« La politique est ce qui tient les sociétés ensemble»

Famille et éducation, n°460, mars 2006

Propos recueillis par Sylvie Bocquet et Brigitte Canuel

Famille et éducation: Vous écrivez que “la politique est ce qui tient les sociétés ensemble”. Quelle est sa place aujourd’hui face à l’économie ?

Marcel Gauchet : Le rêve du monde d’aujourd’hui serait de se passer du politique et de le remplacer par l’économie, c’est-à-dire de créer des formes de contrats entre les individus dans une société qui marcherait toute seule et où il y aurait juste besoin d’arbitrages. L’inconvénient de cette formule, c’est que l’on ne peut rien faire dans un monde où s’effacent le pouvoir démocratique et la possibilité pour les collectivités d’agir sur l’ordre des choses. Ces sociétés qui croient tenir ensemble tendent aujourd’hui à se fragmenter de manière affolante pour ceux qui y vivent, et risquent de ne plus pouvoir exister dans le temps. Cette fragmentation et cette première crise de la démocratie a d’ailleurs commencé avec les révolutions industrielles de la fin du XIXe siècle, qui avaient entraîné un gigantesque mouvement de réaction politique culminant avec les phénomènes totalitaires. Entre 1945 et 1975, pendant les Trente Glorieuses, la France connaît un retour au calme et une réorganisation politique grâce à un Etat régulateur, qui a permis le retour des mécanismes de libération des échanges. Ce sont des cycles et le marché est donc le produit de l’organisation politique, mais quand il prend le pouvoir, il contribue à dégrader, voire à détruire le politique. Le monstre dévore alors sa créature et nous sommes bien actuellement au cœur.

Fe : Ce qui s’est produit en novembre dernier dans les banlieues, et que l’on a appelé l’échec de notre intégration, est-il d’abord une faillite du politique ?

M. G. : Parmi les multiples causes, on peut en retenir une : la difficulté de s’intégrer en France. A quoi s’intègre-t-on ? A une société, où seule la réussite économique compte ? S’intégrer veut dire en fait s’intégrer à une communauté historique, à une culture, à une tradition, à un ensemble de références, pas seulement à une société économique. Il faut que ce à quoi l’on s’intègre soit clair, ce qui n’est pas le cas en France. La comparaison avec les Etats-Unis est très instructive. Les Américains n’ont pas d’Etat-providence et pourtant, alors même que nos immigrés sont bien mieux traités chez nous que chez eux, l’intégration américaine fonctionne beaucoup mieux, parce que contrairement à l’Europe, aux Etats-Unis, on s’intègre dans la nation américaine, à travers tout un parcours et un cérémonial. On vient aux Etats-Unis pour devenir américain. C’est un état d’esprit et un saut dans l’identité américaine. Les Européens n’ont aucun support d’intégration à proposer à leurs immigrés. A quelle identité voulez-vous que ces jeunes se rattachent ? Et pourtant, l’intégration fonctionne beaucoup plus qu’on ne le dit : 70 % d’immigrés s’intègrent bien chez nous. C’est une minorité qui pose problème ! Mais une minorité agissante.

Fe : Est-ce que le religieux peut prendre ici un rôle social laissé vacant par le politique ?

M. G. : L’absence d’identité conduit une partie très significative des immigrants des deuxièmes et troisièmes générations vers une religion englobante. C’est un islam identitaire, qui peut être parfaitement pacifique et pas du tout fondamentaliste. Il faut faire attention à ne pas confondre une religion communautaire et une religion fondamentaliste. Les identités et les communautés peuvent être des vecteurs d’intégration, contrairement au fondamentalisme, qui veut faire la loi pour tout le monde et qui conduit à la théocratie. Ce fondamentalisme me semble d’ailleurs minoritaire en France. Mais, tout en étant audible pour une minorité agissante, qui y trouve des réponses claires face à un discours politique flou et peu lisible. Je crois en fait que les religions n’ont plus dans le monde où nous sommes les ressources pour répondre à l’ambition d’organiser concrètement les sociétés. Pas seulement face à la science, mais face à la démocratie. La démocratie est en crise, mais cela ne l’empêche pas d’avoir une très grande force de rayonnement dans ses principes. La démocratie gagnera.

Fe : On dit aussi que l’école a échoué dans sa mission d’instruction, de promotion et donc d’intégration. Quelle est votre sentiment ?

M. G. : Dans nos démocraties, nous avons perdu le sens des bonnes démarches qui permettent d’avancer. Ne simplifions pas. Des réformes et des réformateurs, nous n’en manquons pas ! Mais actuellement, il n’y a pas de consensus sur les objectifs et les moyens, ni de bonne évaluation des résultats des réformes engagés. C’est une vraie boîte noire ! Par exemple, on constate que des enfants ne savent pas lire, mais on ne sait pas quelles mesures prendre et quel diag-nostic poser. Le collège est mis en cause, mais les problèmes apparaissent dès le primaire. Officiellement, celui-ci marche bien, mais en en réalité, je pense qu’il faut le remettre à plat. Comment voulez-vous que le collège apprenne à lire et à compter à des élèves qui ne maîtrisent pas la lecture ou le calcul après 5-6 ans de scolarité primaire ? Je crois aussi que les difficultés tiennent beaucoup à la multiplication des missions de l’école, à qui l’on demande trop de choses.

Fe : Aujourd’hui comment définiriez-vous notre “pacte républicain” ?

M. G. : La France est un pays enraciné dans une histoire, belle, longue, tragique, mais qui pèse très lourd dans les esprits d’aujourd’hui. Toute l’intelligence et la noblesse de la politique, c’est d’opérer les adaptations, les changements nécessaires, en tenant compte de cette histoire, mais en l’actualisant. C’est ce que les Français ne savent pas faire et leurs hommes politiques, encore moins que tous les autres. D’abord, parce que nous vivons dans des sociétés schizophrènes, qui oublient leur histoire et ne veulent plus être déterminées par leur passé. Ensuite, les hommes politiques n’arrivent pas à relier passé, présent et futur, parce qu’ils ne pensent que modèles économiques ! Une sorte de dictature du modèle de pensée technocratico-économique règne, qui leur interdit de comprendre qui sont leurs concitoyens et ce qu’ils pensent. Enfin, c’est vrai que la France a aujourd’hui un problème particulier avec le monde tel qu’il va. Les Français étaient comme des poissons dans l’eau au moment de la reconstruction politique et sociale de l’après-guerre. Dans le contexte actuel de la mondialisation et d’un néolibé-ralisme d’inspiration largement américaine, ils n’ont plus de repères. Et pour que les peuples acceptent de changer, de donner un visage actuel à cette idée de république démocratique, ils ont besoin de comprendre où leurs dirigeants politiques les emmènent. L’Angleterre y parvient mieux. Elle a su donner un visage moderne à un modèle très traditionnel. Nous sommes nous, français, les mauvais élèves de la classe Europe !