A quoi assiste-t-on aujourd’hui dans l’espace mondial ? A la diffusion de ce que la sortie de la religion a produit dans le monde occidental : raisonnement économique et scientifique, valeurs politiques de la liberté individuelle, etc. Ce sont des données qui arrivent comme des chocs culturels de première grandeur dans des sociétés encore largement structurées sur un mode religieux. D’où le choc identitaire et la réaction qui s’exprime dans les différentes formes de fondamentalismes. Le fondamentalisme est habité par le sentiment d'une rupture catastrophique et la volonté de revenir en deçà de cette rupture. Loin d'être démentie par ces phénomènes, la thèse de la sortie de la religion permet de les comprendre de l'intérieur.
Le fondamentalisme est une réponse à la sortie de la religion. Il se propose de restaurer l'organisation religieuse du monde. Mais il poursuit cette visée, en réalité, dans le cadre de la modernité, au sein de laquelle il est beaucoup plus pris qu'il ne le croit. Ce pourquoi il n'a pas les moyens de son ambition. Il est animé par des militants qui sont, malgré eux, des individus détraditionalisés et décommunautarisés. Cela les met aux antipodes de l'univers religieux auquel ils voudraient revenir. Ils peuvent faire beaucoup de dégâts, mais ils poursuivent une tâche impossible.
Qu'en est-il du néoprotestantisme qui déferle en Afrique, en Amérique latine et en Asie, mais aussi aux États-Unis ?
Cet évangélisme multiforme est le vecteur d'une modernisation spirituelle centrée sur l'individualisation de la croyance. C'est une religion de l'individu, fondée sur la subjectivité de l'adhésion personnelle et sur l'authenticité émotionnelle de l'expérience. En Amérique latine, il arrive sur le fond d'un catholicisme traditionnel, hiérarchique et communautaire qu'il fait éclater. Une des raisons de son succès est le changement du rapport entre les sexes qu'il promeut, la rupture avec le machisme dominant au profit d'une plus grande égalité. Aux États-Unis, le phénomène évangélique joue le même rôle de contestation des confessions protestantes établies. Les « grandes dénominations » perdent leurs fidèles au profit de ces religiosités peu exigeantes théologiquement, mais qui mettent l'accent sur l'intensité vécue de la conversion et le contact direct avec le divin. Globalement, cette nouvelle vague protestante est le vecteur d'une individualisation de la planète. L’individu avance aujourd'hui dans le monde par la religion ! On l'a oublié, mais c'est exactement ce qui s'est produit dans l'histoire européenne.
Y a-t-il des inquiétudes spécifiquement contemporaines qui expliquent la résurgence du religieux ?
Sûrement. J'en vois trois principales. D'abord, l'écroulement de l'avenir comme espace de projection collectif incite à se réfugier dans l'héritage, dans l'histoire qui nous a faits. Or le passé de l'humanité n'est-il pas essentiellement religieux ? Les religions sont amenées à jouer un rôle décisif dans les identités collectives. Voilà le phénomène nouveau à l'échelle planétaire. Ensuite, on va aujourd'hui chercher dans les religions une réponse existentielle à la difficulté de vivre qui est propre aux individus contemporains. On commence par être très content d'avoir le droit d'être seul de son avis, et puis on s'en fatigue vite ! Face à la solitude morale vécue par l’individu, la nostalgie renaît d'une conviction partagée avec ses semblables.
Enfin, les religions comblent un vide du discours social qui ne parle que de réussite et de bien-être matériel. Le malheur, le deuil, la souffrance, tout le tragique de l'existence est complètement refoulé. D'où la « recherche du sens », la recherche d'un discours sur la vérité de l'existence dans son ambivalence. Telles sont les trois aspirations au cœur du retour du religieux : la recherche d'un lien identitaire avec le passé, d'un lien de conviction avec les autres et le besoin d'un discours véridique sur la douleur de vivre et les moyens d'y faire face. Cela ne fait pas nécessairement des convertis, mais cela crée un très fort intérêt pour le religieux.
Pour les croyants, comment se vit la foi aujourd'hui ?
Elle se situe aux antipodes de ce qu'elle était. Avant la croyance était conformiste et héritée, elle se vit aujourd'hui sur le mode singulier de la conversion et de la prise de distance vis-à-vis du monde environnant. Une dynamique critique qui a toutes les chances de s'investir au final dans l'action. Nous retrouvons ici, sous un nouveau jour, la logique que Max Weber avait pointée à propos des relations entre l'éthique calviniste et la mentalité capitaliste. Le refus du monde tel qu'il est au nom de l'autre monde ouvre sur une action en ce monde. Nous ne sommes qu'au début d'un phénomène qui peut mener loin.
L'Europe semble relativement préservée par rapport à cette poussée du religieux dans le monde…
L’exception européenne est le fruit de l'histoire. C'est 1à que le processus de sortie de la religion a pris son départ de manière endogène et qu'il a les racines les plus profondes. C'est 1à que le grand conflit entre la vision religieuse et la vision séculière du monde s'est déroulé. Mais attention, nous entrons dans une nouvelle phase. La guerre avec la religion est définitivement terminée dans la mesure même où son emprise sur la vie collective est dissoute. Elle a cessé d'être un adversaire. Paradoxalement, cette situation lui redonne un certain droit de cité : dès lors qu'elle ne représente plus une menace, sa réintégration dans l'espace public devient envisageable, au titre de proposition significative sur les questions à débattre.
Qu'en est-il de l'incroyance aujourd'hui ? Ne s'est-elle pas métamorphosée au même titre que la croyance ?
L’athéisme, en effet, n'est plus ce qu'il était. La majorité des incroyants se réclament d'ailleurs plutôt de l'agnosticisme, car l'athéisme implique une thèse très forte sur un problème qui serait résolu. Alors que la plupart sont dans le doute. Le changement majeur, c'est qu'il est devenu clair pour le plus grand nombre que les sciences positives ne sont pas destinées à répondre aux questions auxquelles les religions ont pour but de répondre. À ces questions, il n’y a pas de réponse positive. L’ancien athéisme qui croyait pouvoir fonder ses thèses sur les certitudes de la science a vécu. Cela ne nous condamne pas à la religion, mais cela interdit de penser que nous avons le moyen de la remplacer.
Y a-t-il une disposition métaphysique inhérente à l'humanité, un rapport à l'invisible et à l'altérité irréductible ? Et comment peut-il s'exprimer ?
Cette disposition fondamentale ne s'exprime pas directement, ou peu. Par contre, elle est massivement présente sur le mode de l'agir, dans les expériences concrètes des acteurs. Jamais une société n'a autant pratiqué l'évasion. Jamais elle n'a fait autant de place au besoin de vivre dans un autre monde. La religion de l'art a été longtemps la forme élitiste de cet escapisme. Aujourd'hui, le grand art a perdu une part de sa magie. Mais il est descendu dans la vie quotidienne, sous un mode populaire et familier. Pensez à la place de la musique dans la vie des gens d'aujourd'hui. Jamais on n'a autant vécu avec la musique, par et pour la musique. Une musique infiniment moins spirituelle, extrêmement matérielle, même, basée sur l'intensité du rythme, mais non moins évocatrice d'un ailleurs dans sa recherche d'un état de transe et de vertige prolongé. Quand les gens passent en moyenne trois heures par jour devant leur poste de télévision, que font-ils sinon se nourrir de fiction ? Ils vivent ailleurs que dans le monde où ils sont. Ils se projettent dans des fictions qui n'ont certes rien de métaphysique, qui parlent de gens comme eux. Mais sous ce mode pratique s'opère en acte une recherche métaphysique d'altérité. Dans notre monde hyperdéveloppé et très matérialiste, les gens vivent dans l'imaginaire. Ils en ont un besoin intense.
C'est le sens de la quête du spirituel ?
Pour comprendre ce que veut dire « spirituel » dans notre monde, il faut faire droit à un spectre large et divers de manifestations qui vont du plus élaboré intellectuellement (fréquentation des traditions spirituelles, expérimentation des sagesses orientales...) à quelque chose de plus pratique et de plus modeste : le dévouement à des grandes causes. Selon la doctrine officielle, l'acteur social est censé ne rechercher que son intérêt le jour et ses plaisirs le soir. En pratique, il cherche autre chose. Dans son travail par exemple, il est parfois prêt à renoncer à une situation confortable pour se dévouer à quelque chose qui est « plus haut que lui ». Ce « plus haut que soi » ne s'appelle plus Dieu, la Nation ou la Révolution. Il reste indéterminé. Mais il est là et oriente la vie des individus. Certains vont chercher à définir ce « plus haut que soi » en puisant dans les spiritualités constituées. Mais, pour beaucoup, cela se présente sous la forme d'un impératif pratique qui meut l'existence sans être thématisé. L’appel de l'Autre est un roc incroyablement solide.
À vous entendre, nous serions donc tous en quête d'un discours sur l'essentiel, que nos différentes traditions « philosophiques » n'apporteraient plus ?
Oui. Nous ne sommes pas à la fin de l'histoire, mais dans un moment de transition. Nos sociétés vont être amenées à produire ce discours spirituel dont elles ressentent si cruellement le manque. On va voir émerger des discours allant d'une conscience religieuse critique, hantée par le doute et les limites de ce qu'elle peut croire, à un nouvel humanisme essayant d'intégrer dans l'idée de l'homme cette exigence spirituelle de se porter au-dessus ou au-delà de lui-même. Nous sommes émancipés de l'emprise de la religion, mais il nous faut incorporer, dans notre idée de l'homme le fait qu'il a été et reste susceptible de religion. Même pour un laïc, athée ou agnostique, il faut donner un statut à cette possibilité du religieux dans l'homme dont nous voyons bien qu'elle insiste, même si elle ne passe plus nécessairement par les religions constituées. C'est de cela que sera fait le XXIe siècle.
Propos recueillis par Martin Legros.