valeurs », comme on dit aujourd’hui. Les valeurs ont remplacé le grand récit historique. Mais c’est quand même une idéologie puissante, qui a gagné la totalité des acteurs de nos sociétés. Alors, la gauche préfère le versant « droits de l’homme », la droite le versant « marché économique », mais les deux communiquent. Et c’est précisément cette idéologie consensuelle générale qui est en train de craquer de partout à l’épreuve des faits. La grande différence, c’est que la droite ne revendique pas d’avoir des idées, de changer le monde. Le problème est pour la gauche, qui prétend, elle, comprendre le monde et le changer. Et elle ne sait pas, parce qu’elle est totalement secouée dans ses fondements par ce qui se passe…