Quand vous observez la frénésie autour du Mondial, n’avez-vous pas l’impression que la France, ce n’est plus que le nom d’une équipe de football ?
Marcel Gauchet. — L’enthousiasme autour des exploits sportifs est le révélateur d’un interdit. Les peuples n’ont le droit d’exprimer leur patriotisme, d’ailleurs bon enfant, que dans le domaine du sport, alors que cela leur est interdit partout ailleurs. Selon la doctrine officielle, en effet, il ne doit plus être question d’intérêt national, car les nations, c’est le nationalisme, et le nationalisme, c’est le péché mortel.
Pourquoi les élites ont-elles instauré cet interdit ? Par souci d’éviter les guerres ou pour un intérêt bien compris ?
M. G. — La volonté d’échapper aux malheurs de l’histoire européenne a été salutaire. Mais nous avons affaire à un phénomène plus récent et d’une autre nature, où il ne s’agit plus seulement de désarmer les nationalismes - très bien -, mais de dépasser les nations. Cela au nom d’une idéologie qui s’est développée dans les années 80 et 90 et qui a pris deux formes. A gauche, l’idéologie des droits de l’homme a pris la relève de l’internationalisme prolétarien, tandis qu’à droite est apparu un néolibéralisme économique fou. Je ne suis pas de ceux, comme vous savez, qui sont hostiles au libéralisme, mais ce nouvel inégalitarisme porté par un capitalisme sans frontières me semble intenable. Il est pire, d’ailleurs, dans sa version européenne que dans sa version américaine.
La société est plus inégalitaire aux Etats-Unis, pourtant.
M. G. — C’est vrai, mais aux Etats-Unis le libéralisme est compensé par le sens de l’appartenance nationale. A chacun de faire ses preuves, mais dans le cadre d’une communauté d’égaux. Regardez, Warren Buffett donne sa fortune, car s’il trouve normal de gagner de l’argent il ne veut pas d’une caste d’héritiers sans mérite. Quand Antoine Zacharias [ex-PDG de Vinci] donnera son argent à l’abbé Pierre, on en reparlera ! La nouvelle religion de l’inégalité promue par les élites européennes réduit la valeur de l’homme du commun à rien. Elle les délivre de l’obligation de contribuer au bien de leurs pays.
Comment tenir un discours national ?
M. G. — L’évolution que je viens de décrire n’a rien d’inéluctable. Elle est le produit d’une conjoncture. Elle suscite déjà des réactions violentes des populations. Il va bien falloir retrouver le sens du pacte social. De là à instaurer à nouveau le « plébiscite de tous les jours », façon Renan... La formule est belle, mais pas très opératoire. Le plébiscite de tous les jours n’existe pas. Les processus de construction de l’identité collective sont essentiellement inconscients.
Sur quoi alors fonder le consensus politique ?
M. G. — Sur le sens des identités produites par l’Histoire, justement. Tous les pays ne se gouvernent pas de la même manière. La compréhension de la liberté n’est pas identique en Grande-Bretagne, en Allemagne ou en France. L’économisme a engendré des technocraties aveugles, qui ne connaissent qu’une seule recette et ignorent l’enracinement historique des pratiques collectives. Or les peuples veulent la continuation de leur histoire.
Si demain un dirigeant du pays vous demande comment procéder concrètement...
M. G. — La première tâche est de clarifier les choix collectifs. L’impuissance est fille de la confusion. Je prends l’exemple des services publics. Les libéraux formulent une critique juste en disant que les agents se sont appropriés les services publics aux dépens des citoyens.. Ils en tirent une conclusion hâtive en prônant leur liquidation. De l’autre côté, les « républicains », au nom d’une défense juste du principe du service public, justifient tous les abus. Pour avancer, il faut sortir de ces querelles de fous. S’agissant de l’éducation, c’est la même chose, le blocage intellectuel est complet.
Les médias n’y sont pas étrangers, avez-vous dit avant l’entretien.
M. G. — C’est exact, les médias ne contribuent pas à l’éclaircissement du public, car ils sont très idéologiques. Les journalistes n’ont pas de doctrine, mais ils se croient les défenseurs des grands principes, spécialement en France. Ils empêchent que toute une série de questions soient posées. Il n’est pas excessif de parler de censure.
La censure, diable !
M. G. — Il n’est pas possible de suggérer que l’immigration pose des problèmes sans être taxé de « lepénisme » ou de fascisme. Regardez ce qui s’est passé avec l’Europe. Le débat sur l’élargissement a été interdit. Résultat : le refoulé a fait retour au moment du référendum sur la Constitution européenne, en dépit des injures et du mépris. De la même façon, il est presque impossible de mettre en doute les vertus du libre-échange sans être disqualifié d’avance. Pourtant, l’état de nos économies devrait susciter quelques questions. Mais non. Naturellement, vous avez le droit d’être trotskiste. Vous êtes alors un marginal toléré. Mais si vous prétendez parler en responsable, c’est inadmissible.
Si ce que vous dites est exact, pourquoi un homme ou une femme politique intelligent, même cynique, ne pose-t-il pas les problèmes dans ces termes, ne serait-ce que pour plaire à l’électorat ?
M. G. — Parce qu’il y a une physique politique. Les thèmes rejetés sont appropriés par les démagogues d’extrême droite et d’extrême gauche. Leur traitement raisonnable dans l’espace politique normal devient inaudible. Voilà pourquoi notre société politique est bloquée..
Pour clore cette interview, je vous propose un petit jeu intellectuel. Dites-moi du tac-au-tac ce que vous évoquent ces noms. D’abord, Jacques Chirac ?
M. G. — Je ne vois qu’un mot : le naufrageur. C’est un très brave homme, très sympathique, mais totalement déconnecté de la réalité depuis trente ans. Formé dans la technocratie gaulliste, il y a longtemps qu’il ne comprend plus grand-chose à ce qui se passe. Il compense par un opportunisme intégral. Sa façon de faire de la politique est usée jusqu’à la corde, mais elle influence toute la classe politique française.
Nicolas Sarkozy ?
M. G. — Le même opportunisme en plus jeune, avec toutefois l’avantage d’une autre formation. Sarkozy n’est pas énarque, mais avocat. Cela en fait notre seul homme politique qui écoute ce qu’on lui dit. Un avocat essaie de comprendre un dossier, tandis qu’un énarque sait déjà. Comme Chirac, il croit qu’il ne faut pas être contrariant. Les gens veulent de la rupture libérale ? Qu’on leur donne de la rupture. Ils exigent plus d’autorité de l’Etat ? Donnons-leur plus d’Etat. La recette a ses limites.
Villepin ?
M. G. — Il incarne la malédiction française. Au départ, cet homme a tout pour plaire, il sait, lui, ce qu’est la France, il donne l’impression d’avoir compris ce dont le pays a besoin, et soudain tous ses atouts se retournent contre lui. Une occasion manquée.
Ségolène Royal ?
M. G. — Un mystère. Le mystère qu’une créature du sérail mitterrandiste se trouve être l’incarnation du renouvellement à gauche. Cet espoir n’est compréhensible qu’en fonction de l’idée selon laquelle « on a tout essayé sauf les femmes ». Le problème est que le changement pourrait bien n’être à l’arrivée que la même chose au féminin.
Votre commentaire sur Lionel Jospin, Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius ? Ce n’est peut-être pas juste de les citer tous les trois dans la même question...
M. G. — En tout cas, pour l’opinion, ils forment un groupe, qu’on appelle les « éléphants ». Je dirais plutôt les « survivants ». Ils incarnent la perpétuation du mitterrandisme. En dépit de leurs talents réels, ce ne sont pas des personnes d’avenir.
François Bayrou ?
M. G. — C’est le traître du mélodrame. Ni droite ni gauche, et suspect aux deux camps. Pas facile de faire exister ce qui n’a jamais réussi à prendre en France : le centre catholique.
Jean-Marie Le Pen ?
M. G. — Le candidat qui n’a même plus besoin de parler ! Plus complexe qu’on ne l’a dit, le personnage de Le Pen mélange la vieille extrême droite et la version démago du républicanisme à la française. Ajoutons que c’est notre seul homme politique, avec Barre, qui s’exprime en bon français.
Olivier Besancenot et José Bové ?
M. G. — Je ne les mets pas dans le même panier. Besancenot, Laguiller et Buffet représentent le vieux bolchevisme jacobin à la française. Bové, lui, relève d’une autre culture, en quête d’une alternative au monde technique moderne. Il a la tête du populisme paysan, une allure de Vercingétorix, mais il surfe sur l’écologisme version bobo.
Quel serait le portrait du candidat idéal ?
M. G. — Une femme, puisqu’il faut essayer une femme, qui saurait prendre les Français comme ils sont pour leur dire où ils doivent aller s’ils veulent rester ce qu’ils ont été.