L’art, substitut du sacré

Cité Musiques. La revue de la Cité de la Musique n°55, sept-oct 2007.

Le sacré et le profane, tout au long de l’histoire, n’ont cessé de se contaminer, de composer l’un avec l’autre. Rencontre avec le philosophe Marcel Gauchet autour de la place de l’art dans notre société moderne. Cité Musiques : Comment, aujourd’hui, appréhender le sacré ?

Marcel Gauchet : Cette notion de sacré est une notion à problème. Pour certains, il est la clé de tout, le sacré équivalant au religieux. Cela a des conséquences très importantes pour l’interprétation du monde contemporain puisque la religion au sens strict, avec son système de dogme, de culte, de rite, peut disparaître, et le sacré demeurer. Je fais partie d’une autre école qui tend à donner une définition très précise et très circonscrite du sacré.

Parler de sacré, à mes yeux, implique la présence de l’au-delà dans l’ici-bas. La présence, c’est la matérialisation, la concrétisation. Un lieu peut être sacré alors qu’il est habité par des puissances invisibles, peu importe la manière dont on conçoit ces puissances surnaturelles diverses. Un homme peut être sacré. De manière remarquable dans le monde moderne, l’incarnation du sacré a disparu. C’est très significatif : jusqu’à une date très récente, l’empereur du Japon était tenu pour sacré, au sens strict du terme. C’était un homme habité par la divinité, par le rattachement à l’au-delà.

Un objet peut être sacré, c’est le cas de l’eucharistie pour les catholiques puisqu’il y a objet physique parfaitement circonscrit qui est investi de la réincarnation du Christ. On est dans le sacré quand on a une attestation tangible de ce qui, normalement, relève d’un ordre indicible, extérieur à la sphère humaine et profane. Le sacré, c’est un lieu de rencontre entre le surnaturel et le naturel.

Vous voyez, par rapport à cette définition stricte, comment le terme de « sacré » tend à être employé de manière métaphorique, dans notre monde désacralisé.

Comment définissez-vous le spirituel par rapport au religieux ?

Le spirituel, c’est le religieux quand on n’a plus de nom pour le qualifier ! Une fois qu’on n’est plus capable de donner un contenu déterminé à l’au-delà, au surnaturel, à l’invisible, comment l’appeler ? Beaucoup fuient en entendant le mot « spirituel », mais cela ne veut pas dire que le souci du spirituel ne les habite pas. Le refus de lui donner un contenu explicite n’empêche pas la recherche de cette dimension qui, pour nous aujourd’hui, passe par l’imaginaire.

Où se situent l’artiste et l’œuvre d’art au sein de cette philosophie ?

L’œuvre d’art a une vocation particulière à fonctionner comme un analogue ou un substitut des objets sacrés, qui sont au départ des objets religieux. Son statut est de sortir de l’ordinaire. Elle n’appartient pas à l’ordre des artefacts techniques communs, elle est extraordinaire au sens strict. Il y a eu beaucoup d’art sacré – l’attestation du divin, dans les lieux de culte – mais, au-delà de l’art sacré, il y a une connexion particulière de l’art – en tant que catégorie d’objets à part – qui lui donne une proximité naturelle, une vocation à accueillir le sacré. Cela explique beaucoup de choses de l’art dans nos sociétés post-sacrées : à mes yeux, il n’y a plus de sacralité, de sacré au sens exact dans le monde où nous sommes, y compris pour les croyants. Je parle bien sûr de l’Europe, on pourrait discuter des autres aires culturelles, mais en Europe je ne vois plus rien qui mérite la définition de sacré au sens strict. Sans doute les églises appellent-elles un respect particulier, davantage d’ailleurs au titre de pluralisme des opinions qu’au titre de la conviction. J’ai des doutes sur le fait que les catholiques croient encore à l’incarnation du Christ dans l’eucharistie mais c’est un vaste débat, voire un sujet de controverse !

D’une manière générale, nous avons connu un mouvement de désacralisation. Les protestants ne croient plus que la Bible, la parole de Dieu, soit sacrée. En revanche, dans le cadre de l’islam, on peut tout à fait discuter du fait que le Coran représente encore un objet sacré, habité par la présence de Dieu. Mais ce monde désacralisé n’en donne que plus de relief et de force aux objets extraordinaires de l’art, et plus précisément à l’art, substitut du sacré. Dans le monde désacralisé, il n’y a que l’art qui puisse fournir un analogue ou un équivalent du sacré.

Comment le statut de l’artiste s’est-il modifié au cours de l’histoire ?

L’artiste n’est au départ qu’un artisan, mais un artisan que la reconnaissance de l’autonomie de ses produits, en fonction de la sortie de la religion, va élever au rang d’une sorte de prêtre, de médiateur, de prophète, de truchement. C’est par son intermédiaire que s’incarne une sorte de puissance formatrice, créatrice, d’objets différents des objets ordinaires. Cela définit l’âge classique de l’artiste.

L’artiste démiurge relève de l’idée même d’art. L’art est pensé comme une catégorie particulière, depuis son émergence en Italie à partir du XIIIe siècle et ce, jusqu’au romantisme. L’artiste est un créateur. Il a cette capacité d’amener, à l’image de Dieu, de nouveaux objets à la vie. En cela, l’art est pris dans une catégorie plus générale qui renvoie aux produits de l’artifice humain. L’art est d’une certaine manière le prototype de l’artifice humain qui justifie le parallèle de l’homme avec Dieu. Il fait surgir les choses du néant. La différence entre l’artiste et l’artisan, c’est que l’un crée authentiquement, alors que l’autre ne fait que transmettre ou transformer. L’artiste, lui, fait passer une conception intellectuelle dans un objet matériel.

L’histoire de l’art est commandée par une concurrence entre les différentes formes de l’artifice humain. Le monde de l’industrie, en démultipliant la présence d’artifices humains de plus en plus sophistiqués, relativise la portée de la création artistique. L’artiste était pour ainsi dire la figure de proue, d’avant-garde, il se réduit à n’être plus qu’un créateur parmi d’autres. La modernité qui, sur certains plans, valorise extraordinairement l’art, le dévalue sur le plan de sa signification anthropologique. Mais l’œuvre d’art demeure néanmoins quelque chose de très différent des autres formes de l’artifice humain, étant investie d’un pur contenu idéal, d’où cette connivence avec le sacré.

La musique est-elle l’art du sacré ?

Deux arts ont une connexion particulière avec le sacré : la musique et l’architecture. Cette dernière renferme un sacré hypothétique de par sa fonction d’habitation. La musique est son, elle est délivrée du contenu intelligible, c’est un art pur de l’évocation, comme d’ailleurs l’architecture. Qu’y a-t-il derrière le bâtiment ? On n’en sait rien. La peinture ne peut pas être dans l’évocation pure qui est le registre de la musique.

Ce qui compte dans les cantates de Bach, c’est la musique et non le texte. Le miracle de cette musique religieuse, c’est qu’on peut être le plus athée, le plus agnostique, le plus indifférent à toute dimension religieuse consciente, et pourtant le sens religieux de ces œuvres parle à n’importe qui aujourd’hui encore.

Vous valorisez l’art comme substitut du sacré mais l’art est-il possible dans un monde désenchanté ?

Le désenchantement désigne l’absence de religieux, or quelque chose résiste. Ce quelque chose est exemplairement évoqué par l’art. L’histoire de l’art occidental témoigne d’un phénomène déterminant qui explique la crise actuelle de l’idée d’art. Sur une très longue durée, l’art se développe à l’intérieur de la religion, il s’autonomise tout en entretenant une énorme connivence avec sa source religieuse – regardez la part gigantesque d’œuvres religieuses dans le répertoire musical ; des compositeurs qui n’avaient rien de dévot ont voulu écrire de la musique religieuse-, il emprunte énormément de l’image de ses pouvoirs, il fournit une sorte de succédané profane au religieux.

Dès lors que l’on raisonne dans cette perspective, on comprend que l’art va profondément souffrir de la déperdition d’emprise du religieux. Au fur et à mesure que le religieux recule, on peut dire que la magie, le prestige, le charme – vous aurez noté que tous ces termes sont d’origine religieuse – des arts s’estompent.

Si l’on essayait de donner une définition brève de la crise de l’art aujourd’hui, je crois que la meilleure consisterait à dire que l’art ne peut plus emprunter au religieux et qu’il doit inventer par lui-même les moyens de ce commerce avec l’invisible, uniquement à partir de son propre fonds, ce qui est évidemment une tâche redoutable. L’éclipse du religieux rend la tâche de l’art beaucoup plus difficile mais en même temps le rend encore plus irremplaçable.

Pour beaucoup de gens aujourd’hui, la vie dans l’art est un moyen de vivre religieusement sans se l’avouer. On trouve dans le monde de l’art une dévotion, une implication spirituelle profonde sans que les acteurs en soient forcément conscients.

L’art est-il menacé par le politique ?

Si, dans notre monde, une chose en particulier est désacralisée, c’est le politique. Ce n’était pas le cas durant le premier XXe siècle, quand la politique est devenue est une religion chargée du salut terrestre. L’art s’est retrouvé fatalement embrigadé dans l’entreprise. Les pouvoirs totalitaires voulaient remettre, comme les églises, toutes les ressources de l’art à leur disposition et ils en ont fait grand usage. Il y a les caricatures de l’art socialiste, de l’art « aryen », etc., mais il y a aussi une religion de l’art convergeant avec les pouvoirs politiques. La scénographie de ces pouvoirs était quasi liturgique : ces grands discours, ces rassemblements, ces célébrations ont tous les dehors d’un culte. Un meeting politique chez nous ressemble à tout sauf à une messe. Du coup, la politique n’a plus besoin de l’art. Il n’y a pas à craindre à court terme l’embrigadement de l’art.

La problématique profane/sacré, dans son lien avec l’art, peut-elle être déclinée sous l’angle individu/collectif et public/privé ?

L’individu/collectif, cela va de soi puisque par définition le sacré n’est pas individuel. Le sacré est par essence collectif, il est reconnu comme socialement partagé, c’est sa définition. Il est public au sens le plus fort du terme, il s’adresse à tous. L’art est de ce côté. Il y a un art privé (des musiciens qui jouent pour leur plaisir, des poètes amateurs…), mais même ceux-là aspireraient à être des créateurs publics. L’art n’a de sens que public et partagé.

L’artiste ne reste-il pas un personnage sacré ?

Je ne crois pas. L’artiste est devenu une vedette. La célébrité est une nouvelle catégorie sociale, peu analysée. En quoi l’artiste est-il différent d’un acteur, d’un footballeur, d’une figure humanitaire, etc., dont la capacité créatrice n’est pas le trait fondamental ? Il est déspécifié.

Mais lorsqu’il meurt ?

Il devient un ancêtre, ce qui est en effet une catégorie éminente du sacré/profane. Il fait partie de la catégorie des hommes qui ont créé les repères au milieu desquels nous vivons. C’est la fonction du culte des grands hommes, où l’histoire de l’art joue un rôle important.

Mais s’agissant des vivants, force est de constater la disparition dans notre culture de toutes les notions qui évoquaient cette capacité thaumaturgique ou chamanique de l’artiste. Le génie, l’inspiration, cela ne veut plus rien dire et d’ailleurs, les artistes ne le revendiquent plus eux-mêmes. De quel artiste dirait-on, après Rimbaud, qu’il est un voyant ? Mondrian avec sa théorie voudrait en être un, mais personne ne considère sa peinture sous l’angle de ce que lui croyait y mettre. Le désenchantement de l’art s’opère justement au tournant des XIXe et XXe siècles, entre Rimbaud et Mondrian. Après cette date, l’art n’est plus vraiment interprétable dans un sens religieux. L’artiste cesse d’être un prophète, un voyant, un visionnaire. On n’emploie plus ces images que comme métaphore.

L’art contemporain a-t-il donc perdu son aura ?

Notre culture est fondamentalement dépressive, c’est une culture du patrimoine, du musée. Secrètement, nous sommes hantés par l’idée que nous ne sommes pas capables de faire aussi bien que dans le passé. Ayons conscience de la difficulté à laquelle l’artiste est confronté. Il est d’emblée en concurrence avec la totalité du répertoire passé.

Et par ailleurs, l’art est mis en demeure de réinventer ses moyens en dehors de cette connivence avec la religion qui l’avait porté séculairement. La tâche est démesurée, mais rien ne permet de dire qu’elle est impossible. Ne soyons pas défaitistes ! Nous nous trouvons à un énorme tournant. Nous pouvons l’interpréter sous l’angle de la décadence : ce qui valait ne marche plus. En même temps, c’est une extraordinaire ouverture. Un nouvel art va naître, très différent de celui qu’on connaissait car obligé de trouver de nouveaux moyens de transfigurer l’expérience quotidienne, de nous arracher au monde des objets familiers, mais cela sans le support de la croyance en l’au-delà, même très affaiblie.

Propos recueillis par Pascal Huynh et Olivier le Guay