Hannah Arendt : une figure inaugurale

Le Magazine littéraire, n°445, septembre 2005.

Hannah Arendt est l’un des rares penseurs à avoir donné une dignité philosophique aux questions de la sphère privée, telles que le travail ou l’action. Son œuvre est un passage obligé pour comprendre notre monde.

Dans son livre d’entretiens paru en 2003, La Condition historique, Marcel Gauchet affirmait : « je suis pessimiste à court terme et optimiste à long terme ». Cette formule résume sa position spécifique dans le débat intellectuel. Qu’il écrive sur Benjamin Constant, réfléchisse à la place de la religion dans la constitution des sociétés ( Le Désenchantement du monde), ou s’interroge sur la démocratie ( La Démocratie contre elle-même), Marcel Gauchet n’a cessé de questionner la genèse de notre modernité. Bien qu’issu d’une tradition philosophique résolument différente, voire même aux antipodes de celle dans laquelle s’inscrivait Hannah Arendt, les intérêts scientifiques de Marcel Gauchet croisent de nombreux thèmes arendtiens. Il n’est donc pas absurde de mettre leurs deux œuvres en résonance. Pour l’idée qu’ils se font du rôle de l’intellectuel et des formes de son intervention dans la Cité, notamment à travers les revues, dont Marcel Gauchet, de Textures au Débat, se révèle, comme Hannah Arendt, un infatigable contributeur. Pour le rôle épistémologique que tous deux attribuent à l’histoire dans la formation des concepts et l’usage qu’ils font d’une histoire réflexive où les œuvres occupent une place centrale. Pour une communauté de problématique, enfin. Si l’homme que Hannah Arendt appelle de ses vœux n’a qu’une lointaine ressemblance avec le sujet que Marcel Gauchet place au centre de l’invention de nos sociétés démocratiques, il prolonge et actualise les interrogations d’Arendt dans ses analyses des paradoxes de la société individualiste, sa critique d’une politique des droits de l’homme, ses interrogations sur l’art de gouverner ou sur la perte d’un sens commun. Comme Hannah Arendt enfin, l’ambition ultime de Marcel Gauchet se définit en ce « nouvel âge de la personnalité » qui est le nôtre par une volonté de fonder une anthropologie de l’homme moderne.

Le Magazine littéraire: On a pendant un temps lu l’œuvre de Hannah Arendt, notamment en France, dans le prolongement de celle de Heidegger, même si depuis un certain nombre d’années on la lit davantage pour elle-même. Qu’en pensez-vous ? Hannah Arendt avait coutume de se présenter non en philosophe mais comme une théoricienne du champ politique. Ces travaux conservent-ils une actualité du point de vue des problèmes de la Cité que rencontrent nos sociétés ?

Marcel Gauchet : Je crois tout simplement qu’on a mis du temps à prendre la mesure de la cohérence d’une pensée qui ne se présente pas comme l’exposé d’un système philosophique par rapport à d’autres philosophies, ou de l’histoire de la philosophie, à l’instar de son maître Heidegger. L’œuvre d’Arendt consiste en une série d’investigations où l’exploration de l’objet – qu’il s’agisse du procès Eichmann, du totalitarisme, ou de l’idée de révolution – l’emporte toujours sur l’affirmation d’une position philosophique. De telle sorte d’ailleurs que l’identification de cette dernière ne livre pas beaucoup de lumière sur le contenu des analyses. Qu’apprend-on d’Arendt lorsqu’on dit qu’elle est « phénoménologue » ou qu’elle relève du heideggerianisme ? Pas grand-chose, même si c’est bon à savoir. C’est ce style intellectuel qui fait la difficulté de « la lecture de son œuvre pour elle-même », comme vous dites. Il est en même temps, à mes yeux, ce qui en fait la force inspiratrice. Il est celui des grands auteurs de la pensée de la politique. Quand je lis Machiavel, Montesquieu ou Tocqueville, je ne me demande pas d’abord quelle est leur identité philosophique. Je crois que la façon dont Hannah Arendt pense la Cité – dans vos termes – est sortie de l’actualité. Nous sommes passés dans une autre époque, où ses analyses n’ont plus de pertinence directe. Mais la manière dont elle a affronté son époque, la démarche qu’elle a su mettre en œuvre dans un monde qui semblait devoir l’exclure, restent un exemple, mieux, un passage obligé pour apprendre à nous confronter à notre époque dans sa nouveauté.

Voulez-vous dire que les analyses de Hannah Arendt sont dépassées ?

M.G.: Je ne dirais pas, surtout pas, que les analyses de Hannah Arendt sont « dépassées ». Elles sont marquées par une époque qui me semble révolue, ce qui ne les empêche pas de nous parler, mais à distance. Il y a deux sortes d’auteurs : ceux qui font partie de notre actualité, qui nous renvoient un miroir de notre situation, et qui nous sont utiles comme repères, à ce titre, et puis ceux qui restent des sources d’inspiration permanente, quelle qui soit la situation – les « classiques », en somme. Avant de devenir classique, tout auteur commence par être actuel, à petite ou à grande échelle. La plupart perdent tout en perdant leur actualité, et disparaissent : ils n’ont plus rien à nous dire. Quelques-uns survivent, et continuent de nous instruire, depuis leur inactualité. C’est le cas d’Arendt, aujourd’hui, à mes yeux. Sa réflexion a été d’une actualité brûlante. Ce n’est plus vrai. Le problème du totalitarisme n’est plus là pour nous tenailler au quotidien. Mais il reste le problème de fond du politique que le totalitarisme a mis à nu. Il est fait pour demeurer à jamais et personne ne l’a saisi plus en profondeur qu’Arendt. Son idée de la démocratie est conditionnée, de la même manière, par cette terrible période de la crise du libéralisme d’après 1918. il y a eu, on l’a complètement oublié, un court moment d’euphorie démocratique au lendemain de 1918. La guerre avait eu raison des empires et de leur militarisme. La démocratie allait pouvoir s’installer en Europe. Et puis il a fallu vite déchanter, même sans parler de la tournure prise par la révolution bolchevique. Les dictatures se sont mises à fleurir – Mussolini, en Italie, dès la fin 1922. Le rejet des régimes parlementaires bourgeois, qui n’avait cessé de monter avant 1914, a pris un tour aigu avec les difficultés économiques et sociales de l’après-guerre. Le krach de 1929 est arrivé comme un coup de grâce dans cette ambiance où le libéralisme paraissait condamné par les régimes révolutionnaires et autoritaires de droite et de gauche.

Je crois qu’il n’est plus possible d’être « grec » de la façon dont l’était Hannah Arendt. Mais pour penser la démocratie d’aujourd’hui dans sa distance constitutive à la cité classique, quoi de plus suggestif. Pour prendre un autre terrain où Arendt est constamment invoquée, celui de l’école, sa vision de l’autorité, de la tradition, de la transmission, ne peut mener qu’à des impasses si on la prend à la lettre. En revanche, mesurer le chemin parcouru et les tâches inédites qui en découlent à la lumière d’une pensée de cette vigueur est d’un secours irremplaçable. Arendt est passée dans cet ailleurs d’où nous parlent les œuvres véritables.

Peut-on faire la même analyse pour une œuvre plus philosophique comme Condition de l’homme moderne et la lire indépendamment de la critique de la modernité que l’on trouve chez Heidegger ? Quelle interprétation donner alors à l’usage des catégories comme le travail ou l’œuvre qui ne les enferme pas dans un strict rapport aux Anciens et évite de les renvoyer à une pensée conservatrice ?

M.G.: Les analyses de The Human Condition peuvent être éclairées par une ontologie fondamentale. Elles n’en dépendent pas. Cet éclaircissement n’est pas indispensable à leur intelligence. Ce qu’Arendt a de plus précieux est de nous aider à évoluer dans un univers de réalités nouvelles – le travail, l’histoire, la compétition politique démocratique – en des termes philosophiques qui ne peuvent plus être ceux de la tradition. De ce point de vue, elle est l’anti-Strauss. Pour Strauss, tout ce qu‘on peut avoir à comprendre d’essentiel, y compris dans la politique et dans la vie sociale modernes, se trouve dans les grands textes philosophiques de la tradition. Pour Arendt, les réalités nouvelles au milieu desquelles nous évoluons exigent une élucidation philosophique indépendante. Exemple type : l’action. Bien entendu, Arendt dépend ici de Heidegger et de son ontologie fondamentale, de l’éclaircissement de la question de l’être au-delà du principe de raison. Il y a dans l’action, dans l’événement, une éclosion, un surgissement irréductible à la détermination causale par le déjà-là. En même temps, elle saisit une expérience de l’action, et de l’imprévisibilité féconde qu’elle fait naître, capitale à comprendre, même si on ne connaît pas Heidegger. Dans l’univers techniciste qui est le nôtre, ce n’est pas du luxe que d’apprendre à penser cette dimension constituante, qui est loin de se réduire, d’ailleurs, au domaine politique.

Si la question du totalitarisme semble pour une part derrière nous, celle du sens à donner au politique est plus que jamais actuelle. Le pouvoir est- il encore aujourd’hui au centre de la définition du politique ?

M.G.: Le problème de fond du politique, c’est celui de sa nature, c’est-à-dire en fait du degré auquel il porte et contraint à la fois l’existence des sociétés humaines. Le totalitarisme, c’est un retour violent du politique, après l’illusion libérale de la possibilité de le réduire au moins possible. Le XXe siècle nous a révélé le politique à un degré de profondeur où nous ne l’avions jamais vu. Entre l’illusion libérale de son dépérissement et la pathologie totalitaire, comment lui faire sa juste place tout en le cantonnant à sa place ? Voilà notre question. Le reste, la représentation, l’exercice du pouvoir, ce sont des problèmes subordonnés ou dérivés. Il faut que le politique soit à sa place pour qu’on puisse faire de la politique dans de bonnes conditions.

Quels sont les motifs de la pensée de Hannah Arendt qui vous paraissent encore féconds, de la même façon que l’on peut dire que Machiavel ou Tocqueville inspirent encore notre vision du politique ?

M.G.: L’autorité, la tradition, la transmission, ces choses qui sont la chair de la démocratie et la clé de son avenir – mais aussi bien le travail, l’œuvre, l’action, toutes ces dimensions qui forment la trame de nos vies d’individus, de nos existences privées et vis-à-vis desquelles nous avons un besoin de réflexion que les morales, les religions, les philosophies héritées ne suffisent pas à combler. La grandeur de Hannah Arendt est d’avoir donné leur dignité philosophique à ces problèmes, au même titre que le problème de la conquête et de l’exercice du pouvoir ou que le problème de la séparation des pouvoirs et de leur limitation. Il n’y a pas que la chose publique dans la vie ! C’est dans la sphère civile que nous évoluons désormais, à un degré inconnu de nos ancêtres, et dans des systèmes de coordonnées où tout est à repenser, y compris la politique sous le signe du privé. Du point de vue de cette nouvelle époque, Arendt me semble être une figure inaugurale, en dépit du privilège qu’elle continue d’accorder au public. Une figure inaugurale comme Machiavel a pu l’être pour l’âge des Etats, ou Montesquieu pour l’âge du gouvernement représentatif.

Le mensonge a-t-il partie liée avec le seul totalitarisme ?

M.G.: Le mensonge n’est pas réservé aux totalitarismes. Ils lui donnent seulement une forme terroriste. Mais il fonctionne très bien dans les démocraties, de manière douce. Une théorie réaliste de la démocratie qui ne parle pas de ses liens congénitaux avec la démagogie n’a pas grand-chose à nous apprendre. Il faut comprendre ce que le mensonge a d’inévitable, de fonctionnel, en un certain sens, en démocratie. A un niveau très simple : il faut diviser pour élire, mais une fois le gouvernement élu, il doit faire une politique unifiante. Dans une certaine mesure, aucun gouvernement démocratique ne peut vraiment dire ce qu’il fait. Le citoyens le savent, d’ailleurs, et ne lui en veulent pas outre mesure.

Peut-on encore distinguer entre violence d’un côté et pouvoir de l’autre, comme le fait Arendt dans son analyse de l’insurrection de Budapest ou du printemps de Prague ? doit-on faire droit à la critique que formule Habermas lorsqu’il se réfère à la notion d’opinion ?

M.G.: On ne peut pas se satisfaire du cliché selon lequel la démocratie substitue le discours à la violence. Car la violence est présente dans la démocratie sur un mode sublimé. C’est bien pourquoi beaucoup de citoyens ont horreur de la politique dont ils perçoivent l’aspect violent. Elle est à la base d’oppositions irréductibles dont le caractère discursif n’empêche pas l’irréductibilité dans la mise en cause mutuelle des adversaires. Ce que laisse échapper une lecture de la politique sous le signe de la raison communicationnelle. Que fait-elle de ceux qui rejettent son cadre et avec lesquels il faut pourtant bien parler, et, plus difficile encore, décider ?

Propos recueillis par Perrine Simon-Nahum