Selon Marcel Gauchet, l’école est saisie par l’élargissement de la démocratie qui remet en question l’autorité. Alors que notre société mêle culture de la tolérance et règne de l’indifférence, une école humaniste devrait aider l’enfant à « se mettre à la place d’autrui ».
Marcel Gauchet : Dewey est indiscutablement le père fondateur de l’école américaine actuelle, qu’on la critique ou qu’on l’apprécie. Il appartient au « progressivisme » américain, courant mal connu en Europe, qui démarre au début du XXe siècle avec la deuxième révolution industrielle. Au moment où les Etats-Unis deviennent la première puissance économique mondiale que l’on connaît, avec ses gratte-ciel et son travail à la chaîne, cette école tente de penser un renouvellement de la démocratie américaine, permettant de parer aux effets déstabilisateurs de ce nouveau contexte, marqué par une urbanisation et une immigration sans précédent. Sur le terrain éducatif, cette pensée prolonge les méthodes actives et propose aux élèves des activités concrètes qui permettent d’apprendre en faisant (« learning by doing »).
Avec « l’éducation nouvelle », la France n’a-t-elle pas également été traversée par cette révolution philosophique et pédagogique ?
M.G. : En Europe, une école nouvelle émerge en effet au même moment, derrière des gens comme Ovide Decroly (1871-1932) ou Maria Montessori (1870-1952), mais elle s’oriente différemment, et ce pour deux raisons. La première, conjoncturelle, c’est la première guerre mondiale, qui a bloqué l’évolution des sociétés européennes sur beaucoup de plans, alors que les Etats-Unis ont pu procéder beaucoup plus tôt à une réforme pédagogique. La deuxième raison, intellectuelle, c’est qu’en Europe, et singulièrement en France, la nouvelle pédagogie qui s’impose peu à peu après 1945 s’est voulue scientifique, en s’appuyant sur la psychologie de l’enfant, née au début du XXe siècle. L’idée est que l’éducation passe par la connaissance des différents stades du développement psychologique et intellectuel de l’enfant. Cette conception, qu’incarne Jean Piaget (1896-1980), est représentée dès 1910 par Edouard Claparède (1873-1940), un des correspondants, traducteur et admirateur de Dewey. C’est ce double décalage, historique et idéologique, qui explique que la portée philosophique de l’œuvre de Dewey n’ai été perçue en Europe que depuis une vingtaine ou une trentaine d’années, alors qu’il est le vrai penseur de l’école de la démocratie au XXe siècle. Il est important de lui reconnaître cette place.
John Dewey fut un des premiers à comprendre la façon dont l’école moderne est saisie par la question de la démocratie. Quelle est la pertinence de sa conception de l’éducation ? Comment nous aide-t-il à dépasser les contradictions qui tiraillent l’école d’aujourd’hui ?
M.G. : John Dewey a saisi la démocratie comme un phénomène total, produisant chez ses acteurs une vision particulière de la connaissance. Lorsque Tocqueville (1805-1859) décrit l’homme de l’égalité dans De la démocratie en Amérique, il parle étonnamment peu d’éducation. La démocratie ne s’arrête pourtant pas à l’entrée de l’école, puisqu’elle va à l’encontre de l’idéal aristocratique de transmission par la tradition. C’est cette idée de la connaissance répudiant l’autorité traditionnelle que Dewey baptise « expérience ». Avec elle, la démocratie a trouvé un langage pédagogique. Il fonde de grands espoirs sur les possibilités qu’elle comporte. Une éducation fondée sur cette notion permettrait selon lui de dépasser les tensions que connaît l’éducation dans les démocraties modernes, dont il avait parfaitement conscience. Bien avant Ivan Illich, il avait identifié le problème posé par la séparation de l’école et de la vie sociale dans les sociétés industrielles. L’apprentissage par la tradition était jadis accepté des enfants, car il était par définition conforme aux réalités de la société, qu’on ne remettait jamais en cause. A l’ère démocratique, l’enseignement traditionnel n’est plus tenable, d’abord en raison du mouvement d’égalité qui gagne toutes les sphères de l’existence, mais aussi à cause de sa distance à la vie sociale.
Mais comment préparer à entrer dans la société, alors que l’usine et le bureau deviennent des mondes fermés ?
M.G. : Toutes les pédagogies nouvelles s’attaquent à ce problème. Dewey également, mais à un niveau plus spéculatif : l’enfant, pour peu qu’il apprenne constamment de sa propre « expérience », fera mieux que se préparer à tel ou tel métier, il s’initiera au rôle qu’il aura à jouer en général dans la société démocratique. Grâce à cet ancrage dans l’« expérience », l’école parvient ainsi à surmonter sa séparation du dedans en quelque sorte. Elle ouvre sur la société par la manière dont elle instruit.
La conception de l’éducation de John Dewey est-elle opérante ?
M.G. : On voudrait que Dewey ait raison. Mais c’est infiniment plus complexe. Ses réponses pèchent sans doute par un optimisme un peu excessif. Le concept d’expérience ne permet pas de dépasser toutes les antinomies. Si Illich, par exemple, réactive cette question de façon radicale, c’est bien parce que la séparation persiste entre école et société. Au total, l’école alignée en principe sur les exigences de la démocratie tend plutôt à éloigner l’enfant et le jeune adolescent de la participation à la société. Elle devient un monde à part, dont les normes internes entrent en contradiction avec les normes générales. En fait, le projet de Dewey reposait sur une espérance cachée. L’accord s’établirait parce que les enfants éduqués dans cette école nouvelle finiraient par informer les normes de la société globale, de telle sorte que l’école fonctionnerait comme la fabrique de la démocratie. Ce n’est pas ce qui se passe.
De quelle manière actualiser le concept pédagogique d’expérience ?
M.G. : En commençant par mesurer ses limites. Dewey souligne par exemple que l’acquisition de certains mécanismes, comme l’écriture, la lecture ou le calcul, doit être complétée par un enseignement permettant une ouverture sur « les problèmes les plus profonds de la communauté humaine ». Notre ambition, à laquelle on ne peut que souscrire, mais qui soulève au moins deux ordres de questions. D’abord, force est de se demander si une pédagogie centrée sur l’expérience est vraiment efficace pour apprendre la lecture, l’écriture ou le calcul, avec ce que leur possession suppose d’exercice intensif. On est obligé de se demander, de la même manière, si elle est la bonne façon de s’introduire au maniement de l’abstraction, qui est le véritable enjeu de ces apprentissages de base. Ensuite, la question est de savoir si l’expérience de l’individu le conduit naturellement à comprendre les expériences d’autrui, en dépassant les barrières sociales, de manière à pouvoir se mêler à n’importe quel milieu. Il y a des raisons d’en douter.
Comment l’école pourrait-elle faire comprendre aux élèves « les expériences d’autrui » aujourd’hui ?
M.G. : Les sociétés actuelles, où les individus sont très différenciés, se caractérisent par une grande tolérance, mais aussi et surtout par une grande indifférence des uns envers les autres. Autrefois, on avait cette capacité à se mettre à la place d’autrui, mais on était tout aussi facilement intolérant à son égard. Aujourd’hui, puisqu’on tolère la différence, on n’éprouve même plus le besoin de la comprendre. Le problème se pose avec acuité, pour l’école actuelle, s’agissant de la différence du passé. Même tournée vers l’avenir, une école humaniste doit être capable de faire vivre le sens des œuvres du passé. Or il n’est plus possible de le transmettre tel quel de façon dogmatique. De ce point de vue, la complainte républicaine est à côté du sujet. S’il est important d’enseigner Racine aujourd’hui, c’est en donnant le sens de ce qui nous sépare de lui. On ne peut pas faire comme si l’auteur de Bérénice était notre contemporain. Mais, à l’intérieur de cette distance, comprendre pourquoi il a pensé ce qu’il a pensé reste l’objectif de l’école humaniste. Il faut bien avouer que nous sommes à la peine, sur ce terrain.