Prégnance de la politique

Le Monde des livres, 12 janvier 2006

Nicolas Weill

Compte rendu :

LA CONDITION POLITIQUE de Marcel Gauchet. Gallimard, "Tel", 560 p.

Quand l'Etat paraît se retirer de ses fonctions traditionnelles, quand se profile, derrière la construction d'un espace européen, une ère dite "postnationale" ou, plus prosaïquement, quand la tendance de la participation à la vie publique, aussi bien militante qu'électorale est à la baisse, faut-il en conclure que les sociétés contemporaines essuient une lame de fond qui, après la "sortie de la religion" leur présagerait une sortie de la politique ? Faute d'avoir été le fruit des cultes séculiers, terreau des expériences totalitaires, ou de l'espérance révolutionnaire du XXe siècle, la fin du politique devrait-elle advenir via la lassitude civique, une gouvernance substituée au gouvernement ou un marché mondialisé dissolvant les Etats-nations protecteurs.

C'est contre tous ces pronostics que s'inscrit en faux Marcel Gauchet, qui rassemble dans ce nouveau recueil certains de ses plus anciens textes, éparpillés dans des revues depuis longtemps défuntes, la plupart rédigés au tournant des années 1970-1980, assortis de quelques commentaires nouveaux et d'une introduction inédite. Pour l'auteur du Désenchantement du monde (Gallimard, 1985, "Folio essais", no 466), dont ces articles permettent de reconstituer la genèse, la politique constitue en effet une "condition" à laquelle l'homme n'échappera ni grâce à l'espoir d'une résolution messianique ni dans la nostalgie des sociétés dites "primitives".

Telle est l'unité profonde de cette philosophie construite autour des ans et restée ferme malgré les bouleversements qui se sont offerts à son analyse (disparition du communisme, triomphe de la démocratie et contestation du libéralisme, montée en puissance de l'intégrisme religieux, etc.). L'intérêt de ce livre, c'est que cette pensée se trouve ici saisie au coeur de son surgissement, en une période où des intellectuels, venus parfois de la plus critique des gauches, commençaient à secouer la gangue marxiste et hégélienne qui imposait à tout regard sur l'événement une grille de lecture embuée d'"historicisme".

Marcel Gauchet fait partie de ces penseurs qui, à la suite d'Antoine-Augustin Cournot (1801-1877) et de Raymond Aron, ont intégré la contingence à l'intelligibilité de la philosophie politique. Ce qui est pouvait bien ne pas être, ne cesse-t-il de nous avertir en sourdine tout au long du livre. Ainsi paraît-il vain, dans ce cadre "probabiliste", de rapporter l'organisation politique à une nécessité de nature, à tel ou tel état de développement du cerveau ou des forces productives, voire à un certain type de la pensée (sauvage ou civilisé), à la manière de Claude Lévi-Strauss. Car l'organisation des sociétés procède d'un "acte sociologique", d'une "décision" des membres qui la composent, fussent-ils des Indiens Gayakis. De ce point de vue, les univers "sauvages" ne sont ni plus proches de la nature que les nôtres, ni moins "politisés". La politique, c'est tout simplement la condition humaine.

Sous l'inspiration de l'anthropologue Pierre Clastres (1934-1977), auteur de La Société contre l'Etat (Minuit, 1974) dont il fut proche, Marcel Gauchet montre comment les mondes primitifs se sont ingéniés à repousser à l'extérieur des tribus la division conflictuelle qu'induit selon lui toute relation politique et à empêcher la naissance en leur sein d'une entité étatique — l'Etat devenant a contrario caractéristique des sociétés dites "civilisées". C'est cette expulsion de l'autorité dans le ciel des ancêtres ou de la transcendance qui serait à l'origine de l'"hétéronomie" du divin que le cours des temps va peu à peu résorber jusqu'à notre ère des individus autonomes et égaux, caractéristique de notre modernité sécularisée.

Dans ces réflexions qui portent aussi sur Tocqueville, Necker, ou Benjamin Constant, le lecteur retrouvera les grandes étapes de l'aventure intellectuelle d'une période — les années 1980-2005 — qu'il est de bon ton de qualifier de pauvre en la matière. Au contraire, le chemin parcouru dans la pensée française post-aronienne, post-foucaldienne et post-sartrienne semble immense. Il inclut, voit-on chez Marcel Gauchet, la remise en question de la lecture jacobino-marxiste de la Révolution française, la quête d'un libéralisme politique, une véritable pensée de la démocratie. Mieux que personne, ce dernier aura contribué à des mutations si radicales que l'on peine encore à en prendre la mesure.

Cette difficulté se constate sous la plume même du philosophe, tant la tension entre le rejet de l'historicisme et l'habitude de repérer dans la suite des faits historiques le travail d'une certaine "ruse de la raison" demeure, chez lui, forte. Par exemple, quand Marcel Gauchet interprète le fondamentalisme américain comme le témoignage d'"un transfert prononcé du souci du ciel vers les affaires terrestres, où l'idole Amérique prend insensiblement la place du Dieu chrétien" — comme si rien ne devait arrêter la marche en avant de la sécularisation. Hegel n'est pas si facile à congédier.