Elections présidentielles: l'originalité des Français

France Inter, Parenthèses, 07/04/2007

Gauchet: Election présidentielle. L'originalité des Français

Laurence Luret : J-15 jours avant le premier tour de l'élection présidentielle pour laquelle, cette fois-ci, les Français semblent se passionner. Les attentes sont très fortes, mais que peut le politique face à une vision libérale mondialisée? C'est à cette question que va tenter de répondre le philosophe Marcel Gauchet.

On va essayer ensemble de voir comment le philosophe peut redonner du sens à la politique. Les attentes, les hésitations des Français par rapport à cette élection présidentielle sont, dîtes-vous, le fait de leur originalité : ils n’arrivent pas à se résigner à la grande vague libérale actuelle. Pourquoi ?

Marcel Gauchet : De part leur Histoire, de part l’héritage du passé qui les a façonné. Le mouvement du monde depuis deux ou trois décennies prend profondément à contre pied le modèle historique implicite dans lequel les Français ont construit leur identité politique et sociale. Tout cet ensemble de repères est bousculé par un autre univers de repères intellectuels et pratiques qui arrivent d’un modèle beaucoup plus anglo-saxon qui privilégie le contrat par rapport à la loi et à l’Etat, qui met l’accent sur l’intérêt individuel par opposition à la recherche de l’intérêt général (qui est la grande passion des Français), etc.. On peut détaillé à l’infini ces modèles mais je crois que c’est cela la situation particulière de la France. On le voit bien, nos entreprises sont extrêmement insérées dans la mondialisation mais sur un autre plan, culturellement, les Français sont à la fois pessimistes sur l’avenir, beaucoup plus que les autres, ils ont beaucoup plus peur de la mondialisation que les autres pays européens et ils se sentent profondément atteints dans leur identité sans très bien savoir nommer ce qui est en cause.

L.L. : Mais en quoi cette campagne témoigne-t-elle de notre attachement à cette idée, selon vous, que le politique a la capacité de modeler le monde ?

M.G. : D’abord, l’intérêt même pour la campagne est très significatif. Les Français sont probablement le peuple, européen en tout cas pour ne pas aller chercher trop loin nos comparaisons, qui croit le plus à la politique, qui continue de croire envers et contre tout en la politique, donc qui manifeste évidemment une immense déception quand la politique ne fonctionne pas. Exemple : l’extrême méfiance à l’égard et de la Droite et de la Gauche dont témoignent tout les sondages.

L.L. : Mais est-ce que cette croyance française en la capacité du politique n’est qu’une illusion ?

M.G. : Non. Elle ne l’est pas dans le principe. Le problème est que la politique telle qu’elle fonctionne actuellement est très peu en prise à la fois sur les attentes des Français et sur la situation économique qui tend à prévaloir. D’où ce grand malaise politique et ce climat de révolte, de méfiance qui travaille le pays.

L.L. : En quoi les sociétés libérales veulent-elles tout ramener à la politique en opposition au politique ?

M.G. : Pour la vision libérale, il y a à la base les individus et la politique n’est jamais que le prolongement des intérêts des individus. Donc ce qui prime ç’est le compromis, la transaction entre ces différents intérêts individuels. La politique ç’est l’expression des individus. Le politique ç’est quelque chose de beaucoup plus ambitieux puisqu’il cherche à se placer du point de vue de l’ensemble collectif et de définir la société juste comme ensemble. Donc, bien sûr à partir des libertés des individus mais néanmoins en cherchant ce qui est avant tout commun à ces individus. Ce n’est pas du tout en fait la même démarche même si le langage est souvent commun et que cette distinction dans la pratique est très embrouillée. Néanmoins le partage est très profond.

L.L. : Cela veux dire que, de votre point de vue, la position libérale se trompe en pensant qu’elle peux se passer du politique?

M.G. : La position libérale, philosophiquement, me semble en effet méconnaitre la puissance de la dimension collective en plaçant une foi excessive dans la capacité des individus de définir leur monde commun.

L.L. : Comment à long terme Gauche et Droite peuvent-elles se redéfinir face à une vision libérale mondialisée ? Est-ce que ce n’est pas cela le défi aujourd’hui ?

M.G. : Bien sûr. C’est le défi puisque ce porte-à-faux français dont je parlais vis-à-vis de l’environnement socio-économique dans lequel nous sommes contraints d’évoluer se traduit par un côté par de très fortes crispations sur le passé. C’est je crois cette situation qui explique largement le poids des extrêmes dans la politique française. L’extrême droite ce sont les gens qui ne résignent pas à ce que l’Etat ne soit plus dans la capacité de faire régner l’ordre, la sécurité, le contrôle des frontières et tout ce qu’on veux. Les gens d’extrême gauche, ce sont des gens qui ne résignent pas à ce que l’Etat ne maitrise pas la marche de l’économie. En même temps, rester enfermé dans cette nostalgie d’une époque où l’Etat avait les capacités qu’il n’a plus ne peux nous mener nulle part. Le grand problème des Français ç’est, je crois- ç’est ce que leur classe politique n’a pas su faire d’ailleurs jusqu’à présent- trouver une manière d’être conforme à leur tradition, à leur passé, à ce qu’ils sont profondément, en accord avec le monde tel qu’il est. Je crois que ç’est ce travail là qui va donner d’autres contenus à ce que veux dire être de droite, à ce que veux dire être de gauche dans la période qui vient. Il se fera de toute façon. Pour le moment, il a beaucoup de mal à se faire mais l’avenir est ouvert.

L.L.: Rendez-vous aux prochaines présidentielles alors. Merci Marcel Gauchet.