Nous sommes sous le coup de l’oublie de ce qui fonde notre liberté

Résonance, Radio France internationale, 04-12-2005

Benoît Ruelle : Né en 1946, directeur d’étude à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, rédacteur en chef de la revue Le Débat ( revue dirigée par Pierre Nora et éditée par Gallimard), Marcel Gauchet est sans conteste l’un de nos philosophes le plus conséquent. Tout en publiant d’important essais ( par exemple La condition historique ou Le désenchantement du monde), mon invité a publié au cours des trente dernières années des études qui témoignent de la constance de ses engagements, de ses interrogations et de ses recherches. Ces études viennent de sortir chez Gallimard dans la collection « Tel ». Titre de ce recueil imposant, rien moins que 550 pages : La condition politique.

S’agissant d’études dont la rédaction s’est étalée sur trente ans on ne s’étonnera pas d’y relever quelques flottement dans la conceptualisation, la véritable recherche va en effet de pair avec le tâtonnement. On s’en étonnera d’autant moins que les premières ont été conçues alors que le monde était divisé en blocs et que la question du totalitarisme continuait d’occuper les esprits tandis que les dernières sont contemporaines d’une disqualification certaine du politique. Bref, en trente ans, il a fallu apprendre à penser à l’épreuve de la disparition annoncée du politique ou de son occultation bien réelle en reconsidérant sa trajectoire moderne. C’est précisément autour de ce travail de réexamen que tournent la plupart des textes rassemblés dans La condition politique. Si j’ai invité Marcel Gauchet à venir nous les présenter c’est parce que je pense, comme il le suggère trop modestement lui-même, que la lecture de ces études est un moment essentiel pour envisager dans toutes ses dimensions la théorie de l’être-ensemble ou si vous voulez du vivre ensemble, qu’appelle l’époque.

Comment devons-nous comprendre ce titre, La condition politique? La condition politique comme la condition humaine ?

Marcel Gauchet : Comme la condition humaine. Nous sommes dans un moment de grande perplexité puisque le mouvement du monde et l’idéologie la plus prégnante qui l’anime tend à nous faire croire que nous sommes à la veille de la disparition de la politique au profit de l’économie. Tout au plus restera-t-il une gouvernance par lequel une sorte de marché politique viendra compléter le marché économique. C’est le moment pour se souvenir de ce que veux dire la condition politique, inséparable de l’existence en société et- il est d’autant plus important de se le dire aujourd’hui- condition d’existence de la démocratie. Sans politique pas de démocratie. On peut avoir un marché politique avec des individus relativement libres. Quand il fonctionne bien on n’empiète pas sur les droits des individus. Mais ce n’est plus de la démocratie.

B.R. : Si on vous lit bien, vous vous confiez dans cet essai- particulièrement dans votre introduction, ce qui est assez rare, vous en conviendrez Marcel Gauchet. Vous nous dîtes par exemple que cette question du politique s’est imposée à vous, comme à beaucoup de gens de votre génération, sous les traits de la question des limites du marxisme. Mais la généalogie de votre prise de conscience doit également beaucoup à l’ethnologie. C’est ce que vous racontez. Ainsi, vous évoquez votre rencontre avec la pensée fulgurante de Pierre Clastres et qui vous amène à réfléchir sur la « leçon des sauvages ». Dites-nous en un peu plus.

M.G. : On a oublié aujourd’hui - et je le regrette beaucoup- les leçons de l’ethnologie qui ont été pour une ou deux générations l’un des plus extraordinaires décentrements de la pensée et de l’histoire de la pensée. Je crois que s’il y a quelques chose à regretter de la transformation intellectuelle de ces dernières années, c’est la quasi-disparition de cette réflexion ethnologique. Comment des sociétés pleinement humaines ont-elles pu s’organiser de manière à ce point différent des notre ? Dans ma jeunesse et au moment des travaux de Pierre Clastres, on était encore sous le choc de la crise de conscience anti-coloniale qui avait amené à une reconsidération totale de l’histoire humaine. La question se posait pour nous en fonction de l’état de nos sociétés, donc des problèmes que posait le marxisme, vous y faisiez allusion, mais l’ethnologie nous offrait un territoire vierge. Cette réflexion ethnologique scientifique ne date que du début du vingtième siècle. Auparavant, il y a des choses intéressantes mais qui n’ont rien à voir avec ce que devient la science ethnologique de terrain. On va voir ces gens et on essaye de les comprendre de leurs points de vue aux antipodes du notre. C’est à ce moment là que s’ouvre la réflexion sur ce monde des sociétés d’avant l’Etat et je crois que celui qui l’a poussée le plus loin est en effet Pierre Clastres.

B.R. : Vous évoquez le coup de génie de Clastres comme si ce dernier vous avait offert la pierre philosophale. Quel est ce coup de génie ? Est-ce que c’est précisément l’explication d’une société à partir de l’absence apparente de politique- autrement dit, une politique de l’absence apparente de politique ?

M.G. : Depuis qu’on a rencontré ces sociétés, en particulier amérindiennes puisque c’est celles dont parlaient Pierre Clastres, les observateurs européens, depuis le XVIe siècle, étaient déconcertés. Voilà des sociétés sans roi ni foi ni loi comme disent les missionnaires qui les observent les premiers. Des sociétés d’avant la politique. Alors au XIXe siècle on va construire à partir de là tout un roman : ce sont des sauvages qui ne sont pas encore arrivés au stade de la politique. C’est cette vision évolutionniste naïve que Clastres nous apprend à renverser complètement. Il nous montre que ce sont des sociétés pleinement politiques qui appartiennent à l’humanité politique, à la condition politique sauf que le politique - au lieu de fonctionner comme dans nos sociétés d’une manière ostensible avec tout un appareil d’autorité- est dissimulé dans un fonctionnement que Clastres va appeler celui de la « société contre l’Etat ». Toute la manière de s’organiser de la collectivité est faite pour empêcher l’émergence d’une autorité séparée.

B.R. : C’est là qu’on en revient à votre pensée fondamentale, puisque vous dîtes qu’au fond si le politique est caché c’est parce que sa place est occupée, voire neutralisée, par le religieux.

M.G. : Oui. En tout cas ce que j’ai cru pouvoir tirer comme conclusion de ce que m’avait permis de comprendre Pierre Clastres c’est qu’on comprend dans cette société non seulement une forme de la politique complètement étrangère à notre manière de raisonner mais aussi le pourquoi de la place immense de la religion dans l’histoire humaine. Cette place est une place politique car dans ces sociétés c’est le religieux- très différent là aussi dans sa manière de se présenter de ce à quoi nous sommes habitués- qui vient à la place du politique et le rend en quelques sortes inutile. On obéit aux dieux- ou plus exactement aux ancêtres- et on n’obéit pas aux hommes.

B.R. : Au passage vous contester évidemment l’idée que la religion aurait été inventée uniquement pour légitimer l’ordre social ou l’obéissance politique.

M.G. : Oui. Je crois que c’est une image très superficielle, très naïve- qui n’est pas sans une certaine véracité historique dans des périodes déterminées. Mais il est bien entendu que la religion est un phénomène anthropologiquement infiniment plus profond que les besoins de l’ordre social. Si ça n’était que cela, il n’occuperait pas la quasi-totalité de l’histoire humaine car dans le temps humain le temps extra-religieux qui est le nôtre dans les sociétés contemporaines c’est 1% peut-être même moins du temps humain. Il faut savoir reconnaître dans la religion un phénomène plus profond que ce que nous avons pu en observer en Occident récemment.

B.R. : Si je résume toutes ces études qui sont rassemblées dans ce recueil intitulé La condition politique, est-ce qu’on peut dire au fond que ce que vous nous expliquez c’est que ce recouvrement du politique par la religion puis son émancipation ?

M.G. : Oui. C’est une autre façon de regarder l’histoire humaine dans la longue durée. L’histoire humaine c’est des millénaires de religion sans Etat et puis cet événement extraordinaire vers – 3000 av. J.C. qu’est le surgissement de l’Etat, c’est-à-dire l’avènement du politique dans la forme où nous le connaissons aujourd’hui. Cela définit à peu prêt 5000 ans d’histoire. C’est en fait à l’intérieur de cette séquence courte que nous avons construit toutes nos conceptions de l’histoire et de l’humanité en négligeant ce qui a été la partie la plus importante de l’existence de nos ancêtres. Deuxième événement tout aussi extraordinaire, récent celui-là, autour du XVIe siècle : l’émergence d’une forme tout à fait particulière d’Etat, qu’on peut appeler l’Etat moderne et qui va se révéler dans la durée l’Etat démocratique. Nous sommes en train de vivre aujourd’hui et depuis très peu de temps, une trentaine d’années, un moment prodigieux qui est une métamorphose de cet Etat moderne qui de nouveau nous le cache. Non pas, dans ce cas, parce qu’il est recouvert par la religion mais il est simplement estompé, passé au deuxième plan derrière la toute puissance d’une divinité nouvelle qui n’est plus la politique mais l’économie.

B.R. : C’est comme cela que vous expliquez à la fois l’illusion de la toute puissance du politique et puis son extinction. Encore que vous dîtes qu’il n’y a pas une extinction réelle, que c’est un mirage d’extinction.

M.G. : Oui, je crois. Si on y réfléchit : quelle est l’instance dans les sociétés européennes qui les fait fonctionner ? Elle est théoriquement dévolue à l’économie mai c’est bel et bien à l’Etat qu’est dévolu ce rôle. Sauf qu’en effet, la nouveauté c’est que l’Etat ne commande plus. Il n’est plus sous le signe de la toute puissance mais il est l’infrastructure. Il est même la véritable infrastructure qui permet à la société de se déployer et au marché économique de fonctionner. Enlever l’Etat et vous verrez ce qui reste du marché. A mon avis, pas grand chose.

B.R. : Au passage vous rappelez que la société est consacrée de l’individu des droits de l’homme et d’une consécration bien solidaire, sans doute, mais dangereuse.

M.G. : C’est d’abord une consécration qui repose sur le haut niveau de protection dont chacun de ces individus peut bénéficier. Il n’existerait sans cela. Par ailleurs, elle emporte en effet une illusion. Le grand danger de cette émancipation en faveur de laquelle on ne peut qu’être, c’est celui d’oublier ce qui permet à ces individus d’être libre. Nous sommes sous le coup de l’oublie de ce qui fonde notre liberté et je crois que nous pourrions nous réveiller de cette illusion très douloureusement.

B.R. : Plusieurs contributions dans ce recueil sont écrites après le 11 septembre 2001. Vous dîtes que « le politique est à repenser sans la guerre ». Vous évoquez également de beaux portraits philosophiques, notamment ceux de Benjamin Constant et d’Alexis de Tocqueville. Est-ce que je dois comprendre à propos de Tocqueville que sa pensée est toujours opérante ?

M.G. : Tocqueville a incontestablement saisi un des aspects fondamentaux du devenir des sociétés contemporaines : ce qu’il appelle la « dynamique de l’égalité » qui est infiniment plus et autre chose que l’égalité formelle bien sûr mais infiniment plus aussi autre que l’égalité réelle.

B.R. : Vous dîtes que pour Tocqueville l’inégalité ce n’est pas seulement que « l’un est plus que l’autre » mais c’est quand il existe une démarcation au niveau même de l’être intime.

M.G. : Oui. Toutes les sociétés humaines jusqu’à la notre ont été des sociétés de l’inégalité quand bien même elles ne comportaient pas de grandes disparités de fortune. Elles étaient des sociétés de l’inégalité, par exemple, au combien entre les hommes et les femmes. Le monde de l’égalité que Tocqueville le premier nous a appris à discerner, c’est le monde de la ressemblance d’essence des personnes au-delà de leurs différences. Evidemment que les hommes et les femmes sont différents biologiquement et anatomiquement. « Ca se voit » comme dirait tout simplement le bon peuple à juste titre. Mais cette différence-là dans l’égalité n’empêche pas la similitude d’essence. On passe au-delà. C’est cela l’égalité moderne et cela a des conséquences immenses.

B.R. : Précisément, la question au fond que vous posez à travers toutes ces pages est la suivante : qu’est-ce qui tient les hommes ensemble ? Comment le philosophe et responsable de revue explique-t-il par exemple l’embrasement des banlieues que la France vient de vivre ? d’autant qu’on vient de parler de cette égalité imaginaire qui oblitère l’inégalité réelle.

M.G. : C’est un phénomène complexe que je ne prétendrais pas expliquer en trois phrases à coup de démagogie simpliste comme malheureusement le sujet l’appelle trop souvent. Néanmoins c’est très certainement un avatar de notre monde de l’égalité car autant il faut souligner l’écart qui sépare l’égalité vraie des modernes- qui est l’égalité tocquevillienne c’est-à-dire une égalité d’essence entre les êtres- de l’égalité réelle économique, autant cette égalité imaginaire- comme Tocqueville l’appelle, ce qui ne veux pas dire qu’elle n’a pas des effets réels- comporte des conséquences économiques.

Essayons de retrouver ce qu’il y a de profondément positif dans le fait d’émigrer et d’immigrer. Les immigrés viennent en France pour une promesse de vie meilleure, pour un accomplissement qui n’est pas que de travail et de bien-être mais qui est aussi politique dans le meilleur sens du mot : ils recherchent la liberté et l’égalité par rapport à leurs sociétés d’origine qui sont fort peu égalitaires.

En même temps, ils bénéficient incontestablement d’une partie de cette égalité et tous le reconnaissent. Mais évidemment qu’elle comporte des conséquences économique, surtout chez les plus jeunes pour qui ce sens est exacerbé au travers de l’éducation qu’ils ont reçue à l’école et c’est une réussite de l’école. Cet égalité imaginaire rencontre les grandes difficultés que l’état de l’économie et en particulier le capitalisme actuel nous impose en fait d’inégalités réelles. Il y a un télescopage dont le lieu n’est pas très difficile à comprendre.

B.R. : Une phrase de Tocqueville nous interroge un peu. Il confie qu’il doute que l’homme puisse jamais supporter une complète indépendance politique et une entière liberté politique. C’est une confession que vous reprenez à votre compte ?

M.G. : Non, je ne la reprendrais pas. Je crois qu’il se trompe sur ce point mais il touche à quelque chose de vrai que nous devons reformuler autrement. Pour avoir une véritable indépendance politique, elle est possible, cela suppose de prendre sur soi d’accepter d’assumer les conditions du lien qui font qu’il y a une collectivité.