Le moment démocratique

Marcel Gauchet prolonge sa réflexion politique. Dans son nouveau livre, il analyse moins la démocratie comme principe de gouvernement que comme une forme de construction de soi de l’humanité. L’importance de l’entreprise qu’annoncent les deux premiers volumes de L’Avènement de la démocratie tient au fait qu’avec eux s’ouvre une nouvelle époque de la réflexion politique. Le changement était patent depuis Le Désenchantement du monde (1985) et les analyses qui lui ont succédé. En analysant la démocratie moins comme un régime que comme l’une des formes de construction de soi de l’humanité, Marcel Gauchet propose non seulement une définition nouvelle de la liberté des Modernes mais hisse la philosophie politique au niveau d’une anthropologie historique. Il s’agit en effet pour l’auteur d’inscrire la description de la dynamique démocratique plus seulement dans l’enchaînement des évènements historiques ou des idées qui les déterminent mais d’en mettre au jour la structure ontologique. Ainsi les manifestations du processus d’autonomisation que sont, à travers la politique, l’Etat et la nation, le droit (l’avènement des droits de l’homme) ou la relation au temps et à la représentation de soi (l’histoire) revêtent-ils un statut particulier, à la manière des invariants ontologiques autrefois convoqués par l’historien allemand Reinhardt Koselleck. Replacés dans leur dynamique temporelle, ces trois expressions de l’autonomie expliquent chacune à leur tour et concomitamment les formules de la démocratie, ses crises ou ses accomplissements.

C’est l’émergence de ces trois dimensions, connue sous le nom de modernité, que décrit La Révolution moderne, premier volume de l’entreprise, consacré à la révolution qui s’étend de 1500 au début du XXe siècle. Portant sur la période charnière 1880-1914, le second volume constitue cette démocratie des Modernes en « régime mixte » dans lequel s’entrechoquent, et parfois s’affrontent Etat-nation, droit et histoire. Si crise de la démocratie il y a, celle-ci doit donc s’analyser comme une « crise de croissance », due à la concurrence née de la coexistence de ces trois dimensions et de leur dynamique respective. Ce sont ces tensions qui conditionnent les bouleversements du siècle.

A quoi tient alors la singularité du moment présent ? Au fait que la reconquête du pouvoir ne s’impose plus à nous comme un objectif et qu’une fois la figure du collectif évanouie, seuls demeurent le sentiment de dépossession de l’individu et la frustration qui en résulte. La thématique des droits de l’homme illustre parfaitement la manière dont la remise en question de la démocratie s’inscrit au cœur même de son essence. En substituant la souveraineté de l’individu à celle du peuple, elle se conçoit désormais comme « minimale », le gouvernement de tous se réduisant à n’être que l’extension de la liberté de chacun. A cela s’ajoute un autre mode d’autodestruction, plus insidieux mais non moins efficace, celui à travers lequel la démocratie, sacrifiant toute revendication particulariste à un universel principiel et se dissociant de son cadre de fondation originel, l’Etat-nation, sape elle-même ses bases géographiques et historiques. Enfin, paradoxe suprême, elle se fait antipolitique par conformisme intellectuel, rejetant toute forme de pouvoir alors même qu’elle faisait reposer la souveraineté sur l’exercice public de la puissance.

L’une des nouveautés de l’analyse tient à la place accordée à la pensée de l’Histoire. C’est l’Histoire qui, en instituant la société comme détentrice de la dynamique collective et concurrente directe de l’Etat, opère l’un des renversements majeurs de notre histoire politique. C’est elle encore qui, effaçant toute dimension d’avenir, en balayant aussi les perspectives eschatologiques offertes par les révolutions passées que la protection d’un avenir collectif, traduit l’importance de la crise actuelle. Or c’est dans l’historicité, et elle seule, que Marcel Gauchet place l’espoir de voir se constituer un collectif capable d’animer le vivre ensemble. Cette idée de la démocratie comme processus toujours en devenir rend donc, on le voit, le travail d’élucidation auquel se livrent aujourd’hui historiens et philosophes d’autant plus ardu mais essentiel.

Perrine Simon-Nahum, Le Magazine littéraire, décembre 2007