Egocratie ou une forme d’autocratie, dont l’un des symptômes précurseurs est la personnification et la centralisation du pouvoir?
Fort heureusement, il ne s’agit « que » d’egocratie. La manière d’exercer le pouvoir épouse l’évolution de la société et le style médiatique en vogue: « Moi d’abord ». Le Président est avant tout un symptôme de son temps. Ce qui apparaît sympathique dans cette prise de responsabilité est contrebalancé par sa manifestation antipathique: une exposition, une mise en avant abusives au nom desquelles il agit comme si le gouvernement n’existait pas. Une stratégie par ailleurs totalement contre productive au plan politique.
Quels sont les champs de consubstantialité entre la crise du politique, la crise des institutions, et celle de la démocratie? Quelle articulation est-il possible d’opérer?
C’est précisément la force de l’individualisme qui permet de faire le lien entre ces trois réalités. Crise des institutions: le principe même de l’institution est l’impersonnalité et la pérennité, selon des règles indépendantes des individus qui les incarnent; ce principe est malmené par la volonté à tous crins de les habiter de manière individuelle, de les faire servir au profit de son individualité. Or on sert une institution, on ne s’en sert pas. Cette dérive constitue la pire des corruptions. Crise du politique: cette personnalisation forme l’une des expressions du phénomène d’individualisation, et perturbe lourdement la relation entre gouvernement et gouvernés. Résultat: plus les élus prétendent être proches des citoyens, plus ils sont ressentis par ces derniers comme éloignés de leurs préoccupations. Il n’est pas simple d’éclaircir cette relation diabolique. Il faut la comprendre comme le développement - parfaitement légitime – du principe d’individualité qui constitue le socle de l’univers démocratique mais n’a pas trouvé sa juste mesure dans le cadre collectif. Exemple: la place et la reconnaissance de l’épouse du Président de la République. Elles ont considérablement progressé depuis trente ans, et traduisent un signe d’égalité qui profite à la démocratie. Mais elles génèrent une confusion regrettable entre les sphères publique et privée. Le progrès de l’esprit démocratique introduit des problèmes dans la démocratie même, dont l’un des principes fondamentaux est la différence entre public et privé, et entre ce qui est personnel et ce qui est institutionnel. Comment faire coïncider des principes indispensables au fonctionnement démocratique, avec les normes, mœurs, esprit nouveaux produits par l’avancée de l’individualisme et de l’esprit d’égalité ? Voilà un symptôme de « crise de croissance »
N’est-ce pas parce qu’elle continue de nier la dimension individuelle de la personne et de lui préférer une subordination collective aujourd’hui obsolète, que la Gauche échoue régulièrement lors des élections nationales ?
Depuis vingt-cinq ans, la Gauche a initié d’importants progrès en faveur des droits de l’individu. On peut même la qualifier de « parti de l’émancipation individuelle ». Le nier serait absurde. Mais quel individu a-t-elle promu? L’individu ne se réduit pas aux volets privé, intime, familial, ludique, mis en valeur par la Gauche. Il possède une dimension publique, sociale, qui a pour manifestations la responsabilité, la capacité de créer et d’entreprendre, l’attente d’être reconnu dans l’exercice de son travail, de son talent, de son inventivité. Ces caractéristiques « économico-sociales » de l’individu, la Gauche les méconnaît, les néglige ou les réduit à l’assistance. Or l’individu est un tout, qu’on ne peut pas cliver.
Et c’est la reconsidération de l’individu, la valorisation de sa dimension « économico-sociale » qui ont fait en 2007 le succès de Nicolas Sarkozy…
Effectivement. Sa conception réductrice de l’individu confine la Gauche dans un combat d’arrière-garde. Mais le Président de la République n’est lui-même pas exempt de contradictions. Le principe de « responsabilité » qu’il valorise voire sacralise au bénéfice de l’individu doit s’appliquer également dans le champ de la collectivité. Or là, le bât blesse sérieusement. Un exemple? Le thème, crucial, de la dépendance des personnes âgées. Faut-il reconnaître un droit à l’assistance publique de ces personnes qui exonère leur famille et elles-mêmes de toute responsabilité? Ou faut-il admettre que chacun d’entre nous, via des mécanismes d’épargne personnelle, d’hypothèque, d’héritage, doit participer au financement des frais inhérents? Nicolas Sarkozy vante la responsabilité individuelle, mais se prépare à faire passer une loi qui place la dépendance à la charge exclusive de l’Etat et, de facto, déresponsabilise individus et familles. Sacrée contradiction…
Comment peut-on indexer sur la démocratie la « proportionnelle », de nature tout à la fois à représenter plus fidèlement l’expression du peuple et à entraver le fonctionnement des assemblées?
Cette question interroge sur la nature même de la représentation politique. Celle-ci doit-elle être une photographie des forces? Je ne crois pas. L’enjeu n’est pas d’avoir des représentants dans lesquels les citoyens reconnaissent leurs orientations personnelles, mais de produire un débat où ces mêmes citoyens reconnaissent les questions fondamentales qu’il est nécessaire de trancher. Ils veulent voir représenter bien davantage les problématiques qui se posent à la collectivité que leurs propres opinions. Le Parlement anglais est un exemple. Et dans les pays où règne la proportionnelle, le sentiment d’être représenté par un Parlement divers et bigarré n’est absolument pas plus grand.
Partagez-vous l’opinion des observateurs qui avaient salué la forte mobilisation lors de l’élection présidentielle comme une « victoire » de la démocratie? Mesure-t-on la santé d’une démocratie au taux de participation?
Absolument pas. Ce qui fut bien plus explicite, ce fut l’exceptionnelle mobilisation des esprits lors de la campagne, le sentiment profond de participer à un choix important, l’appropriation d’un sujet devenu central dans le quotidien des citoyens. Une vraie passion est née, consolidée par un fort taux d’identification aux candidats qui cristallisaient sur eux des options significatives. 2007 demeurera un moment important dans l’histoire démocratique de ce pays. C’est la preuve que lorsque l’offre politique est probante, les citoyens s’y reconnaissent.
La campagne avait été marquée par l’irruption du principe de « démocratie participative » développé par Ségolène Royal. Constitue-t-il, en matière de démocratie, un progrès, ou au contraire un danger dès lors parce qu’il participe à décrédibiliser et à discréditer les élus? Cette démocratie participative n’est-elle pas l’ennemi de la démocratie représentative?
Cette démocratie participative fut un échec total. Ségolène Royal n’a pas réussi à lui donner un contenu, rien de remarquable n’est sorti de la consultation du peuple militant. Les Français ont préféré, de loin, la démocratie de l’offre que leur proposait Nicolas Sarkozy. Ce dernier ne leur disait pas: « Communiquez-moi ce que vous voulez que je clame », mais: « Voilà ce que je vous propose ». Le risque majeur de la démocratie participative façon Ségolène Royal, c’est l’opportunité pour les politiques de se défausser et de se transformer en animateurs du débat public…
Symptomatique: « L’appel aux Français » de la candidate socialiste pour déterminer par voie référendaire l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne. On en revient ici au principe, qui devrait être souverain en politique, de la responsabilité…
Bien sûr. Et c’est ce qui caractérise Nicolas Sarkozy, qui sur ce thème par exemple affiche clairement son hostilité et met les électeurs, informés préalablement, face à leurs responsabilités au moment de voter. La force de propositions est capitale en démocratie. C’est sur elles que l’on débat et que se fonde la démocratie représentative. La démocratie, ce n’est pas la remontée des solutions par la base. C’est là une illusion lyrique, sympathique, mais inadaptée au fonctionnement de nos sociétés politiques. Si la démocratie participative est une forme concurrente de la démocratie représentative, elle est un non-sens, un facteur de blocage, d’autant plus inadéquate que les conditions de son fonctionnement sont obscures. Si la démocratie participative se réduit aux voix des militants, c’est-à-dire d’une infime fraction de la population, est-ce encore une forme de démocratie? Reste que l’émergence de ce thème n’est pas fortuite. Elle fut la caisse de résonance des préoccupations de citoyens inquiets face à la dégénérescence des partis dans l’exercice de leur rôle et de leurs responsabilités. Si les partis étaient des institutions de débats politiques et assuraient l’interface entre les représentants et le peuple, le sujet de la démocratie participative n’aurait jamais surgi. C’est leur défaillance qui a provoqué le besoin…
… et, dans le même temps, place la fameuse « société civile » au coeur du « marché » politique, l’érige au rang de « sauveteur » de la démocratie, de « contrepoint » des manquements dont seraient coupables les professionnels de la politique. Est-ce un leurre?
Cette société civile est bien davantage un problème qu’une solution. D’une part elle exacerbe le discrédit des professionnels de la politique – par ailleurs les premiers coupables –.D’autre part elle n’est qu’une nébuleuse d’intérêts particuliers organisés, et donc à ce titre est incapable de servir l’intérêt général, ce qui constitue pourtant la vocation de la politique.
La proposition de Ségolène Royal de filmer les conseils des ministres comme la décision de François Fillon de noter les ministres épousent les logiques – en vogue – de transparence, d’évaluation et de punition. La démocratie y gagne-t-elle, ou au contraire est-ce le triomphe du populisme?
Il s’agit dans les deux cas de démagogie ubuesque. Et dangereuse. Filmer les conseils de ministres? Toute délibération interne implique des conflits, normaux et utiles, entre intérêts et décisions, qui ne peuvent pas s’étaler sur la place publique. Et qu’est-ce qu’un progrès démocratique lorsqu’il est vu par quelques poignées de téléspectateurs inactifs ou retraités? Quant à la notation des ministres, je crois n’avoir jamais croisé d’idée plus grotesque. Grotesque dans sa motivation – les ministres sont jugés en permanence par une opinion publique intraitable –, grotesque dans sa matérialisation puisque le Premier Ministre n’avait pas eu d’autre idée que de recourir à une agence privée pour établir les critères! Je crois heureusement que cette proposition aberrante va être enterrée.
Vous rappelez que « jamais le sentiment d’accélération de l’histoire n’a été aussi répandu ». De quel ordre ce nouveau rapport au temps, qui atrophie la capacité de diagnostiquer, de gérer, d’anticiper, de construire, impacte-t-il sur l’évolution des démocraties ?
L’une des vertus de l’histoire, c’est que l’on apprend dans le passé à ne pas surestimer la nouveauté des situations que l’on découvre dans le présent. Autour de 1900, un premier phénomène d’accélération est survenu. Le monde alors se métamorphose, et des décennies seront nécessaires pour comprendre ce bouleversement et trouver les moyens d’y répondre en matière démocratique. Nous vivons aujourd’hui une rupture historique analogue. L’ensemble des rapports entre les êtres a changé. Nous faisons face à une intensification de l’action historique, parce que chacun est devenu et doit devenir un acteur du changement, parce que chacun est soumis à une emprise protéiforme: se remettre en question, innover, faire mieux… selon une forme de « mécanique infernale » que personne n’arrive à freiner, dont chacun participe à l’emballement. D’où une situation de confusion, portée par l’altération des repères analytiques. « Qu’est-ce qui se passe? », nous interrogeons-nous. Et comme nous sommes assujettis au mouvement d’accélération, nous faisons d’une priorité absolue l’irréflexion et la communication. Alors même que nous devrions être dans un grand moment de délibération collective afin de desserrer l’étau et de reprendre l’emprise sur une situation qui nous échappe.
De quelle nature l’axiome du marché et le culte de la marchandisation teintent-ils le fonctionnement des démocraties en occident?
C’est le fait capital du moment. La société de marché ne l’est plus seulement au plan économique, elle l’est désormais au plan politique. A partir du moment où les individus n’acceptent plus aucune contrainte sur leur comportement, le seul régulateur de leurs interactions est l’automatisme du marché. Cette foi dans l’automatisme, dans la capacité endogène de la société de s’équilibrer par ses propres moyens, devient l’idéologie dominante. Et son irruption est clé. Elle prend appui sur la détestation chronique du pouvoir, de l’autorité, de l’obligation, de la contrainte, tous ces principes que l’on ringardise et relègue au passé. « Libérons les énergies, et que le meilleur gagne ». Voilà ce qui résume cette société de marché politique.
Le capitalisme, écrivez-vous, infecte la démocratie non par ses fondements mais par l’explosion des droits individuels qu’il induit. Pourtant, la vulgate populaire l’estime « inséparable » de la démocratie…
La démocratie moderne est inséparable de l’économie, et le rêve d’une démocratie découplée de l’économie est une chimère. Ce constat constitue pour les uns une bénédiction, pour les autres une fatalité. C’est surtout un nouvel état de fait, dont nous n’avons pas encore pris la mesure et auquel il faut travailler à donner sens. Tout se passe comme si les démocraties avaient renoncé à traiter elles-mêmes leurs problèmes. Elles attendent de l’économie qu’elle résorbe les maux qu’elles ne veulent pas affronter. « Un peu de croissance, et tout ira mieux ». Au débat politique se substituent les effets bénéfiques de l’accroissement des richesses. Voilà la nouvelle religion de nos démocraties. Et leur spectre; les démocraties souffrent d’addiction à l’économie, comme si celle-ci pouvait régler leurs problèmes à leur place. La croissance n’est pas un remède universel.
Nous sommes à quelques encablures des Jeux Olympiques de Pékin. Et le drame tibétain ne fait que l’exacerber: le débat, récurrent, fait rage entre d’un côté les irréductibles, et de l’autre ceux – volontiers taxés de cynisme – qui considèrent que l’ouverture du pays à la mondialisation des échanges et au capitalisme occidental va produire une porosité qui bénéficiera de manière irréversible au progrès démocratique du pays. Dans quel camp vous situez-vous ?
L’exemple chilien sous le règne de Pinochet prouve certes que l’ultra libéralisme en matière économique peut échouer à abattre la dictature politique. Mais l’après-Pinochet valide l’histoire, qui fait la démonstration que l’introduction de la liberté économique finit toujours par entraîner la liberté politique. Pour cette raison, il est difficile de penser que l’ouverture au monde démocratique et capitaliste extérieur comme le développement d’une économie ouverte – même extrêmement encadrée – n’auront pas de répercussions politiques en Chine. Les dirigeants locaux font fausse route lorsqu’ils considèrent, culture confucéenne de l’autorité aidant, qu’ils réussiront à « tenir » le pays nonobstant l’élargissement inévitable de la liberté économique.
A l’observation de la Russie, de la Chine, ou de l’Irak, il est fréquemment évoqué, pour justifier les régimes en place, que les peuples, formatés au totalitarisme, ne sont pas « préparés », voire « aptes » à l’exercice de la démocratie. Partagez-vous cette analyse?
L’aspiration à la liberté et le rejet de l’oppression existent chez chaque être humain, quelles que soient la culture ou la société auxquelles il appartient. Mais ils ne suffisent pas à produire des institutions démocratiques. Cette dissociation admise, on comprend pourquoi la « bonne volonté » démocratique des Occidentaux se heurte à la réalité sociale, sociétale, culturelle des pays cités. Il est insupportable d’entendre dire que la liberté n’a pas de sens aux yeux des Russes, Chinois ou Irakiens. En revanche, la démocratie ne peut pas fonctionner sans conditions préalables, et les ignorer conduit à la catastrophe. Accorder la liberté à une société ne suffit pas non plus à faire émerger un personnel politique valable. J’ai cru, avec beaucoup d’autres, que la libération des régimes communistes allait faire surgir une société civile portée par des représentants naturellement désignés. La réalité est autre: ces pays de l’Est européen, pourtant dotés de racines démocratiques, ont recyclé les anciens dirigeants communistes en démocrates à peu près respectables et toujours incontournables. La leçon est qu’on ne fait pas naître par décret un Etat de droit. La réalité du continent africain nous le rappelle régulièrement.
On ne peut dissocier la religion des fondements de la démocratie. L’Islam est-il compatible avec l’exercice de la démocratie?
Le catholicisme est-il compatible avec la démocratie? Voilà de quoi débattaient les républicains français. C’était en 1880… Et la réponse était à l’époque majoritairement négative. Le cas de l’Islam est comparable, même si les conditions divergent sensiblement – notamment parce qu’au développement endogène de l’Europe au XIXe siècle répond, dans nombre de pays musulmans, le choc exogène d’un modèle exporté et marqué par le ressentiment colonial –.
Sunnisme, chiisme… et au sein même de ces familles des sous-déclinaisons… Les formes d’Islam sont nombreuses, et leur agrégation au modèle démocratique diffère selon leur propriété. La démocratisation du wahhabisme sera une tâche de longue haleine…
C’est sûr (rires)! En revanche, dans les pays du Maghreb, il existe une proximité culturelle significative avec les propriétés de la démocratie, et je suis confiant sur la capacité des peuples autochtones à rendre l’Islam compatible avec la démocratie. A condition aussi que nous les y aidions en respectant et en comprenant davantage leurs singularités.
De la connaissance que vous avez de lui, estimez-vous que l’Homme est naturellement disposé aux règles de la démocratie ?
L’Homme n’est pas naturellement constitué pour faire vivre la démocratie. Celle-ci est une création historique dont la genèse, en Occident, s’écoule sur des siècles. Elle représente à la fois une rupture, un enjeu considérable, une auto création, dont, contrairement à ce que nous croyons, nous ne vivons que les prémices. La démocratie est très jeune, et cette jeunesse explique en partie ses problèmes.
A partir de quels compromis peut-on concilier les droits de l’homme, formidable progrès, et les droits de la collectivité, ferments de la démocratie ? Etablissez-vous une hiérarchie des démocraties, existe-t-il des démocraties « pilotes » ?
Nulle part il n’existe de formule satisfaisante. En revanche, certaines démocraties adoptent des institutions admirables et des formes d’exemplarité intéressantes. Outre l’Angleterre, il y a la social-démocratie scandinave, riche de conditions culturelles et de civisme difficilement transposables mais justement instructives pour identifier nos carences. Les Etats-Unis ont développé un sens aigu de l’intégration démocratique, dont la France gagnerait à s’inspirer. Toutes les démocraties sont plongées dans la perplexité, à des niveaux et sur des aspects différents et inégaux. La France tout particulièrement, elle qui, forte de son histoire, croyait sa démocratie encore à l’avant-garde et la découvre balbutiante.
Vous considérez qu’à court terme la crise de la démocratie ne peut que s’aggraver, mais qu’en revanche, à l’aune par exemple de l’enjeu écologique, elle peut déboucher vers une démocratie « supérieure ». Quel contenu donnez-vous à cette classification?
Mon optimisme à long terme repose sur un constat: l’individu a besoin de la collectivité et ne cesse d’ailleurs d’exprimer ce besoin. Pour preuve, la forme paroxystique de l’individualisme contemporain n’est pas le rejet ou le mépris de la société, caractéristiques de l’anarchisme de 1880,ou même l’autarcie. On peut la résumer à une formule: « Je ne dois rien à la société, mais elle me doit tout ». Il faut se méfier de certaines images d’Epinal. Par exemple, il est fréquemment évoqué la dissolution du lien social, mais pourtant jamais ce lien n’a été aussi fort si on le mesure au degré de dépendance des individus à leur téléphone portable… A leur échelle, les individus expriment un désir d’équilibre entre leur affirmation individuelle, parfaitement légitime, et celle de s’inscrire dans une communauté où leur existence prend un sens. L’un des aspects majeurs de la privatisation des existences, si emblématique de notre société, c’est le repli sur la famille, donc sur les enfants. Or existe-t-il lien plus puissant avec l’humanité que considérer que la vie ne se réduit pas à soi et se poursuit avec une descendance qu’il faut préparer le mieux possible ? Qui donc peut rêver pour ses enfants d’un monde infernal, pire que celui qu’il connaît ? Personne. D’ailleurs, le pessimisme des Français est corrélé à leur peur d’un avenir moins enviable pour leurs enfants. Finalement, la société, ce n’est rien d’autre qu’assurer la pérennité de l’humanité. Et effectivement, la préoccupation écologique doit constituer la forme la plus explicite de ce souci de poursuivre l’aventure humaine.
L’entreprise, dont les manifestations collectives et les contre-pouvoirs syndicaux sont anémiques, est-elle définitivement dans le déni démocratique ou bien certaines formes - coopératives - constituent-elles un modèle ?
Il n’y a rien de définitif dans l’histoire. D’un côté, le travail est central dans la vie des individus aujourd’hui. C’est bien ce qui fait le drame du chômage. Ils attendent donc quelque chose de l’entreprise. De l’autre côté, l’efficacité ne peut pas suffire à définir une communauté de travail. Nous en sommes là. La recherche sur des modèles d’organisation véritablement efficaces, c'est-à-dire dans lesquels les individus pourraient se reconnaître, me semble un des grands sujets d’avenir. Le secteur coopératif pourrait en effet avoir un rôle pionnier à jouer dans ce domaine.
Quelle responsabilité, quel périmètre d’autorité et de légitimité l’Etat doit-il assurer pour être « dans » son rôle démocratique?
L’Etat est dans un moment de complète redéfinition de sa fonction. Le rôle, « pilote » et «régulateur » de l’économie, qui était le sien dans les années soixante est obsolète. Aujourd’hui, l’Etat ne doit pas être une « super structure », mais une « infrastructure » qui charpente l’espace collectif, qui veille au haut degré d’homogénéité matérielle sur un territoire, qui assure l’éducation, les soins, de multiples protections, l’ouverture au monde et les déplacements sécurisés au-delà des frontières, sans lesquels le marché serait inopérant. Pour toutes ces raisons, la vocation de l’Etat n’est pas de nous conduire, mais de nous permettre d’exister. Comment peut-on encore s’acharner à nier cette évidence?
Le discrédit dont il affuble l’Etat et la collectivité, et le culte de la réussite individuelle qu’il promeut, rendent-ils le libéralisme ennemi de la démocratie?
Le libéralisme est une des valeurs de la démocratie, mais il ne suffit pas par lui-même à faire fonctionner la démocratie. Une certaine forme de libéralisme est un symptôme de la crise de la démocratie, puisqu’elle cultive la fiction d’un individu irresponsable par rapport à la collectivité. Pour cette raison, rien ne me semble plus important que de redonner un sens juste au libéralisme, capable de contrecarrer les embardées idéologiques récemment traversées. Il faut riposter à « l’unilatéralisme » du libéralisme qui érige ce dernier en dogme et trouve un relais, un amplificateur formidables dans l’individualisme dominant. Le mouvement a d’ailleurs débuté.
Propos recueillis par Denis Lafay.